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Les libertaires et l’éducation

jeudi 10 octobre 2024, par Jean Barrué (CC by-nc-sa)

Nulle révolution ne sera féconde, si l’instruction publique recréée n’en devient le couronnement. (Proudhon)

Tout État, tout gouvernement, par chacun de ses actes exerce son autorité sur le présent immédiat, mais en même temps — consciemment ou non — il songe à assurer le pérennité du régime dont il est le garant. L’État, même quand il prétend pratiquer le changement, reste conservateur par nature. L’avenir sera fait à l’image du présent et gardera pieusement l’héritage du passé, sa morale, ses servitudes, ses contraintes. Et qui représente l’avenir, si ce n’est la jeunesse ? D’où la nécessité impérieuse de former cette jeunesse, de lui enseigner le respect des idéologies qui sont le fondement de l’État, d’extirper tout anticonformismes et de surveiller étroitement ceux qui ont le mauvais esprit. Pensée uniforme... jeunesse en uniforme : c’est ce qu’ont réalisé les États totalitaires fascistes ou prétendus communistes et c’est aussi ce que recherchent les États démocratiques avec moins de cynisme et davantage de ménagements. On considère l’enfant comme un être sans personnalité, à qui on impose un système d’éducation destiné à faire de lui un sujet discipliné et un bon citoyen. Dressage et sélection assureront la formation des élites et des cadres de la société de demain soumise à la même morale et aux mêmes devoirs que la société d’hier.

Devant cette mise en condition de l’enfant, nous ne pouvons rester indifférents. Nous : c’est-à-dire les anarchistes, les libertaires ou, pour être plus précis, tous ceux pour qui le socialisme fédéraliste anti-autoritaire est la seule voie conduisant à une véritable transformation sociale. On peut être tenté d’opposer à l’école actuelle une pédagogie libertaire. Ce serait limiter singulièrement le début. Une pédagogie, en effet, c’est une technique qui établit certains modes de relations, de communication, entre l’éducateur et l’élève. Mais si la manière d’enseigner a son importance, elle ne doit point nous faire perdre de vue l’essentiel : c’est-à-dire ce qu’on enseigne et le but de cet enseignement. Toute pédagogie doit avoir une finalité, et par suite, procéder d’un projet éducatif, d’une conception globale de l’éducation. Aussi parlerons-nous d’une éducation libertaire dont la pédagogie libertaire constitue la mise en pratique. Toutes les écoles animées dans le passé par l’esprit libertaire étaient fondées sur le refus du maître d’imposer ses propres idées à l’enfant qui doit pouvoir développer librement sa personnalité : la valeur entière de l’éducation se trouve dans le respect de la volonté physique, intellectuelle et morale de l’enfant, écrivait Francisco Ferrer. L’orphelinat de Cempuis (Paul Robin), l’Ecole Moderne (Francisco Ferrer), la Ruche (Sébastien Faure) pratiquaient une pédagogie fondée sur ce principe essentiel, avec, pour les deux dernières, une liaison étroite entre l’école et les syndicats ouvriers ou les Bourses du Travail et, pour la Ruche, l’existence d’une coopérative de production autogérée par la communauté scolaire. Les gens épris de dogmatisme ne manqueront pas de demander s’il existe un manuel d’éducation libertaire. Nous n’avons, hélas ! aucun catéchisme de cette nature — ou de toute autre nature — à leur soumettre. La pensée libertaire n’est esclave d’aucune idéologie monolithique, elle ne connait ni orthodoxie, ni hérésie : mais, aussi différents que soient entre eux les libertaires, ils ont en commun quelques idées qui font d’eux une famille spirituelle, et créent entre eux une solidarité de pensée. On trouvera les éléments fondamentaux d’une éducation libertaire aussi bien chez Stirner que chez Proudhon et Bakounine : éléments complémentaires et non contradictoires, ce qui montre que, sur la question de l’éducation, il y a communauté de vues entre les divers courants de la pensée libertaire.

Il ne faut pas croire cependant que l’idée d’une éducation intégrale et antiautoritaire prit naissance brusquement dans quelques esprits au milieu du XIXe siècle ! Dans ce domaine, comme dans bien d’autres, l’anarchisme a bénéficié de l’apport des siècles précédents, et les libertaires n’ont pas l’outrecuidance ridicule de prétendre avoir inventé. Et ce n’est pas une raison parce que Rabelais, Montaigne et Rousseau n’ont traité que de l’enseignement donné par un précepteur à un jeune noble ou à un jeune bourgeois, pour négliger leurs écrits. On y trouvera quelques vérités premières que l’éducation libertaire a reprises à son compte. Rabelais donne aux exercices physiques et aux travaux domestiques autant d’importance qu’à l’étude des lettres et des sciences. Le chant et la musique n’étaient pas négligés, et Rabelais recommande la fréquentation des artisans, la visite de leurs ateliers afin d’apprendre et de considérer l’industrie et invention des métiers.

Et que de vues judicieuses dans le célèbre essai de Montaigne sur l’Institution des enfants ! Il s’élève contre cette vaine érudition fondée sur la mémoire et qui fait la tête bien pleine, sinon bien faite. Parlant de l’éducateur : Je ne veux pas, dit-il, qu’il invente et parle seul, je veux qu’il écoute son disciple parler à son tour... qu’il ne loge rien en sa tête par simple curiosité. L’enfant n’a pas à embrasser les opinions et les préceptes des autres et ce qu’il empruntera à autrui, il le transformera et confondra pour en faire un ouvrage tout sien : à savoir son jugement. L’enfant doit juger et choisir par lui-même et non selon l’autorité d’autrui, car qui suit un autre, ne suit rien. Education opposée à tout fanatisme, à tout embrigadement autoritaire : qu’on instruise l’enfant surtout à se rendre et à quitter les armes à la vérité, tout aussitôt qu’il l’apercevra... car il ne sera pas mis en chaire pour dire un rôle prescrit. Il n’est engagé a aucune cause, que parce qu’il l’approuve.

Rousseau, dans l’Emile, réclame pour l’enfant une éducation intellectuelle non livresque et partant de l’intérêt sensible, une éducation du corps par les exercices physiques, l’hygiène et la natation et une éducation sensorielle. Pédagogie active fondée sur l’expérience et non sur les discours, comportant une éducation manuelle et le choix d’un métier manuel. Rousseau, comme Montaigne, défend la personnalité de l’enfant qui ne doit point être étouffée par les préjugés ou l’autorité d’autrui : pour rendre un jeune homme judicieux, il faut bien former ses jugements, au lieu de lui dicter les nôtres.

Il est évident que si nous approuvons bien des préceptes et des recommandations de Rabelais, Montaigne et Rousseau, nous sommes obligés de rejeter, dans leurs écrits sur l’éducation, tout ce qui porte la marque d’une certaine époque, d’une certaine société ou même de certains préjugés. Un exemple seulement : dix ans après avoir écrit l’Emile, Rousseau, dans ses Considérations sur le Gouvernement de Pologne, veut que l’enfant soit, dès son plus jeune âge, élevé dans le culte de la patrie : l’éducation doit donner aux âmes la forme nationale et diriger tellement leurs opinions et leurs goûts qu’elles soient patriotes par inclination, par passion, par nécessité. L’U.R.S.S. et l’Allemagne de l’Est ont certainement retenu ce conseil de Rousseau qui, emporté par son zèle républicain, semble oublier qu’il ne faut pas dicter nos jugements.

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Trois hommes, d’origine et de caractère fort différent — Stirner, Proudhon, Bakounine — ont fondé la pensée libertaire moderne et c’est dans leurs écrits de la période 1840-1970 qu’on trouve les principes généraux d’une éducation libertaire.

Dans Le faux principe de notre éducation (1842), Stirner montre que la vieille querelle entre ceux qui défendent la prédominance des études classiques et ceux qui insistent sur la supériorité de l’enseignement scientifique et technique, ne peut aboutir à un compromis. Ces deux formes du savoir ont conduit à un échec : humanisme et réalisme finissant en dandysme attaché à la vaine recherche des élégances de style et en industrialisme uniquement préoccupé de la formation de l’homme politique et étranger à toute philosophie libératrice. Le Savoir, afin qu’il ne soit pas seulement un fardeau encombrant, doit mourir pour renaître comme Volonté. L’école actuelle ne fabrique pas des hommes véritables, elle étouffe la liberté : l’humanisme forme des érudits, le réalisme des citoyens utilisables, dans les deux cas des hommes serviles. Le savoir doit mourir pour ressusciter comme volonté et exercer de nouveau son activité quotidienne comme personne libre. L’école doit donc permettre l’épanouissement libre de la personnalité, ne pas étouffer la fierté et le naturel de l’enfant et concilier dans une association harmonieuse les volontés contradictoires de l’enfant et de l’éducateur. Faire des hommes libres et non des serviteurs dociles de l’État : telle doit être la vocation de l’école, et Nietzsche formule le même vœu dans ses conférences sur l’Avenir de nos établissements d’instruction (1872).

Abelardo Saavedra
del Toledo

Relever la condition ouvrière en relevant sa valeur : tel est, selon Proudhon, le but d’une véritable éducation. Depuis des siècles, la société repose sur la distinction entre arts mécaniques et arts libéraux, entre gens mécaniques et intellectuels. Le travail des mains est servile, tandis que le travail de l’esprit est réservé aux hommes libres. Une véritable malédiction pèse sur le travail manuel considéré comme une forme inférieure de l’activité humaine, et elle se traduit par l’inégalité des conditions et l’inégalité des rémunérations. La main et l’esprit ne peuvent être associés : le travail, réunissant l’analyse et la synthèse, la théorie et l’expérience en une action continue ... résumant la réalité et l’idée, se représente de nouveau comme mode universel d’enseignement. De tous les systèmes d’éducation, le plus absurde est celui qui sépare l’intelligence de l’activité et scinde l’homme en deux entités impossibles ; un abstracteur et un automate. Ainsi, l’éducation doit être expérimentale et pratique, ne réservant le discours que pour expliquer, résumer et coordonner le travail. (Chapitre IV du Système des contradictions économiques 1846). On parle actuellement d’éducation permanente : ce n’est point une idée nouvelle et nous lisons dans Proudhon que l’instruction de l’homme doit être constamment conçue qu’elle dure à peu près toute la vie. Proudhon souhaite enfin que les associations ouvrières jouent un rôle important dans l’éducation : elles doivent devenir à la fois foyer de production et foyer d’enseignement. Ce principe proudhonien de la liaison atelier-école a été mis en pratique à la Ruche de Sébastien Faure, et les nombreuses Ecoles Modernes fondées par Ferrer et Saavedra en Andalousie et dans la région du Levant avaient le soutien moral et matériel des syndicats ouvriers (Gaston Leval, Espagne Libertaire).. Faut-il dire enfin que Proudhon — comme Stirner — condamne les écoles de son temps qui, quand elles ne sont pas des établissements de luxe ou des prétextes à sinécures, sont les séminaires de l’aristocratie ?

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Cette réhabilitation du travail manuel, qui est une idée maîtresse de Proudhon, est indispensable, pense Bakounine, pour mettre un terme à l’asservissement des ouvriers. Dans l’écrit connu sous le titre de Catéchisme révolutionnaire (1865-1866), Bakounine dénonce la séparation entre travail manuel et travail intellectuel comme la source du mépris qui s’attache aujourd’hui à la condition ouvrière. Certes, on reconnaît en théorie la dignité du travail, on proclame qu’il est honteux de vivre sans travailler : mais en maintenant la distinction entre le travail manuel servile et le travail intellectuel noble, la classe privilégiée se réserve le second et impose au peuple le premier. Il faut donc réaliser une synthèse sociale qui fera pratiquer à l’intellectuel comme au manuel ces deux formes de travail. L’école, débarrassée de toute contrainte religieuse, doit dispenser une éducation et un enseignement qui ne seront rien d’autre qu’une initiation graduelle et progressive à la liberté, une liberté qui est inséparable de la liberté des autres. Inspirez aux enfants le respect de tout être humain et vous ferez d’eux des hommes !

Bakounine a consacré à l’éducation une partie des articles parus dans le journal l’Egalité, de Genève, et réunis généralement sous ces deux titres : Les Endormeurs, et l’Instruction intégrale. Il insiste sur la collaboration indispensable entre travailleurs intellectuels et manuels et, parlant de la jeunesse des universités, il écrit : leur concours sera précieux à condition qu’ils comprennent que la mission de la science aujourd’hui n’est plus de dominer, mais de servir le travail, et qu’ils auront bien plus de choses à apprendre chez les travailleurs qu’à leur enseigner. L’éducation intégrale, aussi complète que le permet la puissance intellectuelle du siècle, ne tend pas à fabriquer uniquement des savants : tout le monde doit travailler et tout le monde doit être instruit ... La science du savant deviendra plus utile, plus féconde et plus large quand le savant n’ignorera plus le travail manuel, et le travail de l’ouvrier instruit sera plus intelligent et par conséquent plus productif que celui de l’ouvrier ignorant. C’est pourquoi l’instruction égale pour tous et intégrale doit préparer chaque enfant des deux sexes, aussi bien à la vie de la pensée qu’à celle du travail, afin que tous puissent également devenir des hommes complets. Elle unira donc à un enseignement scientifique ou pratique. L’adolescent pourra librement, en connaissance de cause, choisir sa propre carrière ; le risque d’une erreur est préférable au principe d’autorité et, rejoignant Montaigne et Rousseau, Bakounine écrit : les enfants, comme les hommes mûrs, ne deviennent sages que par les expériences qu’ils font eux-mêmes, jamais par celles d’autrui.

Pierre-Joseph Proudhon.

Bakounine — comme Proudhon, comme Stirner — est un amant passionné de la liberté, mais il ne confond pas la liberté avec certaines outrances qui n’en sont que la caricature : La liberté que l’école enseignera, c’est l’obéissance involontaire et fatale à toutes les lois qui, indépendantes de toute volonté humaine, sont la vie même de la nature et de la société, mais c’est l’indépendance aussi absolue que possible de chacun vis-à-vis de toutes les prétentions de commandement ... qui voudraient lui imposer non leur influence naturelle, mais leur loi. Bakounine sait aussi que le jeune enfant qui entre en contact avec le monde extérieur a besoin d’être guidé et préservé de tous les dangers qui guettent son inexpérience. D’où cette formule qui montre combien est réaliste sa pensée : éducation des enfants, prenant pour point de départ l’autorité, doit successivement aboutir à la plus entière liberté.