On a dit trop souvent de Verhaeren qu’il était un barbare. Certes, dans le ciel léger de la poésie où rôdent, lascifs et graciles, de tendres chevaliers et de gentes dames énamourées, le barde tumultueux a passé comme un ouragan dévastateur, renversant tout sur son passage, pulvérisant les conventions, bouleversant les traditions, secouant et poussant devant lui le troupeau des images désordonnées et affolantes. Ce torrent, qui charriait autrefois de la lave brûlante et qui, maintenant apaisé, développe majestueusement ses ondes souveraines, se précipite impétueusement parmi des paysages ardents et sauvages. Il n’est pas fait pour susurrer timidement dans le vert des prairies émaillées de pâquerettes. Il ne coule pas gentiment, sous l’azur serein, à travers des chants d’oiseaux. Il roule furieusement parmi des rochers, dégringole des pentes, remonte des abîmes ; il gronde, rugit, fracasse, se déchaîne en cataractes, sous un ciel fuligineux, ensanglanté d’éclairs, où des nuages massifs comme des cathédrales se ruent follement dans des corps-à-corps fantasmagoriques que dispersent d’irrésistibles rafales.
Est-ce bien un poète que ce neveu de Hugo, si puissamment subjectif et qui laisse paraître des dons d’évocation prophétique qu’on ne saurait chercher ailleurs ? N’est-ce pas plutôt le prophète qui, semblable à un fléau naturel, se manifeste ingénument dans un cortège hallucinant de deuils et d’horreurs ? Poète, certes, un Verlaine, pauvre oiselet chanteur et blessé ; poète, un Laforgue, âme de souffrance hautaine et pudique. Mais Verhaeren, lui, ne s’attarde pas à des mièvreries et à des gentillesses ; il ne chante pas, ne pleure pas doucettement, ne se plaint pas ; il hurle sa douleur et clame son espoir ; il s’abat comme un cataclysme. Avec lui tout devient démesuré, éblouissant, fantastique. Il immensifie. Sa sensibilité exacerbée le conduit toujours au paroxysme, à la frénésie. Apocalyptique, vertigineux et cyclopéen, il chevauche des chimères effarantes, vogue parmi des hallucinations,
Au fond du ciel, là-bas, où les minuits sont pâles.
Son œuvre est comme une « tour vivante », « dardant sa tranquille épouvante » toujours plus haut. C’est comme une cathédrale gothique où grimacent des gargouilles, où s’entrelacent des démons aux corps de boucs et des vierges épouvantées, une cathédrale aux voûtes sombres ou les pas résonnent funèbrement sur les dalles et dont la flèche libre s’élance vers les nuages. C’est monstrueux, palpitant, brutal, rugueux. C’est construit avec d’étranges matériaux. Dans ces poèmes rudes et véhéments, des adverbes se heurtent : lugubrement, immensément, intensément, puissamment ; des adjectifs éclatent : nocturnes, taciturnes, tumultueux, des vocables rudes et secs se roulent dans des flots de métaphores : roc, froc, glas, deuil. Et ce sont des visions de cimetières, des fossoyeurs qui
Au son du glas remuent la terre,
des cadavres rongés de vers, des cyprès et des corbeaux, du noir et de l’épouvante. Tout procédé pourtant est absent. Verhaeren abuse de certains effets avec une sorte d’ingénuité. C’est un penchant inéluctable de son esprit. Il dit comme il voit. Il bâtit
tout seul, de ses mains taciturnes,Durant la veille ardente et les fièvres nocturnes ;
Parfois des images inattendues déconcertent : les « crapauds de mes sanglots », le « cadavre de ma raison », les longs « épouvantements », les « novembre de l’âme » et tant d’autres métaphores inouïes qui provoquent un étonnement admiratif. Et tout le vague, tout l’incertain, l’immense qui se dégage de cette poésie farouche : les brumes, les horizons, les lointains, les silences, les infinis ; — et l’assaisonnement d’épithètes curieuses, de vocables neufs, de termes secs ; tout cela aboutit à un composé bizarre, dans une impression de force et de puissance. Ah ! oui, ce style rocailleux, abrupt et frémissant est bien celui d’un barbare ; ce n’est pas un plat savoureux à servir à des estomacs malades ; c’est un breuvage d’alcool et de poison qui secoue les nerfs, fouette le sang, affole l’esprit. Cela brûle et fait mal et cela réconforte pourtant. Ces poèmes étranges, mouvementés, terrifiants des Bords de la Route, des Soirs, des Débâcles, des Flambeaux Noirs et, plus tard, des Campagnes hallucinées et des Villes tentaculaires et aussi des Forces tumultueuses et de la Multiple Splendeur, ce sont les chants âprement douloureux ou magnifiquement apaisés de l’épopée moderne.
Car il faut voir surtout dans Verhaeren, le poète épique moderne. Ce Flamand dont l’existence s’est écoulée dans des régions de travail, parmi des scènes de désolation telles que Luce les a fixées à jamais sur la toile, a subi de bonne heure l’impression de deuil et de sombre effroi qui s’en dégage. Tout d’abord, il avait commencé par peindre des tableaux riches en couleurs et en santé comme ceux de son maître Rembrandt, où la Flandre des kermesses était tout entière : il s’est aussi penché sur les ruines et sur le passé, tentant d’arracher leur secret à l’austérité et à la nuit des cloîtres. Puis, après des voyages à travers les cités industrielles, dans le machinisme contemporain, parmi les égoïsmes et la sauvagerie des luttes, le poète épouvanté devant l’infini de la douleur humaine, cruellement atteint par le « mal des jours mauvais », se déchaîne en imprécations et en anathèmes contre le « siècle athée et noir ». C’est la période de folie et de terreur. Il est en proie à des visions affreuses d’effroi et de mort. Cela dure quelques années. Puis le calme se fait peu à peu. Le poète secoue son épouvante. Désormais, il souffrira encore, mais de toute l’immense souffrance humaine et il se penchera, pitoyable et fraternel, sur les misères de ses frères, scrutera les destinées des hommes, s’emportera contre le mal et contre la haine, jusqu’au jour où le cœur gonflé d’amour, il aura entrevu l’aurore fraternelle et jettera le cri de son espoir.
Telle est l’évolution qu’a parcouru cet esprit et dont chacun de ses volumes marque un instant. L’histoire de sa vie est tout entière là-dedans. Il faut le suivre dans ses poèmes où il se donne entièrement, frénétiquement. Il ne faut pas le chercher ailleurs que dans ses vers, car, modeste et désintéressé, se mêlant peu à la vie des autres, Verhaeren s’enferme dans son rêve sublime et se tient à l’écart des vaines compétitions et des mesquines rivalités.
Né au bord de l’Escaut, dans le bourg de Saint-Amand, tout près d’Anvers, Verhaeren passa toute son enfance en pleine campagne flamande, dans les prés et les champs d’avoine et de lin ; il s’emplit les yeux de ces vastes horizons uniformes où de loin en loin des clochers de villages émergent comme des mâts dans un océan vert.
Le père de Verhaeren était un honnête drapier ayant conquis une modeste fortune. Il mit l’enfant à l’école communale de Saint-Amand, puis l’envoya à Bruxelles, à l’Institut Saint-Louis où il passa deux années. Vers les quatorze ans, il entra au collège Sainte-Barbe, à Gand ; c’était un établissement de jésuites, où plus tard devait aussi passer un autre poète belge : Maurice Maeterlinck, avec des couloirs sinistres et des préaux noirs et tristes. Là, Verhaeren y connut Georges Rodenbach avec lequel il se lia. Les deux futurs poètes y lisaient les romantiques, Lamartine surtout, et plus tard Hugo, Musset et, tous deux, étaient pris du désir irrésistible de voyager, de se mêler à la vie des grandes villes, de se jeter à corps perdu dans la mêlée littéraire.
Pourtant ce n’était pas dans le goût de la famille Verhaeren. Le père rêvait de faire de son fils, non un poète, mais un directeur d’usine. Le jeune homme lutta opiniâtrement. Peut-être se rappelait-il alors ces vers de Baudelaire :
Lorsque, par un décret des puissances suprêmes,Le Poète apparaît en ce monde ennuyé,Sa mère, épouvantée et pleine de blasphèmes,Crispe ses poings vers Dieu qui la prend en pitié.
C’est l’éternelle histoire. Les parents n’admettent jamais que les enfants puissent entrer dans ce bataillon de malfaiteurs et de fous que sont les artistes et les poètes. Mais la vocation de Verhaeren était déjà puissante. Il arracha à sa famille le consentement de préparer son droit. Le voilà parti pour l’Université de Louvain où il demeure jusqu’en 1881.
Pendant cinq années, Verhaeren, tout en s’occupant de temps en temps de son droit, se donne entièrement à la littérature. Il fonde avec quelques amis un petit journal : la Semaine et publie ses premiers vers, sous le pseudonyme de Rodolphe. A la même époque, il se lie avec quelques littérateurs, donne de la copie au Journal des Beaux-Arts, puis, son examen de droit passé, vient se faire inscrire à Bruxelles où il fait la connaissance de Théo van Rysselberghe. Le poète et le peintre deviennent deux intimes amis. Ce fut alors une époque de liberté, de noces, de grosses mangeailles et de beuveries, avec d’interminables discussions et des folies, des équipées, des scandales, au grand mécontentement des philistins. Quelques années passèrent ainsi. Verhaeren continuait à placer de la copie dans diverses revues. Bientôt, sur les conseils d’Edmond Picard, chez lequel il était entré comme stagiaire, il renonça à la carrière d’avocats. En 1883, il publia son premier recueil de vers : les Flamandes.
Les Flamandes furent comme une révélation et firent scandale dans le monde littéraire. C’était une œuvre violente, d’une couleur éclatante et d’une liberté d’exécution à laquelle on n’était pas habitué. Toutes les impressions d’enfance du poète étaient dans ses vers, toute la Flandre heureuse y était contenue avec ses étables, ses basses-cours, ses cabarets, ses bouges, ses filles fortes en chair, ses buveurs, ses truands. Un immense amour de la nature et de la vie pleine, débordante, s’en dégageait. C’est une note qu’on ne retrouvera plus dans Verhaeren. Pourtant cette truculence et cette affectation de réalisme provoquèrent des protestations indignées. Un critique écrivit que Verhaeren venait de « percer comme un abcès ». Un autre l’appelait le « Raphaël de la crotte ». Mais Camille Lemonnier prenait courageusement la défense du nouveau poète.
Après les Flamandes, Verhaeren donna les Moines (1886). Il s’était souvenu des visites qu’enfant, il fit avec son père à un cloitre des Bernardins de Saint-Amand. Et il chantait les moines autrefois rencontrés et observés : les moines doux « avec des traits si calmes », les moines simples, les hérésiaques, les moines épiques, les moines sauvages, les moines féodaux ; il disait leur existence monotone, toute de prière et d’humilité et de contemplation, Déjà, dans ces poèmes, il y a de l’épouvante et du désespoir. Ce ne sont plus les belles et saines et luxuriantes descriptions des Flamandes ; on entend pleurer les cloches au crépuscule ; les cercueils montent dans les escaliers raides et la « corde racle au ras de leurs charnières » ; les malades songent au vers et les chants des moines, le soir :
roulent parmi leurs râles,Le flux et le reflux des douleurs vespérales.
Nous approchons de la terrible crise morale qui va bouleverser le poète et lui inspirer les poèmes les plus tragiques et les plus angoissants et les plus exaspérés.
Après les Moines, Verhaeren s’était mis à voyager. Il fit de longs séjours à Londres ; il visita les villes industrielles du Nord. Il s’en fut aussi à Liverpool et à Glasgow. Ses biographes racontent qu’à la même époque, il fut atteint d’une maladie d’estomac, récoltée au cours de ses énormes beuveries, durant les années d’étudiant. Que ce mal ait contribué à former le Verhaeren des Flambeaux noirs, ce n’est pas douteux. On sait par Huysmans, par Retté et l’on savait par Carlyle, l’effet que peut produire sur un cerveau de littérateur, la maladie d’estomac. Mais les brumes de Londres, la suie de Liverpool, la désolation des cités industrielles influencèrent fortement le poète. Il en rapporta une peur de la vie, un désespoir sans bornes dont les Flambeaux noirs, les Bords de la route, les Soirs, les Débâcles sont la manifestation sinistre. Plongé dans l’horreur et dans l’effroi, Verhaeren qui a donné aux Débâcles ce sous-titre : Déformation morale, est comme pris de vertige. Il souffre affreusement. Il est en proie à la terreur la plus folle et la plus inimaginable et il se complaît dans cette maladie atroce ; il donne son « baiser au Désespoir », il se fait le messie d’un Evangile de mort et d’hallucination. Ce ne sont plus désormais que des paysages de démence où le poète savoure sa torture, s’ingénie à la compliquer. Du sang coule, des morts s’entassent, des glas sonnent lugubrement. Quel est ce mal étrange, cette folie effarante qui pousse le poète peu à peu vers la mort ? Il a peur de tout ce qu’il voit, de tout ce qu’il rencontre. Les chemins et les campagnes se peuplent de fantômes. Le ciel suinte de l’horreur. Il a peur même de la peur ; il est comme un criminel poursuivi par le remords et que hantent des souvenirs affreux. Les objets les plus familiers revêtent pour lui des apparences de sombre épouvante. Ce sont les « horloges et leur effroi ».
Volontaires et vigilantes,Pareilles aux vieilles servantes,Boitant de leurs sabots et glissant sur leurs bas,Les horloges que j’interroge Serrant ma peur en leur compas.
C’est la cloche qui
Martèle obstinément l’âpre silence — et tinteQue, dans le soir, là-bas, on met en terre un mort.
Ce sont toutes les choses aimées, connues, chantées jadis qui s’emplissent de désolation. Et le poète, peu à peu, pris d’on ne sait quelle fièvre mystérieuse, roule à travers des hurlements de terreur et des sanglots vers la folie ténébreuse qui le guette sournoisement.
Heureusement une accalmie se produit. Les pages de douleur exaspérée vont faire place à des chants plus calmes. Le poète va se ressaisir et se dompter ; voilà
... qu’il reprend sur lui la charge de penserEt que l’aube revient d’orgueil le pavoiser.
Et ce sont les Villages illusoires (5894). Disparues les effrayantes visions, finies les hallucinantes- chevauchées à travers le froid et la nuit, parmi des ouragans d’épouvante. Après ces strophes démesurées et brûlantes qui font songer à Arthur Rimbaud, le Rimbaud des Illuminations, ce sont les strophes véhémentes encore, mais apaisées, où sont magnifiés les héros du travail, les combattants de la vie. Le « Saint-Georges, fermentant d’ors », est descendu « avec des plumes et des écumes » et a chassé les bêtes puantes et malfaisantes. Le paysage s’est transformé ; les ruisseaux gazouillent ; les arbres vermeils se baignent dans le soleil et les étangs sont parfumés. Tout est douceur. Ce sont les « heures claires » ; c’est la joie et la paix. Et maintenant défilent, symboliques et vivants, le Forgeron, le Sonneur, le Meunier, les Cordiers. Le Forgeron, depuis des années, martèle en bon et patient ouvrier et regarde monter dans le brasier la fumée de ses colères et de son désespoir ; il annonce à l’humanité l’œuvre de demain, faite de courage et de labeur obstiné. Les Cordiers échevèlent les chanvres ; les Pêcheurs jettent leurs filets dans l’eau profonde qui dort sous la lune. Vraiment on sent que le poète, délivré, respire avec joie et plénitude. La vie lui apparaît meilleure et pleine d’enchantements.
Mais bientôt il va se pencher de nouveau sur la souffrance. Cette fois, ce n’est plus sa douleur vaincue et son orgueil terrassé qui l’inspirent. C’est tout le Mal humain qui l’apitoie et le révolte. Et il nous donne, coup sur coup, les Campagnes hallucinées, les Villes tentaculaires, les Aubes (1893-1898). D’un effort suprême, Verhaeren vient d’atteindre à la plus haute expression de son génie. Le problème social le sollicite. Il a vu les campagnes désertes, les routes vides et les villes énormes, monstrueuses, gigantesques, grandissant toujours, absorbant des victimes par troupeaux, prenant les petits villages, les hameaux et les bourgs dans leurs tentacules, les suçant et les épuisant. Ah ! ce tableau émouvant des campagnes abandonnées, pleurant sur leur bonheur évanoui. Et ces villes sinistres, ces ogresses dévorantes où le poète nous montre, tour à tour, les symboles de laideur et de férocité que sont les Spectacles, la Bourse, les Usines, le Bazar. Les Villes tentaculaires, ce sont surtout des visions de Londres, ce Londres où Verhaeren a vécu, souffert et rêvé. Mais en même temps que l’évocateur nous peint des scènes de folie et de meurtre où passent les soldats, les marchands, les prostituées, les esclaves, tout un monde angoissé de damnés et de criminels, il clame immensément son espoir d’un demain meilleur. Vers le Futur, c’est après la Révolte, où battent « des coups de crosse », l’annonce du monde nouveau qui s’élabore sur le fumier de la misère et le rutilement de l’or. Ici Verhaeren dépasse, par le lyrisme prophétique, son ancêtre Hugo ; il se dresse comme le poète de son époque, terrible et fulminant, les doigts tendus vers des horizons de lumière. Nul poète, avant Verhaeren, n’a dit pareillement les douleurs et les rêves de son siècle et dans une telle langue où la phrase martelée souffle bruyamment, haletante et tempétueuse. Nul n’a su exprimer comme lui la poésie des cités de travail, de ma ; chines, de science et de recherches et le tourment qui agite les foules en marche vers plus de vérité et plus de bonheur. Et ce qu’il faudra retenir surtout de l’œuvre de Verhaeren, ce sont les poèmes de cette période où, après des douleurs et des visions de folie, il s’est enfin trouvé à travers l’humanité et a su donner à son siècle la forme d’art qui lui convenait.
Après, c’est le calme définitif. L’ouragan s’apaise. C’est un grand lac transparent que rident la brise et le vol des oiseaux. Le poète, marié, et goûtant la douceur du foyer, devient tendre et chante un hymne d’amour. Peu à peu sa sérénité s’élargit, son amour embrasse les hommes et s’étend sur les choses. Dans les Visages de la Vie (1899) et dans les Forces tumultueuses (1902), il y a pourtant encore de la bourrasque, mais c’est la bonne tempête, celle qui consume tous les mauvais germes. Verhaeren célèbre la Science, l’Art, les destructions utiles, les créations nécessaires ; il nous promène allègrement à travers ses chimères et nous conduit vers l’île d’Utopie, rayonnant dans les lointains. Il rêve d’une vaste entente humaine et chante la communauté des peuples, installée sur les ruines des patries et des guerres. Quel magnifique chant de joie débordante et triomphante où le poète a mis toute son exaspération et tout son paroxysme de jadis ! Il voudrait par ses poumons « boire l’espace entier » ; il s’enivre de fraternité ; il s’étonne de découvrir tant de bonté et de douceur dans la nature maternelle et que la Vie puisse être aussi bonne :
Pour la première fois, je vois les vents vermeilsBriller dans la mer des branchages,Mon âme humaine n’a point d’âge ;Tout est jeune, tout est nouveau sous le soleil.
Cela va nous mener à la Multiple splendeur, où le poète aboutit décidément à l’amour universel, dans une sorte de délire panthéiste. « L’homme, écrit-il, est un fragment de l’architecture mondiale. Il a la conscience et l’intelligence de l’ensemble dont il fait partie. Il découvre les choses, il en limité le mystère, il en pénètre le mécanisme... Or, je le demande, est-il possible que l’exaltation lyrique reste longtemps indifférente à un tel déchaînement de puissance humaine et tarde à célébrer un aussi vaste spectacle de grandeur. Le poète n’a qu’à se laisser envahir, à cette heure, par ce qu’il voit, entend, imagine, devine, pour que les œuvres jeunes, frémissantes, nouvelles, sortent de son cœur et de son cerveau. Et son art ne sera ni social, ni scientifique, ni philosophique ; ce sera l’art tout simple, tel que l’ont compris les époques élues où l’on chantait avec ferveur ce qu’il y avait de plus admirable, de plus caractéristique et de plus héroïque dans chaque temps. On vivra d’accord avec le présent, le plus près possible de l’avenir ; on écrira avec audace et non plus avec prudence ; on n’aura pas la peur de sa propre ivresse et de la rouge et bouillonnante poésie qui la traduira [1]. »
Tout Verhaeren est dans ces quelques lignes. Maintenant, après des heures troubles et des crises terribles, il a su découvrir l’oasis réconfortant et paisible. Le voilà souverainement calme qui interroge les destinées et s’efforce de découvrir les routes lumineuses à travers les brouillards d’aujourd’hui, ces brouillards qu’il a troués impétueusement, de toute l’ardeur et de tout l’éclair de son génie. Et c’est un phénomène éblouissant que cette transformation magique : ce blasphémateur malade et féroce, cet imprécateur passionné et torrentiel devenu le chantre magnifique et sublime des espoirs et des songes de son siècle. Désormais, Verhaeren, sur la tranquillité énorme d’es cimes si péniblement atteintes, après tant d’affres et d’incertitudes, rayonne sur son époque qu’il domine, résume, étreint dans un amour immense.
Après ça, il est assez puéril de rechercher les origines littéraires de Verhaeren. Il importe peu de savoir à quelle école le rattacher. Aussi bien, quoique symboliste et vers-libriste, il n’a qu’une parenté douteuse avec ses compagnons du symbolisme. Il ne procède de personne. Il est lui. Il a pu subir un moment les influences de sa génération poétique, bénéficier des innovations et des libertés prosodiques de Laforgue, des Mallarmé, des Gustave Kahn, mais il a su promptement se forger sa langue à lui, une langue bien particulière. Il est curieux, d’ailleurs, d’observer comment les poètes de la génération symboliste ont dû, chacun, se frayer une route à part. Voyez Laforgue et Corbière ; voyez Vieillé-Griffin, si musical, et Gustave Kahn. Verhaeren ne ressemble à aucun de ceux-là. Il apparaît brutal, véhément, barbare, truculent, débordant de force, souvent chaotique. Il doit être placé à côté des Homère, des Shakespeare, des Hugo. Ne cherchez dans lui que le sublime, le grandiloquent, le fantasmagorique, l’âpreté des sensations, l’intensité des visions ; ne lui demandez ni nuances, ni discrétions, ni légèretés. Il ne sait pas s’amuser ; il ne badine pas. C’est un rude constructeur, un géant de pensée et de labeur. Par là, il échappe à toute enrégimentation et, si son libre et bouillonnant génie ne peut s’évader de son époque, du moins échappe-t-il à son milieu, à sa race et n’entend-il être réclamé que par l’humanité tout entière. Car ce septentrional, élevé sur les bords de l’Escaut, dans la Flandre joyeuse, ne cannait ni frontières ni limites. Il est l’enfant de la Terre et il appartient à la race humaine. C’est là le signe de tout grand poète et de tout grand penseur.
Mais achevons cette étude en signalant le dernier volume du poète : Toute la Flandre : les Héros (1908). Cette fois, Verhaeren semble avoir oublié ses préoccupations immenses pour revenir plus particulièrement au coin de terre qui l’a vu grandir. Il nous dit en vers frémissants d’amour tout son culte pour la Flandre et fait défiler à nos regards les ancêtres : Saint-Amand, Baudoin Bras-de-Fer, Guillaume de Juliers, Les Communes, Les Gueux. On assiste avec lui au développement de son pays. Le livre se clôt sur un hymne à l’Escaut, « puissant, compact, pâle et vermeil ». C’est un cri émouvant d’ardente reconnaissance et de piété filiale.
On doit aussi à Verhaeren des pièces en vers mêlés de prose : Le Cloître, où il évoque à nouveau les rudes moines de ses premiers poèmes ; Philippe II, drame historique. Mais ce n’est pas dans son théâtre qu’il faut apprendre à aimer Verhaeren : le dialogue n’y est pas habile et l’œuvre n’a pas une grande vie scénique. On sent que le poète n’est pas à son aise. Là où il atteint le maximum d’effet et où son génie lyrique a pu se donner le plus librement carrière, c’est dans les poèmes de sa seconde manière, dans les Villes tentaculaires, dans les Forces tumultueuses, dans la Multiple splendeur, là où il a magnifié la Vie universelle, l’Amour, l’Avenir. Mais son œuvre entière s’impose à l’admiration, même de ceux qui n’aiment pas le poète et n’affectent de voir en lui que le Barbare. Barbare, c’est possible, dirons-nous, brutal et massif, mais si terriblement vivant et évocateur, si profondément troublant, tour à tour douloureux, affolant, hallucinant et majestueusement calme, d’une douceur paisible et puissante. Et nous placerons, sans scrupules, Emile Verhaeren au premier rang, parmi les grands poètes du siècle.