La vie de Carlo Frigerio, disparu le mois dernier, était vraisemblablement le doyen du mouvement anarchiste européen, sinon mondial.
Né dans le canton de Berne d’un père d’origine italienne, il avait connu ses premiers ennuis avec la Justice en 1900.
Ces Messieurs de Berne prenaient alors facilement ombrage quand on se mêlait de juger défavorablement leur voisine transalpine.
L’Italie était alors déconsidérée par la répression sauvage qui avait suivi les émeutes de Milan en 1898. Umberto Ier alors régnant avait en effet laissé carte blanche à un général nommé Bave Beccaris, qui avait inscrit d’emblée son nom au Panthéon des massacreurs, très haut après ceux de Cavaignac et de Gallifet.
Toute une émigration révolutionnaire largement essaimée en Suisse avait suivi l’événement. Et dès 1900 quelques jeunes anarchistes, honnêtes Helvètes au regard de la loi, avaient cru bon de rappeler les hauts faits de la monarchie voisine dans un pamphlet sous forme d’almanach. Frigerio en était l’éditeur responsable — l’almanach est d’ailleurs une forme qui aura toujours sa préférence, et beaucoup se souviennent encore de la longue série qu’il publia en langue italienne dans l’entre-deux-guerres sous le titre d’Almanach pour les victimes politiques.
Un autre jeune anarchiste, Tessinois lui, et typographe de métier comme Frigerio, avait eu aussi part à l’entreprise, Luigi Bertoni.
Désormais, ces deux noms apparaîtront maintes fois liés, liés même à un troisième, celui d’Errico Malatesta. Frigerio faisant le plus souvent la liaison, Bertoni ne quittant guère sa chambre monacale de la rue des Savoises, à Genève, où quarante années durant il fit inlassablement le bilingue Réveil-Risveglio.
Frigerio, au rebours du sédentaire Bertoni, fut fréquemment sur les chemins, vivant tantôt à Berne ou à Genève, d’autres fois à Paris ou à Londres et aussi à Milan.
Soit qu’il fut nomade de son plein gré, soit qu’une police tâtillon l’obligea à aller se faire prendre ailleurs.
Précisément il était à Paris en août 1914, où les autorités avaient cru devoir s’assurer de lui, le Carnet B, même non appliqué aux natifs, gardant son plein effet pour ce qui concernait les étrangers. Disons même que Frigerio avait été un des sept ou huit, avec Michel Kheller, Michel le Terrassier qui est peut-être encore de ce monde, qui seront tant reprochés à Almereyda par la suite. Le directeur du Bonnet rouge n’avait pu moins faire, en effet, que d’intervenir auprès de Malvy pour qu’on les relâchât.
Frigerio remis en liberté avait d’ailleurs été invité à choisir la frontière de son choix. Et plutôt que de rejoindre l’Helvétie natale, il avait mis le cap sur Londres, où il savait retrouver Malatesta, qui y avait lui-même cherché refuge après l’échec de la Semaine rouge d’Ancône en juin 1914.
Frigerio allait écrire là-bas la plus grande page de sa vie, en compagnie des quelques rares qui ne vacillèrent pas. A Genève, Bertoni, têtu, solitaire, s’était dérobé au courant qui avait corrompu les meilleurs à la suite de la prise de position de Kropotkine, Winstch, Georges Herzig, un ancien de la Première Internationale et fondateur même du Révolté, avec Kropotkine et Dumartheray, avaient tous perdu la tête dès le premier instant. Pour James Guillaume, il délirait tout simplement.
Bertoni dans une réponse à Jean Grave avait fort bien dit : Nous sommes anarchistes non pas dans la mesure où nous nous adaptons au milieu mais dans celle où nous savons lui résister et nous affranchir
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Parallèlement Malatesta, Frigerio luttaient à contre-courant à Londres opposant au manifeste des Seize le fameux contre-manifeste « Anarchistes de gouvernement ».
Puis Malatesta ayant regagné la péninsule, en décembre 1919, Frigerio le rejoignait pour participer à la rédaction d’Unità Nova, dont le premier numéro sortait le 27 février 1920.
Frigerio demeurait en Italie jusqu’à l’avènement du fascisme puis il réintégrait Genève, d’où il ne s’évada plus que pour de courts voyages.
Malingre et même maladif, il n’en continuait pas moins de participer à toutes les luttes politiques, s’intéressant plus particulièrement au cours de la période fasciste à tous les proscrits qui transitaient par la Suisse ou y prenaient racine plus ou moins durable !
Un de ses grands plaisirs était de faire visite à son vieux Bertoni, qui bien que d’apparence plus robuste, le précéda dans la tombe d’une vingtaine d’années, puisqu’il mourut en 1947.
Saluons en Frigerio un des derniers d’une époque que Bertoni a définie mieux que personne dans une lettre à Cavalazzi — autre figure de l’anarchisme italo-suisse de 1900 — en ces termes : Les temps heureux où l’on pouvait trouver cinquante camarades capables de faire quelque chose et disposés, tous, à le faire.