... Pour autant qu’il s’agit de la structure, de l’idée générale et des tâches du système des conseils, il règne dans le public les conceptions les plus étranges. Même dans les organisations ouvrières libertaires, nous voyons se manifester les avis les plus contradictoires sur la question de savoir comment les « soviets » doivent être organisés et utilisés. La confusion générale a été augmentée par l’introduction du système des conseils ouvriers dans les lois de l’État et dans les méthodes de la production capitaliste en Allemagne. Lorsque les ouvriers réclamèrent pour eux-mêmes le droit de contrôler la production et les méthodes de travail, cette revendication parut satisfaite par le droit qu’on leur garantit de former des délégations d’usines et de les baptiser « conseils d’entreprise » [1]. Le domaine d’intervention de ces soviets était déjà très limité, mais leurs droits étaient encore minimisés du fait que l’élection était basée sur le système parlementaire des listes politiques, laquelle est en contraste absolu avec l’idée des soviets, mais permet de maintenir ces organisations sous le contrôle des partis.
Ailleurs — là-même où la révolution et le mot d’ordre « Tout le pouvoir aux soviets ! » avaient apporté la victoire aux paysans et aux ouvriers les soviets devinrent un instrument d’État et de Parti au lieu de rester le facteur décisif de la vie publique en lui conférant un caractère socialiste [2]. Si cependant, de ce qui arriva ici et là, les anarchistes tiraient la conclusion que l’idée soviétique, dans son ensemble, n’a rien à faire avec la liberté, ils commettraient la même faute que ceux qui repoussent l’idée même de loi sociale, à cause des aberrations de la loi imposée par l’État. La falsification d’une idée ne suffit pas à prouver que cette idée elle-même est fausse.
Les soviets sont les organes de la communauté socialiste et, comme tels, les représentants de toute l’humanité qui travaille pour le bien commun.
Par le moyen des soviets, chacun dans la masse des travailleurs prend sa part dans la vie sociale et publique. Lorsque l’exploitation aura été supprimée, quiconque ne se place pas lui-même en-dehors de la société, assumera quelque service social dans le cadre des soviets. Seulement, pendant la transition révolutionnaire devront être tenus à l’écart des soviets tous ceux contre qui la révolution est en lutte. Comme le premier devoir des soviets est d’abolir l’exploitation capitaliste et de réaliser la communauté socialiste, des gens qui ne veulent pas le socialisme ne peuvent être admis à la tâche de le construire. Pendant cette période, le rôle spécial des soviets sera d’appliquer les décisions de la classe prolétarienne, de briser les mouvements de la contre-révolution et de s’opposer à la formation de nouveaux systèmes de gouvernements qui pourraient se présenter comme les protecteurs de la révolution et se réclamer du pouvoir soviétique et de la dictature du prolétariat, dans le seul but de se fortifier dans le pouvoir et d’agir comme les dictateurs.
Les anarchistes ont raison lorsqu’ils évitent autant que possible de recourir à l’expression « Dictature prolétarienne ». — Et pourtant, une interprétation correcte du terme soviet pourrait, sans autre restriction, écarter tout ce qui n’est pas la simple rupture, par le prolétariat lui-même, de tout ce qui s’oppose à la révolution. La suppression violente des menées contre-révolutionnaires au moyen de la lutte armée, des tribunaux populaires et autres mesures de sécurité est nécessaire aussi longtemps que la classe vaincue possède encore quelque pouvoir et quelque moyen d’attaquer les droits des ouvriers révolutionnaires. Une dictature révolutionnaire de classe est indispensable pendant la période de combat, pourvu que cette dictature se confonde avec la révolution elle-même. A part cela, aucun groupe révolutionnaire particulier, aucun parti ou corps séparé de sélection révolutionnaire ne peut, en quelque circonstance que ce soit, être autorisé à gouverner et à persécuter les prolétaires socialistes. La dictature du prolétariat est, aux yeux des marxistes, la dictature de l’exécutif du parti marxiste. C’est une puissance qui plane au-dessus des soviets et s’attribue le droit de faire les lois, de lever l’impôt, de parler au nom de la révolution, voire même de déclarer la guerre ou de signer des traités avec les gouvernements étrangers. Cette clique de parti est censée occuper le pouvoir à titre provisoire, en attendant que le socialisme se soit étendu partout. Mais étant donné que tout gouvernement centralisé repose sur la puissance d’État, affirme la prépondérance de l’autorité, poursuit la création de privilèges et conspire contre l’égalité — une telle dictature ne ferait que paver la route pour l’oppression de classe, en conduisant à de nouvelles formes d’exploitation et en faisant revivre les maux qui ont été balayés par la révolution. Le socialisme ne peut donc être atteint en aucun cas sous cette forme de la soi-disant dictature prolétarienne, car le nouveau pouvoir ne consentirait jamais à abdiquer jusqu’à ce qu’une nouvelle révolution n’ait restitué tout le pouvoir aux soviets...
« Tout le pouvoir aux soviets » se présente historiquement comme une formule révolutionnaire bâtarde. C’est la revendication de la liberté exprimée en termes d’autorité.
Vis-à-vis du gouvernement de Kerensky et de la Douma, avec tout son appareil administratif hérité du tzarisme, « Tout le pouvoir aux soviets » se présente comme une formule révolutionnaire. Le gouvernement parlementaire prétendait se placer au-dessus des soviets, les dominer, définir leurs attributions et fixer des limites à leur initiative. Aux yeux des ouvriers et paysans russes, aux yeux des soldats et marins révolutionnaires, le mot d’ordre : « Tout le pouvoir aux soviets » signifiait évidemment : Pas de pouvoir au-dessus des soviets ! Il servait à briser le vieux monopole politique et national de l’État, à disloquer le système bureaucratique, militaire et policier et à forcer les portes de la liberté. C’est en ce sens qu’il est possible de lui reconnaître un contenu vraiment fédéraliste et socialiste.
Mais un mot d’ordre n’en reste pas moins un mot d’ordre, et l’acclamation d’un pouvoir spécial. Lorsqu’un pouvoir quelconque est identifié artificiellement à la révolution toute entière, il devient rapidement un facteur de contre-révolution. La phrase reste la même, il suffit de changer l’accent. Dire : Tout le pouvoir aux Soviets
, c’est affirmer en même temps que l’initiative des masses ne peut en aucun cas dépasser le cadre du nouveau régime, le déborder, ni chercher au-delà des formes complémentaires ou renouvelées d’expression. C’est opposer le système soviétique, comme une barrière, à tout élargissement ou progrès futur, et cela même si, dans son contenu actuel, le soviet se trouvait fossilisé, dégénéré, abâtardi et corrompu, comme ne manquent pas de le devenir toutes les organisations qui ont en vue leur propre conservation et celle de leurs prérogatives.
Quand bien même on substituerait à la formule russe de 1917, une formule apparemment différente : « Tout le pouvoir aux syndicats » — « Toute l’économie aux fédérations d’industrie » — « Toute l’administration aux communes » — le caractère totalitaire positif du mot d’ordre n’en subsistera pas moins, après que ce sera évaporé le contenu révolutionnaire de la revendication négative.
Ce qu’il faudrait dire, c’est : Pas d’autorité sur le syndicat
, Pas de gouvernement dominant la Commune
, Pas d’administration au-dessus des producteurs-consommateurs librement fédérés.
Et par là, on définirait clairement l’étape immédiatement réalisable de la révolution, sans prétendre définir la révolution toute entière par cette seule étape, l’y fixer, l’y arrêter, et enchaîner avec elle tout l’avenir de l’humanité.
La revendication que comporte immédiatement la critique de toutes les institutions collectivistes viciées et dénaturées par l’exploitation capitaliste, la hiérarchie administrative et l’autorité des lois, c’est évidemment la libération de ces institutions enchaînées par l’État centralisateur et la corruption ploutocratique. En ce sens, nous ne cesserons de réclamer, jusqu’à ce qu’elle soit pleinement réalisée, l’autonomie du syndicat, de la coopérative, de la commune rurale, de l’atelier collectiviste, vis-à-vis des formes de contrainte sociale qui leurs sont imposées.
Mais cela veut-il dire que nous puissions accepter une nouvelle monopolisation de toutes les fonctions sociales, ou même d’une seule d’entre elles, dans les mains de l’une quelconque de ces institutions arrachées au joug de l’État bureaucratique ? Poser la question, c’est y répondre. Car poser la répartition des fonctions politiques (ou économiques) entre des organismes représentatifs des éléments abstraits de la société (ou dépositaires exclusifs de certains intérêts) c’est restaurer l’État sous sa forme parlementaire ou sous sa forme corporative ; c’est nier le fédéralisme et trahir la révolution.