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Anticipations rétrospectives, les vues constructives de James Guillaume [01]

mercredi 20 novembre 2024, par Julien Maillet (CC by-nc-sa)

Après le congrès de La Haye (1872) où Bakounine et James Guillaume furent frauduleusement expulsés de l’Internationale, l’Internationale antiautoritaire continua ses études. En 1876, paraît la brochure de James Guillaume sur l’organisation sociale. C’est un plan complet sur la reconstruction après la révolution. James Guillaume et son ami Michel Bakounine se disaient collectivistes et opposaient ce terme à communisme. Ce n’est que plus tard, avec les anarchistes communistes, que l’idée du communisme libertaire fut adoptée.

Dans son livre les Syndicats ouvriers et la révolution sociale, Pierre Besnard se reconnaît comme un disciple de James Guillaume et dit simplement avoir modernisé son plan d’organisation sociale.

Ces deux penseurs rêvent de créer un monde de producteurs dans lequel chacun participerait à la production. Le thème de leur reconstruction sociale est la juxtaposition de deux organismes fédérés à chaque niveau de la pyramide sociétaire : localités avec localités, régions avec régions, pays avec pays… l’un réunissant les individus en tant que producteurs, l’autre les associant sous leur aspect de consommateurs et de « citoyens ». Les producteurs, gérant eux-mêmes la production : eux-mêmes c’est-à-dire sans intermédiaires, par conseil librement élu par tous les travailleurs de l’usine, propriétaires de leur travail produit ; la production étant orientée et développée dans un sens donné par l’organisme des producteurs fédérés aux mandataires des consommateurs (l’union locale des syndicats et la commune, la Confédération des syndicats avec la Fédération des communes), devient sociale, c’est-à-dire les produits sont fabriqués pour répondre aux besoins de la société en général et non pour « faire du profit » aux possesseurs de capitaux ; enfin, la commune organe de représentation des consommateurs et des citoyens s’occupera d’assistance sociale, de sécurité ; de travaux publics, d’échanges, de répartition, d’hygiène et d’éducation.

Il nous semble que ce schéma réussit à lier les trois aspects de l’homme en société —producteur, consommateur et citoyen — sans les opposer.

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C’est en 1876, à La Chaux-de-Fonds, que parut l’essai de James Guillaume Idées sur l’organisation sociale. Il fut réédité en 1921 par la Bibliothèque du travail. Le texte en avait été copié à la main par Pierre Monatte (cela pour la petite histoire).

James Guillaume est né le 16 février 1844 à Londres d’un père suisse et d’une mère française. Son grand-père y avait fondé, en 1815, une maison d’horlogerie. Il suit des études brillantes en Suisse, est reçu professeur d’histoire à 24 ans. En 1866, devenu socialiste sous l’influence des internationaux de La Chaux-de-Fonds, il fonde au Locle, avec Constant Meuron, vieux militant révolutionnaire, une section de l’Internationale. En 1869, il fait la connaissance de Bakounine qui exercera une grande influence sur lui. Jusqu’en 1878, il ne vécut que pour l’Internationale. Il rédigea le journal La Solidarité, organe des collectivistes de la Fédération romande, puis le Bulletin, de la Fédération jurassienne. Comme à cette époque un militant révolutionnaire ne pouvait vivre comme professeur, il subsistait chichement au moyen de traductions. Condamné à la prison à la suite d’une affaire politique, il ne trouva plus aucune occupation. En 1878, il se rend à Paris ; il vivra en France jusqu’à la fin de sa vie, s’occupant de divers travaux historiques et géographiques. Sur le soir de sa vie, le syndicalisme révolutionnaire de la C.G.T. lui laissa entrevoir une résurrection des idées de l’Internationale antiautoritaire.

James Guillaume présente sa brochure comme une synthèse. C’est lui qui en a écrit la trame ; puis il a fait circuler son projet parmi ses amis qui l’annotèrent, le corrigèrent, précisèrent certains points. Son ouvrage est la somme de toutes ces réflexions diverses.

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La réalisation des idées contenues dans les pages qu’on va lire, nous prévient-il, ne peut s’obtenir qu’au moyen d’un mouvement révolutionnaire.

En effet, bien que les situations sociales évoluent lentement, bien que cette transformation ne s’opère que graduellement, les rapports de production ne se modifiant que progressivement, les idées nouvelles ne pénétrant que lentement les masses, c’est une action brutale, brusque qui doit briser le carcan des anciennes institutions et préluder à la naissance du monde nouveau.

Au bout d’un certain temps, la contradiction devenant toujours plus sensible entre les institutions sociales, qui se sont maintenues, et les besoins nouveaux, un conflit est inévitable : une révolution éclate... Il y a donc deux faits successifs, dont le second est la conséquence nécessaire du premier : d’abord, la transformation lente des idées, des besoins, des moyens d’action au sein de la société ; puis quand le moment est venu où cette transformation est assez avancée pour passer dans les faits d’une manière complète, il y a la crise brusque et décisive, la révolution [1] qui n’est que le dénouement d’une longue évolution [1].

Il est donc inutile de préparer un plan de campagne révolutionnaire ; la révolution ne s’opère pas selon un thème préconçu mais sous l’impulsion incontrôlable de forces auxquelles nul ne commande.

Il nous semble bien qu’ici James Guillaume fasse erreur. Si les grands ébranlements sociaux sont à peu près imprévisibles et imprévus (février 1917 en Russie, 1936 en France...), si les masses ne se lèvent jamais au moment où les intellectuels le voudraient, il n’est pourtant pas inutile de prévoir des organismes de coordination et de gestion qui canaliseraient la force populaire et remplaceraient la gestion capitaliste. James Guillaume, à notre avis, fait trop confiance à la spontanéité. Lors des soulèvements, l’impact des masses reste trop négatif ; il faut détruire mais surtout reconstruire ; il faut occuper les usines mais surtout les faire tourner.

Il est nécessaire de préparer les ouvriers à la gestion, sinon l’État « populaire » et son cortège d’exploitation et d iniquités apparaîtra et prendra la production en main.

James Guillaume est évidemment partisan de l’action directe avant la lettre. Ouvriers et paysans ne doivent pas attendre un hypothétique décret d’un lointain gouvernement révolutionnaire. ll est nécessaire de détruire un certain nombre d’institutions suppression radicale du gouvernement, de l’armée, des tribunaux, de l’église, de l’école [2], de la banque et de tout ce qui s’y rattache. Ce sera le côté négatif de la révolution.

Mais en même temps la révolution aura un côté positif : c’est la prise de possession des instruments de travail et de tout le capital par les travailleurs.

James Guillaume commence par analyser ces diverses phases chez les travailleurs des champs. Contrairement à ce que prétend la propagande bourgeoise, dit-il, les socialistes — les « partageux » ne veulent nullement enlever sa terre au paysan. L’exploitant qui cultive lui-même sa propriété n’a rien à craindre. La révolution ne lui enlèvera pas ses champs et ses prés ; au contraire, elle lui en assurera la propriété et lui fournira les moyens de les cultiver [3].

Toujours dans ce domaine, il est simplement question d’exproprier les nobles, les bourgeois, le clergé, c’est-à-dire essentiellement les propriétaires terriens qui ne cultivent pas eux-mêmes leurs domaines. Ceux-ci seront ensuite donnés aux véritables et légitimes propriétaires : ceux qui les font fructifier.

Lors d’une révolution bourgeoise et politique et d’une réforme agraire, le nouveau gouvernement annonçait sa volonté par des décrets. Il fallait attendre son ordre et, une fois celui-ci venu, obtempérer sans discussion ni murmure : Le décret était affiché dans les communes et le préfet, les tribunaux le faisaient exécuter.

Mais, lors de la prochaine révolution socialiste dès que le tocsin de la Révolution aura sonné, agissez, comme l’ont fait les paysans français en 1789, sans attendre les ordres de personne. Prenez possession de vos terres.

Cela sera également vrai pour les ouvriers des villes ; ils ne devront pas attendre décrets et décisions mais prendre directement possession des moyens de production et du capital.

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Terre, usines, capital en main, comment s’organiseront les travailleurs ?

Les paysans se trouveront dans deux positions : un certain nombre qui cultivaient auparavant un lopin de terre le conservent ; le plus grand nombre, cultivateurs de grands domaines, le cultivent en commun. L’essentiel est que la terre appartienne à ceux qui la cultivent. Evidemment les agriculteurs devront se pencher sur le problème de la meilleure exploitation possible ; c’est une question d’organisation interne de la commune. Dans une région qui, avant la révolution, aura été un territoire de petits propriétaires et où le sol sera peu propice à la grande culture, il est possible que pendant longtemps la terre reste divisée en petites parcelles. Simplement les valets de terme qui aidaient le propriétaire seront devenus ses associés. Les paysans étant organisés collectivement dans la commune, au moins pour vendre leurs produits, pour acheter ou louer des machines, s’aidant pour divers grands travaux, Guillaume pense que peu à peu des habitudes coopératives et communautaires remplaceront le vieil ordre des choses.

En revanche, pour les régions de grande culture, il pense qu’il faudra tout de suite appliquer les procédés de grande exploitation en commun ; dans le futur, une spécialisation, une industrialisation des cultures s’imposeront.

L’organisation administrative de base de la société sera la commune, mais les travailleurs agricoles géreront à leur gré leurs exploitations :

La gérance de la communauté, élue par tous les associés, pourra être confiée soit à un seul individu, soit à une commission de plusieurs membres. Il sera même possible de séparer les diverses fonctions administratives et de remettre chacune d’elles à une commission spéciale. La durée de la journée de travail sera fixée non par une loi générale appliquée à tous les pays, mais par une décision de la communauté elle-même.

Le système de rémunération variera selon la décision de la communauté.

Les produits du travail poursuit James Guillaume appartiennent à la communauté et chaque associé reçoit d’elle, soit en nature, soit en monnaie d’échange, la rémunération du travail accompli par lui. Dans quelques associations, cette rémunération sera proportionnelle à la durée du travail ; dans d’autres elle sera en raison à la fois de la durée du travail et de la nature des fonctions remplies.

Le principe idéal dont doit s’approcher le plus possible la société future, de chacun suivant ses forces, à chacun selon ses besoins, ne pourra se réaliser que dans un lointain futur, mais une fois cette abondance existant on ne mesurera plus d’une main scrupuleuse la part qui revient à chaque travailleur ; chacun pourra puiser dans l’abondante réserve sociale [4].

En attendant, c’est à chaque communauté de déterminer elle-même, pendant la période de transition, la méthode qu’elle croit la plus convenable.

Les anticipations de Guillaume concernant le monde paysan sont particulièrement pertinentes. Si on peut émettre quelques réserves sur sa confiance en la spontanéité constructive révolutionnaire, on se doit d’applaudir au principe des collectivisations en liberté. Elles éviteraient les erreurs sanglantes qu’ont commises les bolcheviks, ou la décollectivisation après plusieurs années de politique collectiviste, comme en Pologne. Quant au régime intérieur, étant soumis au central des mandants, on peut penser qu’il serait libre et égalitaire, en tous les cas perfectible.


 



[1Souligné par James Guillaume.

[2N.D.L.R. Naturellement il s’agit de l’école officielle telle existait. On le verra plus loin.

[3C’est exactement la thèse de Kropotkine dans La Conquête du Pain. (N.D.L.R.).

[4Disons que cet aspect de l’anticipation de James Guillaume nous parait très discutable. Ce qui n’empêche pas qu’il soit très utile de connaître l’ensemble de sa pensée. (N.D.L.R.).