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Anarchisme, syndicalisme, mouvement ouvrier

Le débat Malatesta-Monatte toujours d’actualité

jeudi 4 mai 2023, par Philippe Pelletier (CC by-nc-sa)

Les familiers du mouvement anarchiste connaissent le débat qui opposa Errico Malatesta (1853-1932) et Pierre Monatte (1881-1960) lors du congrès anarchiste international d’Amsterdam en 1907 [1]. Tout cela pourrait paraître lointain mais il est utile d’y revenir pour évaluer les choses à la lumière d’aujourd’hui.

Pierre Monatte est alors un jeune militant actif au sein de la jeune CGT française, alors syndicaliste révolutionnaire et fortement influencée par les anarchistes. Monatte défend l’idée que le syndicat, désormais sur ces bases révolutionnaires et libertaires, se suffit à lui-même : à la fois comme outil de lutte, comme forme de regroupement et comme prémisses de la future réorganisation sociale. Quant à Errico Malatesta, c’est déjà un vétéran du mouvement anarchiste qui a connu la première Internationale, Bakounine, Kropotkine, James Guillaume ou Elisée Reclus. Il a fait le bilan de la « propagande par le fait » de type insurrectionnel, qui s’est avéré un échec cuisant tant pour le mouvement anarchiste que pour l’émancipation sociale comme le soulèvement du Bénévent en 1877. Il essaie de mettre les choses au point.

Errico Malatesta.
Dessin de Grégory Lê

Contrairement à ce que l’on dit et croit parfois, Malatesta n’est absolument pas hostile à l’entrée et à l’action des anarchistes dans les syndicats. Bien au contraire, et il ne se départira jamais de cette position [2]. Seulement, sa vision dépasse celle du syndicat et du syndicalisme.

D’abord, selon lui, le syndicalisme véhicule fatalement les contradictions du capitalisme. En effet, il épouse nécessairement le mode d’organisation de celui-ci. Sur la forme : il se structure en fonction de l’usine, de l’entreprise ou de la branche d’activités, ce qui minimise les relations entre les autres secteurs de la société et affadit la dimension communale. Sur le fond : le capitalisme étant, entre autres choses, fondé sur la concurrence, l’organisation du syndicat qui se construit à partir de la production et du travail concurrentiels reflète plus ou moins cette situation, quoi qu’il s’en défende. Les ouvriers n’ont pas forcément les mêmes intérêts : ceux d’une corporation peuvent se sentir menacés par une autre, ceux d’une région par une autre, au gré des mutations technologiques, des choix capitalistes et des crises diverses. Leur réaction est légitime, mais elle est sensible aux boucs émissaires (les nouvelles corporations, les immigrés, les ouvriers des autres pays), elle entrave l’élan fédérateur, collectif et révolutionnaire [3]. Le syndicalisme est en soi réformiste [4]. Ce qui n’est pas une mauvaise chose, estime Malatesta, car il faut bien se battre pour une amélioration immédiate des conditions de vie et de travail, mais cela ne suffit pas.

Malatesta : judicieux, optimiste et pessimiste. Monatte opportuniste ?

Il faut, selon lui, dépasser cette double tendance, corporatiste et réformiste du syndicalisme, liée à ses conditions objectives. Cela veut dire dépasser le plan matériel et s’attacher à l’idéal et à l’idéologique. Là dessus, Malatesta a une position très tranchée.

Il est vain et dangereux, selon lui, de constituer des syndicats par affinité idéologique qui ruinerait le peu de ce que les travailleurs ont en commun en aggravant leurs divisions. Il faut certes se montrer le plus actif possible dans les syndicats, mais avec les limites que cela comporte. Il faut donc créer, maintenir et développer l’organisation spécifique anarchiste qui, véritable « minorité agissante », devra se montrer l’élément le plus décidé lors du processus révolutionnaire, en dépassant le stade de la grève générale et en s’acheminant vers la grève insurrectionnelle et communaliste, c’est-à-dire communiste.

Malatesta s’est montré à la fois judicieux, optimiste et pessimiste. Judicieux, car il a annoncé et dénoncé très tôt les dérives d’un syndicalisme qui prétend « se suffire à lui-même ». Optimiste, car il a surestimé la capacité du mouvement ouvrier à maintenir l’unité organique. Sa position s’explique tout à fait par le contexte historique où, effectivement, et avant la bolchevisation du syndicalisme que Malatesta n’a connu qu’à la fin de sa vie, un seul grand syndicat unitaire dominait le monde du travail, à l’exception des groupements de jaunes ou de chrétiens sociaux encore très minoritaires. Depuis, la situation a beaucoup changé.

Pessimiste, car, sur le fond, Malatesta a probablement sous-estimé le besoin et la capacité qu’ont les travailleurs d’avoir leur propre idéologie, quelle qu’elle soit, et de bâtir une organisation qui s’y conforme. Le politique et l’idéologique traversent bien le mouvement ouvrier, qu’on le veuille ou non. Le thème de la « neutralité politique et idéologique » trouve vite ses limites. Le poids de la religion marxiste-léniniste hier, ou chrétienne et musulmane aujourd’hui, dans le mouvement ouvrier nous rappelle l’ampleur de ce phénomène. C’est une donnée dont il faut absolument tenir compte et qui donne effectivement toutes ses chances à un syndicalisme qui se voudrait afficher ses convictions révolutionnaires.

Pierre Monatte (assis au centre) avec les délégués de la minorité syndicaliste révolutionnaire au congrès de la CGT de Lyon, septembre 1919.

On sait comment Pierre Monatte a évolué : face à la dérive social-démocrate de la CGT, face aux incohérences de certains anarchistes eux-mêmes (Kropotkine et le Manifeste des Seize, par exemple, en faveur de l’Union sacrée en 1916), face au bouleversement de la Révolution russe et, enfin, face au besoin d’être efficace, il a fini par adhérer au PC, même s’il ne le fit que brièvement et qu’il finit par en être exclu. Le problème, c’est que ce ralliement se fit au pire moment pour le mouvement anarchiste et révolutionnaire et que, compte tenu de son influence, Monatte entraîna dans l’impasse un grand nombre de camarades. Louis Lecoin, bien que lui-même ne soit pas très net avec son pacifisme intégral qui l’amena à fréquenter des gens pas très recommandables pendant et après Vichy, eut raison de souligner qu’il est hors de doute que les partisans de la dictature dite du prolétariat n’eussent jamais causé tant de mal chez nous si des révolutionnaires intègres du type Monatte ne leur avaient servi de truchement et ne les avaient mis en selle [5].

Le cas espagnol

Face à l’alternative Monatte-Malatesta, les anarchistes espagnols ont proposé une autre réponse, celle d’un syndicat de masse, non pas unique mais prédominant, organisé non pas en fédérations d’industries (danger corporatiste) mais en unions locales (communales ou régionales), reposant sur les principes de l’action directe et sur la finalité du communisme libertaire : la CNT. Mais le cas de l’Espagne est-il l’exception qui confirme la règle ?

Même s’il est difficile de faire abstraction de ses émotions —la Révolution espagnole de 1936 qui est le fruit d’un demi-siècle de militantisme organisé et de luttes— est pour les anarchistes l’un des plus grands moments de l’humanité, et c’est un passé qui n’est pas si loin —il faut tenter d’analyser les choses avec recul et sérénité, d’un point de vue matérialiste et non idéaliste, c’est-à-dire en prenant en compte la situation objective de l’Espagne. Gardons en tête les caractéristiques culturelles, sociales et économiques propres à l’Espagne, qui explique la force de son courant anarchiste aussi bien dans la rurale Andalousie que dans l’industrielle Catalogne, ou encore le contexte international, avec la victoire des fascismes bruns et rouges qui isola le mouvement ouvrier ibérique au moment de son apogée en 1936. Soulignons également la spécificité de ce mouvement ouvrier qui sut prolonger l’héritage de la première Internationale et marginaliser le courant marxiste-léniniste.

Mais malgré cette tradition, la CNT elle-même ne fut pas exempte de tendances réformistes (le trentisme), de manipulations (bolcheviques, voire franquistes ultérieurement) et de dérives étatistes (ministérialisme, même qualifié de « circonstanciel », en 1936, etc.). Toute l’histoire de la CNT, depuis sa création en 1910 à son apogée en 1937, montre que les anarchistes et l’anarchisme eurent toujours besoin de s’organiser spécifiquement. Ce qui conduisit notamment à la création de la FAI (Fédération Anarchiste Ibérique) en 1927. Mais, de par cette propre histoire, la FAI est génétiquement et quasi-organiquement indissociable de la CNT, soit comme « organe de défense », soit comme outil plus ou moins secret de la minorité agissante. A l’exception, peut-être, de l’Argentine avec la FORA, mais qui, elle, a voulu éviter la solution de l’organisation spécifique et n’a dû s’y résigner qu’après l’ascension des marxistes, ce type de configuration est unique dans l’histoire du mouvement anarchiste et ouvrier.

Repartir de presque zéro

Il faut donc se garder de vouloir calquer ce qui pourrait apparaître comme un modèle, inapplicable ailleurs, quoiqu’on le veuille. D’autant que la situation a beaucoup évolué et que le mouvement anarchiste ne repart pas de zéro, mais presque. En effet, avec la double victoire du bolchevisme en Russie puis du fascisme en Espagne, le mouvement anarchiste s’est trouvé complètement laminé, marginalisé et pratiquement interdit de cité pendant plusieurs décennies, malgré, çà et là, quelques bastions de résistance. Les événements de mai 68, qui donnèrent la parole puis, quelques années plus tard, des strapontins sociaux ou ministériels aux rejetons de la nouvelle classe moyenne urbaine, a certes secoué le cocotier mais, pendant deux décennies, elle a en fait entretenu la confusion sur la finalité et l’éthique de l’anarchisme.

Plus récemment, la décomposition de l’empire soviétique a incontestablement modifié la donne mais, contrairement aux plus optimistes d’entre nous, elle n’a pas ouvert ipso facto la voie à l’anarchisme. Malgré le tumulte des analyses allant de la droite à l’extrême gauche, les partis communistes des pays industriels ne se sont pas effondrés et, forts de leurs acquis et de leur base sociale, ils sont en train de réaménager leur nouvelle niche écologique au sein du système capitaliste, en optant pour la carte social-démocrate alors que la social-démocratie classique file de plus en plus à droite. Le mouvement syndical, qui n’échappe pas au contexte de ces recompositions, en est là. Il serait erroné et présomptueux de la part des anarchistes de vouloir faire des choix à sa place. C’est au syndicalisme de prendre en compte les nouvelles évolutions, de tirer un bilan de la faillite de toutes les prétendues alternatives, qu’elles soient réformistes, bolcheviques ou écologistes, et, par conséquent, d’élaborer un véritable projet social... révolutionnaire, si le besoin s’en fait sentir comme nous le pensons et l’espérons.

Il est tout aussi important que les anarchistes soient présents et actifs dans ce processus, mais sans se montrer plus rapides que la musique ou autoritaires comme une avant-garde. Le choix de tel ou tel syndicat, ou même de telle ou telle forme de syndicalisme (syndicalisme révolutionnaire ? anarcho-syndicalisme ?) n’appartient pas seulement aux anarchistes.

Par contre, le mode de fonctionnement de l’organisation spécifique anarchiste et son positionnement dans le champ social des luttes est bien de leur ressort, et dépend de leur volonté ! Vouloir à présent négliger ou sacrifier cette organisation spécifique au profit de formes plus ou moins nouvelles de syndicalisme serait une grave erreur. Ce ne serait rendre un service ni à l’anarchisme, ni au projet social, ni à la révolution (un objectif bien absent de certains discours !), ni, non plus, à ce syndicalisme lui-même.

Car n’oublions pas une chose : dans la société post-révolutionnaire, apparaîtront nécessairement de nouvelles structures qui transcenderont les clivages ouvriers et syndicaux existants. Même si, de par leur position et leur héritage de lutte. les syndicats sont les noyaux incontournables de cette recomposition, ils sont dépassables, ils seront dépassés ! Car, jusqu’à preuve du contraire, le fonctionnement d’un hôpital, d’une gare ou d’un laminoir ne sera pas cloisonné entre x sections syndicales mais bien géré par un organisme commun —conseil, comité, collectivité ou qu’on l’appelle d’un tout autre nom— pour le bienfait de la société toute entière, et non pas celui d’un intérêt partisan. La commune, en particulier, sera l’un des éléments-clefs de ce dépassement communiste. Autrement dit, le syndicat doit porter en lui les germes de sa propre dissolution, ce qui n’est pas forcément le cas de l’organisation spécifique. D’ailleurs, cette organisation spécifique, qui doit être la plus active, la plus dynamique et la plus fédérative du mouvement ouvrier-paysan révolutionnaire, mais sans consensus mou ou artifices, n’a pas la prétention d’être hégémonique.


[1Pour les pièces du débat : (Articles politiques de Malatesta dans la collection 10/18, p. 143-175. La lutte syndicale de Pierre Monate, chez Maspéro, p. 53-60.

[2Dans sa réponse à Monatte : Je reconnais toute l’utilité, la nécessité même, de la participation active des anarchistes au mouvement ouvrier, et je n’ai pas besoin d’insister pour être cru, car j’ai été des premiers à regretter l’attitude d’isolement hautain que prirent les anarchistes après la dissolution de l’ancienne Internationale, et à pousser de nouveau les camarades dans la voie que Monatte, oubliant l’histoire, appelle nouvelle.

[3lb. : Peut-être la cause du malentendu se trouve dans la croyance, selon moi, erronée quoique généralement acceptée, que les intérêts des ouvriers sont solidaires, et que, conséquemment, il suffit que des ouvriers se mettent à défendre leurs intérêts et à poursuivre l’amélioration de leurs conditions, pour qu’ils soient naturellement amenés à défendre les intérêts de tout le prolétariat contre le patronat. La vérité est, selon moi, bien différente. Les ouvriers subissent, comme tout le monde, la loi d’antagonisme général qui dérive du régime de la propriété individuelle : et voilà pourquoi les groupements d’intérêts, révolutionnaires toujours au début, tant qu’ils sont faibles et dans le besoin des autres, deviennent conservateurs et exclusivistes quand ils acquièrent de la force, et avec la force, la conscience de leurs intérêts particuliers. Et Malatesta de citer l’exemple du trade-unionisme anglo-saxon.

[4Malatesta n’utilise pas le mot de « réformisme » en 1907 dans sa réponse à Monatte. Mais c’est tout comme. D’ailleurs, Malatesta précise, dans un article de 1922, intitulé « Syndicalisme et anarchisme », qu’en un mot le syndicat ouvrier est de par sa nature réformiste et non pas révolutionnaire.

[5Lecoin Louis (1965) : Le cours d’une vie. Ed. suppl. « La Liberté », 358 p. p. 93.