Accueil > Editions & Publications > Espoir - CNT AIT > CNT AIT n°986 - 24 février 1982 > Les mots et des choses : Le mot « bourgeois »

Les mots et des choses : Le mot « bourgeois »

dimanche 24 septembre 2023, par Pierre-Valentin Berthier (CC by-nc-sa)

Sept mots ont comparu à notre tribunal : « république », « démocrate », « libertaire », « socialisme », « anarchie » (et ses dérivés), « racisme » et « fascisme ». Cela fait déjà une belle brochette. Aujourd’hui, le mot « bourgeois » va clore la série, que chacun pourra toujours prolonger pour son compte par ses recherches personnelles et ses réflexions.

VIII. - LE MOT « BOURGEOIS »

Au sens actuel, « bourgeois » signifie personne de la classe moyenne et dirigeante, qui ne travaille pas de ses mains (Petit Robert, 1976) ; adjectivement, conservateur.

Si l’on écrit l’histoire de la bourgeoisie, le mot prend un autre sens à d’autres époques, parce que la bourgeoisie ne fut pas toujours une classe dirigeante. Au temps des bourgeois de Calais, et au temps où François Ier livrait passage aux troupes de Charles Quint pour qu’elles allassent mettre à la raison (et à la potence) les bourgeois de Gand, au temps aussi de la Révolution française, les bourgeois furent de rudes lutteurs qui arrachèrent d’abord les franchises, les chartes et les libertés communales, et qui finirent par avoir la peau des aristocrates et des rois. Au XIXe siècle, ayant détruit ou apprivoisé les restes de la classe qui les avait dominés, ils ne se battaient plus guère que sur un front : contre la classe qu’ils exploitaient, qu’ils écrasaient, c’est-à-dire les paysans du patrimoine foncier et le prolétariat ouvrier que la révolution industrielle ne cesserait de faire grandir. Le mot « bourgeois », jusque-là assez respectable, devint dans le peuple éminemment péjoratif, synonyme d’« exploiteur oisif », de « parasite cossu » ; et, chez les intellectuels, il prit le sens de « béotien ignare », de « parvenu sans culture ». La répression de la Commune de Paris donna aux bourgeois français un visage de buveurs de sang.

La guerre de 1914, que ses héros avaient appelée de tous leurs vœux (la « revanche » !), la décima, mais donna naissance à une classe de nouveaux riches. La Seconde Guerre mondiale vit, en France, une partie de la bourgeoisie fanatiquement attachée à Vichy, puis ce sentiment, d’ailleurs non partagé par tous les bourgeois, évolua au gré de la situation militaire. La relève a été assurée par une classe technocratique issue des rangs de la bourgeoisie dans une large proportion, avec un peu de sang populaire infusé à la faveur des réformes démocratiques. Le profil du bourgeois actuel, comparé à celui de son prédécesseur d’avant la Première Guerre mondiale, est à peine reconnaissable. Le fait de « ne pas travailler de ses mains » a perdu de son importance ; grâce au machinisme, on connaît des industries où l’intervention de la main est devenue si accessoire que l’ouvrier a fini par perdre la dextérité qui fit l’orgueil des artisans de naguère, et que l’on observe encore chez le petit tâcheron marocain ou kashmiri. D’autre part, il est des commerçants répertoriés peu ou prou dans la petite bourgeoisie marchande et qui, du matin au soir, coltinent des cageots de légumes ou des rouleaux de linoléum et triment aussi durement qu’en atelier. La définition du substantif n’est donc plus très exacte. Ce qui reste constant, c’est la différence de compte en banque. L’ouvrier terrassier ou fondeur payé au SMIC qui aura gagné une centaine de francs dans sa journée ira, le soir, consulter son oculiste et, pour un quart d’heure d’examen, lui laissera sa paye quotidienne. On dira qu’il n’est pas à plaindre, puisque la Sécurité sociale le remboursera. Soit. Mais la comparaison entre les gains de l’un et de l’autre, qui sont cependant des travailleurs également utiles à la société, c’est toute la différence entre le statut prolétarien et le statut bourgeois.

Le mot « bourgeois » est aussi un adjectif. On dit : « l’esprit bourgeois », « l’esprit petit-bourgeois ». L’épithète est pejorative. On entend par là un esprit médiocre, égoïste, ramassé sur lui-même, contemplateur de son nombril, et fermé aux innovations, hostile aux changements, aux réformes, et naturellement à toute initiative d’essence révolutionnaire ; bref, un esprit sans ambition ni dimension, sans hardiesse, platement conservateur et féru d’immobilisme. Une position un peu assise dans une fortune même modeste prédispose à cet embourgeoisement les gens dénués de toute largeur d’idées, les intelligences au-dessous de la moyenne, les sots. Là se recrutent des éléments rétrogrades qui peuvent alimenter les opérations douteuses, les aventures fascistes, les mauvais coups. Mais, bien entendu, il ne faut pas généraliser ; il existe aussi des gens de condition aisée qui raisonnent convenablement et ne freinent pas de façon systématique l’évolution en ce qu’elle a de favorable. Dans ce que la civilisation bourgeoise aura laissé, il y aura un tri à faire.

« Bourgeois » est devenu une injure souvent lancée sans raison. Par exemple, un adepte du reggae traitera de « bourgeois » quelqu’un qui aime la musique classique. Des fervents de la poésie libre, hermétique et échevelée qualifieront de « bourgeois » celui qui préfère la poésie rimée et rythmée selon les canons de la versification traditionnelle. C’est un abus de mot. Si, comme il appert de la terminologie en vogue, « bourgeois » signifie « conformiste », l’épithète, en tant qu’injure, n’a plus grand sens, car il existe un conformisme de l’anticonformisme qui, surtout dans le domaine des arts et des lettres, fait régner une sorte de dictature culturelle — ou anti culturelle — qui se prétend le fin du fin de la libération de l’homme et de l’esprit, alors qu’il n’est souvent qu’une soumission aux vogues momentanées ou à des modes orchestrées de haut et de loin. On rencontre cela en poésie, en musique, en peinture, en sculpture ; cela est très apparent dans le matraquage mercantile et obsessionnel de la chanson et dans le monopole que se sont assuré les « poètes » illisibles. Vous récalcitrez ? Vous n’êtes qu’un « bourgeois » ! Heureusement, nous sommes blindés contre des invectives faciles. On sera toujours le « bourgeois » ou le « bougnoul » de quelqu’un.

Faut-il continuer ? Nous le pourrions, bien sûr. Il serait aisé de démontrer que des notions réputées solides, comme celle de la droite et de la gauche, sont affectées de tant d’équivoque qu’il est parfois téméraire de s’y référer. Pour le Français moyen, Giscard d’Estaing est de droite et Mitterrand de gauche. Mais Guy Mollet, qu’était-il ? Evidemment, il était de gauche quand il chantait l’Internationale dans les congrès de son parti, pour animer la séance de clôture, mais il était de droite quand, élu pour mettre fin à la guerre d’Algérie, il envoyait le contingent au-delà de la Méditerranée.

On pourrait discuter du mot « laïc », se demander si, usité relativement à la religion, il doit l’être par rapport à la politique, et si un parti, fût-il athée, est laïc quand il embrigade et endoctrine la jeunesse. De même, à propos de l’antinomie entre « révolutionnaire » et « réformiste », on serait tenté de montrer que beaucoup de « réformistes » le sont parce qu’ils ont perdu toute croyance dans la possibilité d’une révolution qui leur paraît pourtant nécessaire, tandis que beaucoup de « révolutionnaires » acceptent faute de mieux les améliorations dites « réformistes ».

Mais il faut savoir se limiter, c’est pourquoi nous nous arrêterons ici. Ces huit mots que nous avons décortiqués dans leur sens en évolution ne forment qu’une faible partie du vocabulaire politique. Chacun peut s’ingénier à en étudier d’autres ; c’est une entreprise qui peut être intellectuellement fructueuse.