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3 septembre 1910

Ricardo Flores Magón : « Aux prolétaires »

dimanche 14 juin 2020, par Ricardo Flores Magón (CC by-nc-sa)

Regeneración (4e époque) n°1 - 3 septembre 1910

Ouvriers, écoutez très bientôt l’infâme paix, dont nous sommes affligés depuis trente ans, sera rompue. Le calme du moment contient en puissance l’insurrection de demain. La révolution est la conséquence logique de tous les faits qui ont constitué le despotisme, maintenant agonisant. Il faut qu’elle vienne inévitablement, fatalement, avec la ponctualité du soleil nouveau qui apparaît, pour nous délivrer des angoisses de la nuit. Et vous allez être, vous, les ouvriers, la force de cette révolution. Ce seront vos mains qui empoigneront le fusil revendicateur. Ce sera notre sang qui maculera la terre, comme des fleurs rouges de feu. Si des yeux doivent pleurer, ce seront ceux de vos mères, de vos filles, de vos femmes. Vous allez être, donc, les héros ; vous allez être la colonne vertébrale de ce géant aux mille têtes qui s’appelle insurrection ; vous allez être le muscle de la volonté nationale transformée en force.

La révolution doit se faire sans rémission, et mieux encore, elle doit triompher c’est-à-dire, qu’il faut qu’elle arrive avec toute sa violence jusqu’à la tanière où les chacals qui nous ont dévorés dans cette longue nuit de trente-quatre ans, célèbrent leur dernier festin. Mais est-ce tout ? Ne vous semble-t-il pas absurde de faire tant de sacrifices pour le simple caprice de changer de maître ?

Ouvriers, mes amis, écoutez il faut, il est urgent, que vous ameniez à la révolution qui approche, la conscience de l’époque ; il faut, il est urgent que vous incarniez dans la lutte l’esprit du siècle. Autrement, la révolution qu’avec tant d’affection nous voyons se développer, ne différera en rien de toutes ces révoltes presque oubliées, fomentées par la bourgeoisie et dirigées par la dictature militariste, et dans lesquelles vous ne jouiez pas le rôle héroïque de propulseurs conscients, mais celui, si peu élégant, de chair à canon.

Sachez-le une fois pour toutes : verser le sang pour amener au pouvoir un autre bandit qui opprimera le peuple est un crime, et c’est ce qui arrivera si vous prenez tes armes avec le seul objet de renverser Díaz pour mettre à sa place un nouveau gouvernement. La longue oppression dont a souffert le peuple mexicain, le désespoir qui a envahi tout le monde à cause de cette oppression, a eu pour effet de faire germer dans l’âme attristée du peuple, une seule ambition : celle de changer les hommes du Gouvernement. On ne supporte plus ceux qui y sont actuellement ; on les hait avec toute la force d’une haine si longtemps contenue, et l’idée fixe d’un changement de gouvernants est arrivée à faire oublier l’idéal ; les principes idéologiques qui pourront sauver le peuple sont restés subordonnés au seul désir de changement dans l’Administration publique. Un exemple très triste de cette vérité, se trouve dans cet enthousiasme fou, cette absurde joie avec laquelle fut accueillie la candidature d’un des fonctionnaires des plus pervers, d’un des bourreaux des plus sanguinaires qu’a eus la nation mexicaine la candidature de Bernardo Reyes.

Lorsque fut lancée cette candidature, le peuple mexicain l’accepta, sans même réfléchir sur la personnalité du postulant. Ce qui intéressait le peuple, c’était le changement. Le désespoir populaire semblait s’être cristallisé en ces mots : n’importe qui sauf Díaz, et comme celui qui est au bord de l’abîme, il s’est accroché à la candidature de Reyes, comme à un fer rougi. Heureusement, si Reyes est ambitieux, il est aussi trop lâche pour affronter Díaz et lutter contre lui. Cette lâcheté a évité au peuple mexicain la souffrance d’une tyrannie plus cruelle, d’une oppression plus sauvage s’il en est que celle qu’il subit actuellement.

Pour éviter ces regrettables égarements, il faut réfléchir. La révolution est imminente ; ni le gouvernement ni les partisans de l’opposition ne pourront l’empêcher. Un corps tombe de par son propre poids, obéissant aux lois de la pesanteur ; une société révolutionnaire, obéissant à des lois sociologiques incontestables, de même. Prétendre s’opposer à l’éclatement de la révolution est une folie que seul peut commettre un petit groupe ayant intérêt à ce qu’elle n’ait pas lieu. Et, puisque la révolution doit éclater, sans que personne ne puisse s’y opposer, il est temps, ouvriers, que vous tiriez de ce grand mouvement populaire tous les avantages qu’il porte en son sein et qui reviendraient à la bourgeoisie, si, inconscients de vos droits de classe productrice de la richesse sociale, vous figuriez simplement dans la lutte comme des machines à tuer et à détruire, sans avoir dans vos cerveaux l’idée claire et précise de votre émancipation et de votre élévation sociale.

Ayez toujours présent à l’esprit, ouvriers, que vous êtes les seuls producteurs de la richesse. Maisons, palais, chemins de fer, bateaux, usines, champs tout, absolument tout, est fait de vos mains créatrices et, cependant, vous manquez de tout. Vous tissez les toiles et c’est vous qui êtes mal habillés ; vous récoltez le grain et vous ne pouvez apporter à votre famille qu’un misérable morceau de pain ; vous construisez les maisons et les palais et vous êtes obligés de vivre dans des taudis et des caves ; les métaux que vous arrachez à la terre servent seulement à rendre vos maîtres encore plus puissants et par là même, à alourdir davantage votre chaîne. Plus vous produisez et plus vous êtes pauvres et asservis, pour la simple raison que vos maîtres sont les seuls à profiter de votre travail. Donc, si vous allez à la révolution avec le seul désir de renverser le despotisme de Porfirio Díaz, ce que vous atteindrez sans aucun doute, parce que le triomphe est sûr, vous obtiendrez, après le triomphe, un gouvernement qui mettra en vigueur la Constitution de 1857, et de plus vous aurez droit, au moins par écrit, à votre liberté politique ; mais dans la pratique, vous continuerez à être aussi esclaves qu’aujourd’hui et comme aujourd’hui vous n’aurez qu’un seul droit celui de crever de misère.

La liberté politique nécessite le concours d’une autre Liberté pour être effective : cette liberté est la liberté économique ; les riches jouissent de la liberté économique et c’est pour cela que ce sont les seuls à bénéficier de la liberté politique.

Lorsque le comité organisateur du Parti Libéral Mexicain formula le programme à Saint-Louis (États-Unis) le 1er juillet 1906, il eut la conviction, conviction qu’il a encore, conviction très ferme qu’il garde chèrement, que la liberté politique doit être accompagnée de la liberté économique pour être effective. C’est pour cela que, sont exposés dans le programme, les moyens qu’il faut employer pour que le prolétariat mexicain puisse conquérir son indépendance économique.

Vous devez partir au combat qui s’approche, avec la conviction que vous êtes les seuls producteurs de la richesse sociale, et que par ce seul fait, vous avez le droit, non seulement de vivre, mais aussi de jouir de toutes les commodités matérielles et de tous les bénéfices moraux et intellectuels dont profitent exclusivement vos martres. Sinon, vous ne ferez pas d’œuvre révolutionnaire digne de ce nom et de la pensée de nos frères des pays plus cultivés. Si vous n’êtes pas conscients de vos droits de classe productrice, la bourgeoisie profitera de votre sacrifice, de votre sang et de la douleur des vôtres, de la même façon qu’elle profite aujourd’hui de votre travail, de votre santé et de votre avenir, dans l’usine, le champ, l’atelier, la mine...

Donc, ouvriers, il faut que vous vous rendiez compte que vous avez d’autres droits que ceux que vous accorde la Constitution politique de 1857, et surtout que vous soyez convaincus que, par le seul fait de vivre et de faire partie de l’humanité, vous avez droit à être heureux. Le bonheur n’est pas le patrimoine exclusif de vos maîtres et patrons, mais aussi le vôtre, et plus grands encore sont vos droits, puisque c’est vous qui produisez tout ce qui rend agréable et confortable la vie. Maintenant, il ne me reste plus qu’à vous demander de ne pas vous décourager. Je vois en vous, le ferme désir, de vous lancer dans la révolution pour renverser le despotisme le plus honteux, le plus odieux qui ait jamais existé sur la terre mexicaine : celui de Porfirio Díaz. Votre attitude mérite l’admiration de tout honnête homme. Mais, je vous le répète, battez-vous avec la conscience que la révolution se fait par vous, que le mouvement sera soutenu avec votre sang et que les fruits de cette lutte seront à vous et à vos familles, si vous soutenez avec la fermeté que donne la conviction, votre droit à jouir de tous les bénéfices de la civilisation.

Prolétaires : n’oubliez pas que vous allez être le nerf de la révolution ; allez vers elle non pas comme le troupeau qu’on mène à l’abattoir, mais comme des hommes conscients de tous leurs droits. Allez au combat ; entrez résolument dans l’épopée ; la gloire attend avec impatience que vous brisiez vos chaînes sur les crânes de vos bourreaux.

 

Regeneración (4e époque) n°1 - 3 septembre 1910