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Louis Bertoni - 6, rue des Savoises

vendredi 20 mai 2022, par Les amis de Louis Bertoni (CC by-nc-sa)

Le Réveil/Il Risveglio clandestin – Un Homme dans la Mêlée Sociale : Louis Bertoni (Pour son 70e anniversaire) – Février 1942.

L’adresse est familière aux compagnons du monde entier. Beaucoup vivent encore, qui l’apprirent avec le début du siècle.

La rue des Savoises s’ouvre en plein flanc de la Plaine de Plainpalais. Le quartier, il n’y a pas bien longtemps, figurait encore à l’extérieur de la ville. Aujourd’hui même il est beaucoup d’indigènes qui en parlent comme s’il était situé au Kamtchaka. Naguère il constituait un des lieux de prédilection de l’émigration politique fixée à Genève. Les Russes en particulier, étaient nombreux dans les parages. Lors d’un de ses séjours dans la ville, Michel Bakounine habita quelques temps dans une artère voisine, la rue du Vieux-Billard. La population ordinaire est surtout formée d’ouvriers et d’artisans.

Depuis plus de quarante ans donc, Bertoni abrite son Réveil, dans la même maison.

Nous voici dans la pièce qui lui tient lieu tout ensemble d’atelier, de bureau et de chambre. Le grenier de la rue Mouffetard, où Jean Grave tenait ses assises, est demeuré célèbre dans nos milieux. L’historiographie anarchiste devra retenir pareillement l’installation de Bertoni. Dès le seuil, un lit de bois, d’aspect rustique retient le regard. Une large planche le convertit dans la journée, en table auxiliaire, sur laquelle s’amoncelle la paperasse. Un bahut massif tel qu’on en voit dans les campagnes, complète l’ameublement. Près d’une fenêtre, masquées par le bahut, se trouvent les casses légendaires, derrière lesquelles Bertoni se tiendra de bon matin. Vingt fois dans le courant du jour, il lui faudra lâcher le composteur, pour aller répondre à un camarade, à un colporteur, à un importun. C’est miracle que dans ces conditions de dérangement perpétuel, il ait pu, sans se relâcher une minute, assumer la confection du Réveil depuis bientôt un demi-siècle.

Des vitrines sont au long d’une paroi, dans lesquelles on peut voir de belles collections de Proudhon, de Kropotkine, de Bakounine et de tous les auteurs libertaires que Bertoni connaît mieux que personne. Quelques portraits, qui sont pour la plupart ceux des écrivains déjà nommés, occupent les surfaces encore disponibles.

Cette chambre proprette, débonnaire, a dû être le théâtre de bien des scènes émouvantes. Combien, certains jours, ont pu murmurer cette adresse du « 6, rue des Savoises » comme celle d’un relais, sinon comme celle d’un havre de salut ! Sur ces choses, ce n’est pas de Bertoni qu’il faut attendre des confidences ; mais à ceux qui l’ont vu à l’œuvre, ne fût-ce que très peu de temps, il est loisible d’imaginer beaucoup. Le kaleidoscope serait bien curieux, qui montrerait tous ceux qui ont défilé chez lui, depuis l’aube de ce siècle.

Bien qu’il ait dit de lui-même un jour (voir sa défense dans le procès de la grève générale : Réveil n°62, 23 novembre 1902), qu’il était beaucoup plus un raisonneur qu’un enthousiaste, Bertoni garde à 70 ans révolus, une fraîcheur et une capacité de s’enflammer, qu’on se prend souvent à envier. Sa froideur apparente est une discipline acquise, imposée tôt à une sensibilité frémissante. Le pathétisme théâtral n’a jamais été le fait de Bertoni, et nous l’aimons mieux comme çà.

Un des moments les plus propices où il convient de saisir Bertoni sur le vif, c’est celui où le journal est bouclé. L’impératif de la besogne immédiate ne pèse plus sur lui et il a, alors, quelques heures d’abandon et de détente, où il fait bon le voir et l’entendre. Sa lecture qui est immense, son expérience qui ne l’est pas moins, lui composent la plus riche conversation qui soit. Les faits qu’il rapporte, les anecdotes qu’il campe nous éclairent mieux que le plus gros des tomes sur les idées ou la personnalité de tel ou tel. On ne se lasse pas de l’écouter quand il égrène des souvenirs sur Kropotkine et sur Malatesta. A ce propos ,exprimons le vœu qu’il nous donnera quelque jours, ses souvenirs de propagandiste.

Il s’est trouvé, paraît-il, des gens pour faire à Bertoni une réputation d’ascétisme morose. Ceux-là sans doute n’ont-ils jamais entendu rire Bertoni. Car s’il est le plus moral des hommes, il en est certainement le moins « moraliste ».

Le seul éloge que L. Bertoni ait jamais souhaité mériter est celui que lui fit un jour E. Malatesta, en lui déclarant que les camarades qu’il avait formés se recommandaient par leur qualité morale. La préoccupation morale est constante chez Bertoni. Il est significatif qui au soir de leur vie, Bakounine, Kropotkine et Malatesta aient connu un souci semblable. Une des dérisions sous lesquelles on prétend accabler le mouvement anarchiste, c’est qu’il n’est, en dernière analyse, qu’une école de perfectionnement moral. Ne serait-il que cela qu’il mériterait d’exister.

Une évocation du « 6, rue des Savoises » serait incomplète, et historiquement fausse, si nous ne disions pas ici toute la reconnaissance que nous avons à l’égard de Mme Borsa et de ses enfants pour l’affection dont ils ont entouré notre ami Louis.

L’« antre » du Réveil est en effet intégré dans la plus sympathique des demeures. Ce n’est pas là un des côtés les moins curieux de l’existence de ce journal. Toute autre personne que Mme Borsa se fût vite débarrassée d’un locataire aussi encombrant. Il faut songer que l’appartement a été perquisitionné des dizaines de fois et que les arrestations de Bertoni y furent très fréquente. Mme Borsa avec crânerie, a témoigné en maintes occasions pour Bertoni aux prises avec la justice. Qu’elle veuille bien accepter aujourd’hui que nous l’associons, elle et ses enfants, à l’hommage que nous avons voulu rendre à notre cher ami Louis Bertoni.