La situation intérieure n’est pas suffisante, semble-t-il, à expliquer la réaction plus qu’énergique des autorités. La politique extérieure a également présidé à la répression : se préparant de plus en plus à livrer la guerre aux côtés du tsar, les dirigeants de l’État français redoutaient, au fond, de voir leur bellicisme remis en cause. Les responsables de la CGT vont, à leur tour, et durement cette fois, faire les frais d’une politique visant à préserver un consensus autour du ministère de la Guerre.
18 dirigeants syndicaux en prison
Malgré le scandale du congrès de Chambéry, la CGT ne renonce pas au « Sou ». Quitte à embarrasser les instituteurs, Georges Yvetot réaffirme, au congrès confédéral du Havre, en septembre 1912, que le « Sou » n’est pas seulement une œuvre de solidarité, mais une institution efficace de propagande antimilitariste. Ses fonctions importantes dans l’appareil syndical donnent un poids certain à ses propos, d’autant que le congrès, à l’unanimité moins 2 voix, confirme une nouvelle fois la nécessité des caisses du « Sou du soldat ».
La loi Berry-Millerand, qui permet d’envoyer dans des régiments disciplinaires, sections d’exclus ou « Bat. d’Af. » ; les antimilitaristes, grévistes et autres manifestants, vient d’être votée. Le congrès invite alors les organisations confédérées à créer une caisse des insoumis pour venir en aide aux jeunes acculés à choisir l’exil plutôt que le bagne.
Contre la « loi d’infamie », contre la loi de « Trois ans » surtout, qui porte la durée du service militaire à 3 ans (elle avait été réduite d’un an en 1905), la CGT mène de grandes campagnes d’agitation, de concert, maintenant, avec le Parti socialiste.
S’affichant plus volontiers internationaliste et pacifiste, la SFIO a évolué ; la centrale syndicale aussi : on est loin du congrès d’Amiens (1906), qui approuvait et préconisait toute action de propagande antimilitariste et antipatriotique qui peut seule compromettre la situation des arrivés et des arrivistes de toutes classes et de toutes écoles politiques.
La direction de la CGT est désormais plus sensible aux thèses réformistes des socialistes modérés et la répression n’explique pas, à elle seule, la « prudence » des circulaires qui accompagne maintenant l’envoi du « Sou du soldat ».
Divisée, se heurtant à un patronat de plus en plus vigoureux, sans réels moyens financiers (rentrée des cotisations irrégulière, ni caisse de grève, ni caisse de chômage), la CGT est bel et bien en crise. Ses effectifs sont en régression, ses actions loin de donner les résultats escomptés. La journée de grève générale « contre la guerre », le 16 décembre 1912, n’est pas un franc succès. Et les préparatifs de guerre s’accélèrent.
Lorsqu’au printemps 1913 des soldats manifestent, dans plusieurs régiments, leur mécontentement de devoir subir un an de caserne supplémentaire, le gouvernement pense que l’occasion lui est favorable pour tenter de briser l’action antimilitariste des syndicats.
Bien sûr, le « Sou du soldat » est en point de mire. Les autorités frappent en deux temps. D’abord, le 26 mai 1913, une centaine de perquisitions ont lieu dans les milieux syndicaux. Et, le 1er juillet à l’aube, des responsables sont mis en état d’arrestation. 18 dirigeants de la CGT sont finalement poursuivis au titre du « Sou du soldat », sous l’inculpation d’incitation de militaires à la désobéissance
. Parmi eux, naturellement, celui qui avait coordonné inlassablement l’initiative : Georges Yvetot.
Les militants redoublent d’activité, ils poursuivent l’œuvre entreprise. Au grand dam des services de police qui continuent à surveiller syndicalistes et bénéficiaires du « Sou ». Tracts, affiches, meetings de masse : Yvetot et ses co-inculpés sont placés en liberté provisoire après cinq mois d’incarcération. Condamnés par défaut le 26 mars 1914, les leaders syndicaux voient leurs peines confirmées en mai : des amendes, mais aussi 6, 8 et 12 mois d’emprisonnement ; 167 mois de prison ont été distribués. Les syndicalistes interjettent appel, mais la guerre mondiale se déchaîne avant qu’un jugement définitif ne survienne...
De simples travailleurs sous l’uniforme ?
L’Union sacrée et ses terribles conséquences mirent un terme à cette pratique originale qu’aucune répression n’avait pu entraver. Oubliées désormais les lettres du type de celle que reçut, en octobre 1911, l’ancien charpentier Eugène Cointreau, soldat à Orléans : Il faut, si nos maîtres veulent nous faire partir en guerre, que nous obéissions, mais alors que nous sachions choisir nos ennemis, qui ne sont certes pas les ouvriers allemands, mais tous ceux qui vivent de notre sueur ; nos maîtres en un mot, de quelque pays qu’ils soient (...)
Oubliés, hélas, ces envois de 5 ou 10 F accompagnés d’appels à la fraternisation. Le poison nationaliste avait été plus fort.
Les déclarations virulentes avaient beau succéder aux proclamations solennelles, les appels à la désobéissance aux exhortations répétées, les travailleurs syndiqués ne s’étaient aucunement préparés à s’opposer efficacement au déclenchement guerrier. Au jour de la mobilisation, les autorités n’eurent nul besoin de faire intervenir les arrestations de « meneurs » dont les noms étaient consignés dans le « Carnet B ». A la menace de « grève générale insurrectionnelle » brandie dans les congrès fit place le désarroi. Le désarroi, l’impuissance et l’aveuglement.
Force est d’admettre, avec Georges Dumoulin : Notre propagande antimilitariste, plus tapageuse que réelle, nous a trompés. Les succès, les applaudissements des meetings nous ont aveuglés. Nous nous sommes trompés en nourrissant notre orgueil dans des congrès bruyants avec des motions boursouflées et pleines de suffisance.
[1]
Justification a posteriori ? Peut-être. Erreur d’appréciation ? Sûrement. L’analyse lucide des syndicalistes révolutionnaires s’accompagnait, sans doute possible, d’un radicalisme verbal certain, d’une impréparation totale à l’action concrète. Et face à la tourmente, les sociaux-démocrates et syndicalistes modérés d’outre-Rhin, autrement plus puissants et organisés, ne firent pas mieux.
De nul effet pour arrêter l’horrible hécatombe, le « Sou du soldat » a-t-il, au moins, été utile dans les conflits du travail ? Convenons, avec Jean-Jacques Becker que le syndicalisme avait incontestablement fabriqué des antimilitaristes ; il est beaucoup plus douteux qu’il ait produit de réels antipatriotes.
[2] Antimilitaristes bien plus qu’antipatriotes, soit. Le « Sou du soldat » a été pratiqué pendant quatorze ans par de très nombreux syndicats et les services de police l’ont assurément pris au sérieux. Les circulaires qui accompagnaient souvent les mandats ont touché beaucoup de soldats. Les ont-elles réellement convaincus ?
Dans leurs tracts, papillons, affiches, journaux et brochures, les groupes antimilitaristes spécifiques comme les syndicats ouvriers appelaient, de manière répétée et incessante, à la « grève militaire ». Toute la propagande antimilitariste destinée aux travailleurs sous l’uniforme incitait inlassablement les prolétaires devenus conscrits à lever « crosse en l’air »... ou à tirer sur leurs officiers, en cas d’affrontement dans une grève ou une manifestation de rue. L’on ne peut que constater avec tristesse que des grévistes du bâtiment de Villeneuve-Saint-Georges aux ouvriers des sablières de Draveil, des mineurs de Montceau-les-Mines aux viticulteurs de Champagne, innombrables furent pourtant les travailleurs qui firent dramatiquement les frais de l’obéissance aveugle des conscrits.
Le nombre d’insoumis augmenta, il est vrai, quelque peu, au début du siècle (5 157 insoumis en 1900, 7 807 en 1905, 9 786 en 1911). Mais guère, en revanche, le nombre de déserteurs (1 873 en 1900, 2 316 en 1905, 2 548 en 1911) [3]. Et Raoul Girardet n’a aucune peine à rappeler que, malgré la véhémence des appels à la
[4]grève militaire
, il ne semble pas que le nombre de cas (...) de rébellion qu’aient à juger les tribunaux militaires, ait jamais atteint de très inquiétantes proportions.
Il y eut, bien sûr, la mutinerie du 17e régiment d’infanterie, en juin 1907, pendant le mouvement viticole. Une révolte lucide, aux connotations régionales précises, entrée dans la légende avec la chanson de Montehus, « Gloire au 17e ». A la même époque, les fraternisations furent cependant exceptionnelles, les refus d’obéissance collectifs extrêmement rares. Curieuse mémoire collective qui a totalement oublié les fusillades et charges de cavalerie qui, la même année, en 1907 précisément, firent nombre de morts et blessés à Paris, Nantes, Raon-l’Etape et Narbonne...
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L’obéissance pesait, la discipline était respectée. Que pouvaient faire, qu’au-raient pu faire d’autre les soldats, conditionnés, encadrés, menacés de terribles sanctions comme ils l’étaient ? Question d’importance, question politique essentielle. Non résolue dans la Grèce de 1967, le Chili de septembre 1973 et tant d’autres pays où la soldatesque galonnée pratique si souvent le coup d’État. Malgré, voire avec les conscrits.
Dès 1902, celui qui serait si longtemps l’artisan du « Sou du soldat », Georges Yvetot, s’inquiétait déjà, dans le Nouveau Manuel du soldat : Les fils et les frères des travailleurs deviendront des assassins s’ils n’ont pas le courage de refuser de tirer, de refuser la participation au massacre. (...) L’armée de la nation, l’armée composée des fils du peuple est contre le peuple au service du patron.
[4] Les exhortations et déclarations virulentes ne sauraient suffire à enrayer le terrible mécanisme : La caserne fait de nous une machine à obéir, comme elle fait de nous une machine à astiquer et à marcher au pas.
[5] Sous l’uniforme, les travailleurs devenaient des soldats. Des militaires.
Nous clamerons la vérité sur le militarisme Suite aux poursuites judiciaires, le Comité intersyndical du Bâtiment de La Seine fait placarder, le 2 octobre 1912, l’affiche suivante : Soldat ! (Suivent les signatures des conseils syndicaux : bâtiment, briquetiers, charpentiers en bois, charpentiers en fer, couvreurs-plombiers, granitiers, menuisiers, serruriers, tailleurs de pierre et ravaleurs, terrassiers) |