Les gens naïfs, qui n’ont jamais eu besoin de s’occuper de ce « droit positif » qui règne chez nous – comprenez : qui règne sur des personnalités humaines –, considéreront ces propositions comme logiques, raisonnables et allant de soi. Pourtant, il faudrait presque aller se réfugier dans les régions du Pôle Nord si on voulait échapper à un État, sans tomber sous la domination d’un autre. Et cela n’est même pas tout à fait vrai. Car si un jour les êtres humains réussissent à atteindre le Pôle Nord, la première chose que feront les explorateurs sera d’y hisser le drapeau d’un État national et de proclamer l’annexion du Pôle Nord, ainsi que des territoires limitrophes, y compris les phoques et les ours blancs qui y habitent. Et le monarque de l’État en question aura le droit, en plus de tous ses titres, de porter celui de « Seigneur du Pôle Nord » ; un petit plaisir qui n’est pas à négliger, car si jamais le mécontentement de ses « sujets » humains venait à augmenter au point de lui rendre le séjour difficile dans les États de sa couronne, il pourrait toujours essayer de faire le bonheur de ses États polaires en établissant son empire au milieu des phoques et des ours blancs.
J’ai choisi à dessein l’exemple du monarque pour montrer que l’État coercitif moderne était issu de la possession et de la conquête de territoires. Ce n’est que si un pays appartient de droit divin à un individu et à sa famille qu’on peut expliquer qu’un homme puisse imposer ses conditions à tous ceux qu’il autorise gracieusement à vivre dans son pays et à s’y nourrir, qu’il puisse en disposer à son gré en tant qu’esclaves ou sujets. L’État féodal du Moyen Âge serait ce qu’il y a de plus proche de cette forme primitive d’État. Le chemin est long pour, de là, arriver à l’« État de droit » moderne. Je ne m’y attarderai pas. Mon but aujourd’hui n’est pas de fournir une étude historique – aussi tentant que cela soit, car l’histoire de l’évolution de l’État n’est qu’une histoire continue de l’injustice et de la violence.
Il est connu que, aujourd’hui encore, les monarques, même quand leurs pouvoirs ont été fortement réduits par leurs bons et loyaux su-jets, font remonter leur autorité au droit divin ou à la grâce divine. C’est l’un des grands mérites de la Révolution française que d’avoir ouvert des brèches impossibles à combler dans la théorie de l’« État par la grâce de Dieu ». Si la France, ou par exemple la Belgique, la première par intermittence, la seconde en ce moment même, ont le privilège de connaître la monarchie, ce ne sont plus des monarchies par la grâce de Dieu mais par la grâce de la Révolution.
Admettons que nous soyons tous d’avis qu’il ne saurait être question de justifier l’existence de l’État coercitif par la volonté de Dieu, pour la bonne et simple raison qu’il ne saurait être question de Dieu, il reste la question de savoir d’où l’État coercitif entend tirer son droit d’intervenir dans les affaires et dans l’histoire d’individus qui ne lui demandent rien. Rousseau a déjà répondu : du « Contrat social ». Seulement, un tel contrat n’a jamais été conclu et même si cela avait été le cas, les ancêtres n’auraient aucunement le droit d’entraver la liberté de décision des générations suivantes, ni même d’un seul descendant.
La réponse habituelle, en notre époque de lâcheté, alexandrine et byzantine, est la suivante, pour autant qu’on pose la question, généralement considérée comme sans intérêt : il n’existe pas de droit naturel, comme chacun sait, mais seulement un ordre juridique positif qui nous a été transmis historiquement, et auquel l’individu doit se résigner puisqu’il ne peut échapper au moment historique dans lequel il vit. Bien qu’on ait pu, au siècle dernier, faire passer beaucoup de verbiage insupportable et non scientifique, mais surtout beaucoup de demi-connaissances, sous la bannière du droit naturel et des droits de l’homme, c’est un mensonge honteux de dire qu’on ne peut absolument pas définir le droit de manière abstraite, mais seulement le déduire du point de vue historique concret. Mon droit, ce sont mes relations, c’est-à-dire les relations que j’accepte d’avoir avec le monde et mes semblables, ou c’est, pour reprendre une expression que Stirner a employée, d’après mes souvenirs : mon droit est ma puissance.
Si tant est qu’il veuille se constituer sur un autre fondement que celui de la violence, l’État ne pourrait donc trouver sa légitimité et la justification de son existence que dans l’accord volontaire de ses membres, dont chacun aurait la possibilité à tout moment de résilier son libre engagement.
Faisons, au passage, une remarque : si nous, les anarchistes, combat-tons énergiquement les efforts que font les sociaux-démocrates pour fonder un État coercitif social, ce n’est pas en premier lieu, me semble-t-il, parce que nous voyons tout ce qu’il y a d’absurde dans le projet de chercher le remède aux maux de notre temps ailleurs que dans la liberté – après tout, les hommes ont bien le droit à la déraison et à l’avilissement ; certes, nous voulons les éclairer autant que possible, mais s’ils ne se laissent convaincre d’aucune façon, nous pouvons parfaitement les laisser dans leur obstination. En premier lieu, dans ce combat, nous ne faisons que nous défendre car nos adversaires ne songent à rien d’autre qu’à une nouvelle version du vieil État coercitif, car l’État des sociaux-démocrates est censé s’appuyer sur le droit positif, c’est-à-dire la violence, et non pas sur la libre entente.
Je ne souhaite pas aborder ou préciser la question de savoir à quoi pourrait ressembler la société socialiste si une partie des hommes du futur étaient amenés à fonder une forme d’État, lors même que certaines régions seraient habitées par des groupes anarchistes libres – une éventualité, d’ailleurs, qui pourrait très bien devenir réalité. Je voudrais plutôt montrer les changements considérables que subiraient toutes les conditions de vie, si nos États actuels, au lieu de reposer sur la violence, étaient fondés sur la libre entente et la libre résiliation.
Supposons que je me lève demain matin et que je lise dans le journal du matin qu’il s’est produit un bouleversement radical dans le pays, je commencerais par lancer un appel destiné à trouver des camarades pour vivre ensemble en Allemagne, mais en dehors de l’État qui se fait appeler l’« Empire allemand ». Sans attendre le succès de ma démarche, je ferais comprendre au percepteur, venu apposer son scellé sur un de mes meubles, qu’il peut admirer ma porte close, étant délié de tout rapport avec lui et ses commanditaires ; je serais, à compter de ce jour, sorti de l’État. La première conséquence qui résulterait de la sortie de l’État serait donc : le refus des impôts. Si, par ailleurs, j’avais porté plainte contre quelqu’un qui me devait de l’argent, j’informerais immédiatement le tribunal compétent que ma plainte n’a plus lieu d’être, que je renonce désormais à importuner Messieurs les juges, car j’ai choisi d’user de la possibilité nouvellement apparue de sortir de l’État, dont je viens d’avoir connaissance par les journaux. La deuxième conséquence qui en résulterait serait donc : le fait de renoncer à la protection des tribunaux et de la police. Enfin, troisièmement, je serais privé de tous mes droits publics et politiques, de mon droit de vote en particulier, et quatrièmement je n’aurais plus le droit ni le devoir d’accomplir des obligations militaires. Je perdrais également le droit de faire instruire mes enfants dans les écoles de l’État. Je n’aurais plus besoin de déclarer mon domicile à la police, et mes relations sexuelles, ce qui porte habituellement le nom de mariage, ne seraient plus soumises au contrôle de l’État – pour autant que je sois lié à une femme qui serait elle-même sortie de l’État (pour des raisons de simplicité, nous laisserons de côté, pour le moment, le cas de la polygamie). Bref, je serais débarrassé d’un grand nombre de droits et de devoirs et j’en éprouverais une joie immense.
Cela dit, je serais désormais libre comme l’air, libre et sans protection comme l’oiseau dans l’air. Il est vrai que je pourrais, d’une part, comme précaution contre d’éventuels voleurs ou meurtriers dont l’État ne me préserverait plus, me procurer un revolver sans que je sois obligé d’obtenir un permis au préalable ; mais, d’autre part et surtout, les choses seraient rendues sensiblement plus faciles et plus belles par la présence des milliers de camarades qui m’auraient rejoint dès le premier jour. Car, si le mouvement anarchiste est encore relativement faible aujourd’hui, les gens qui ne veulent pas entendre parler d’État, quel qu’il soit, ceux que j’appellerais volontiers les « anarchistes inconscients », se comptent par millions. Très vite, l’État ne serait plus constitué, grosso modo, que par les plus hauts fonctionnaires et par les propriétaires des moyens de puissance économique. Puisque plus personne, à part eux, n’aurait envie de payer ses impôts, on verrait tous ces messieurs fonctionnaires se faire entretenir par les grands propriétaires, qui auraient à supporter cette charge considérable. Ces derniers, dans un moment de colère et d’imprudence, se laisseraient sans doute entraîner à sortir de l’État, en sorte que l’État ne serait plus composé que par les hommes de gouvernement. Les messieurs propriétaires de la terre et des moyens de production en viendraient à regretter amèrement d’être sortis de l’État, car les pauvres et les non-possédants profiteraient aussitôt de l’occasion pour avoir, en toute tranquillité, une sérieuse explication avec les possédants.
J’emploie finalement la plaisanterie, ce qui est presque une nécessité quand on avance une proposition dont on sait qu’elle ne se réalisera jamais. Mais cela nous conduit tout de même à des considérations sérieuses. Si l’État se plaçait sur la base de la libre entente, il pourrait conserver une grande partie de ses lois et de ses dispositions pour tous les hommes qui ne déclareraient pas formellement qu’ils sortent de l’État. Ainsi, il pourrait par exemple protéger la propriété privée de ses membres et empêcher quiconque voudrait la violer. Supposons qu’un individu, qui aurait fui l’État en en sortant, porte atteinte à la propriété d’un ressortissant de l’État, l’État pourrait le considérer comme un ennemi extérieur et pourrait, en cas de capture, appliquer contre lui les dispositions particulièrement sévères d’un code pénal qui aurait été spécialement conçu à cet effet. Mais ce que je voudrais surtout faire remarquer, c’est que toute une série de dispositions juridiques, aujourd’hui en vigueur, seraient condamnées à disparaître, même en ce qui concerne les ressortissants de l’État, si l’État se plaçait sur le terrain du libre contrat. Il n’aurait plus que le droit de s’immiscer dans les affaires concernant l’ensemble de ses membres volontaires. Il devrait renoncer à s’occuper des rapports et des relations que les individus décideraient d’avoir entre eux, sans qu’ils gênent les autres.
Ainsi, par exemple – par ces quelques remarques je crains évidemment de scandaliser certains sociaux-démocrates au plus haut point –, l’État devrait dans l’heure cesser de vouloir punir le duel. Car le duel est certes une folie dictée par l’autorité morale des principes de respectabilité, mais c’est aussi un accord entre deux personnes qui juridiquement ne regarde personne d’autre.
Si, en effet, deux hommes se mettent d’accord pour se tirer dessus ou se battre l’un contre l’autre, personne n’a le droit d’intervenir arbitrairement dans leurs affaires privées. Un État qui reposerait sur le contrat révocable ne serait pas davantage autorisé à jouer les gardiens de la vertu, et si par exemple deux hommes adultes se sentent attirés l’un par l’autre en raison de leurs besoins sexuels anormaux, je ne vois pas du tout quel intérêt légitime peut avoir la communauté des autres membres de l’État à punir cette forme de pédérastie. Naturellement, cela est d’autant plus choquant quand on voit par exemple que, en Angleterre, aujourd’hui encore, la tentative de suicide est passible d’une peine, quand l’État, donc, intervient brutalement dans la sphère juridique séparée d’un individu. Car la manière dont je fais face à la vie et à la mort est une affaire qui ne regarde que moi, dont je suis seul juge.
Puisque nous en sommes arrivés au suicide, c’est l’occasion de conclure pour aujourd’hui. Chez nous, sur le continent, chacun sait que le suicide n’est pas puni par l’État ; de fait, il existe pour nous un moyen légal de sortir dès aujourd’hui de l’État, et ce moyen c’est le suicide. Pour ceux qui aiment la vie et qui veulent la rendre plus libre et plus heureuse, je ne puis malheureusement en indiquer un autre, car l’État est comme une souricière : le gras fromage de la vie nous y attire à la naissance, mais la suite c’est : « tu es dedans, tu y restes », et qui ne veut pas s’y résigner, celui-là s’enfoncera profondément les pointes acérées des lois dans ses propres chairs. C’est pour cette raison qu’il est nécessaire d’apporter un éclaircissement total de la cruelle absurdité que constitue l’État, afin que les hommes se décident enfin à transformer les choses de fond en comble et qu’ils puissent s’associer dans des groupes affinitaires libres sans la coercition de l’autorité et sans l’autorité de la coercition.