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L’anarchie, une autre modernité politique
mercredi 5 novembre 2025, par (CC by-nc-sa)
Expression particulière de l’idéal moderne d’émancipation, l’anarchisme s’est distingué dans l’histoire des idées politiques et sociales par sa critique radicale du politique en tant qu’organisation étatique du public : l’anarchie signifie d’abord la réappropriation sociale de la dimension publique, et, dans la tradition anarcho-syndicaliste, la résorption du politique dans l’économique et le social. Pourtant, l’histoire de l’anarchisme du XIXe et du XXe siècle est traversée par une tension permanente entre le projet d’une organisation non étatique du public et la nécessité d’utiliser la médiation politique-étatique comme forme d’action. La solution fédéraliste proposée par Pierre-Joseph Proudhon au XIXe siècle, la Commune de Paris en 1871, ou l’action des anarchistes de la CNT participant au gouvernement républicain durant la guerre civile espagnole en sont quelques exemples. Cette tension a traditionnellement été interprétée comme une forme d’in-cohérence : pour les critiques de l’anarchisme, elle révèle un « archaïsme » aveugle à la « modernité politique » ; pour des anarchistes, l’« incohérence » a pu être assimilée à une inconséquence avec l’idée anarchiste voire à une « trahison ». Malgré leurs différences, ces deux lectures ont en commun d’effacer la tension en tant que telle et donc les questions dont elle est porteuse. À distance de ces deux lectures établies, les textes qui sont rassemblés dans ce volume cherchent à interroger cette tension non pas comme une incohérence, mais comme un symptôme d’un problème général qui touche au sens même du politique, et dont on peut trouver une expression dans la crise contemporaine des formes établies de démocratie représentative et de la notion de représentation politique, ainsi que dans l’émergence récente de nouvelles formes d’action publique – Indignados, Occupy, certaines formes de l’altermondialisme – qui mettent en question la pratique politique en tant que pratique spécialisée et professionnelle reproduisant les hiérarchies instituées et les systèmes verticaux de prise de décision ou engendrant de nouvelles hiérarchies qui échappent dans 3 une large mesure au contrôle social.
En conjuguant des approches historiques réfléchies et des approches théoriques référées à des situations historiques concrètes, les différentes contributions [1] sont orientées par deux objectifs principaux : a) revisiter la notion du politique à partir de la critique anarchiste de l’État ainsi que des expériences anarchistes de construction de formes alternatives d’organisation du public, non étatiques et non « politiques » – au sens de la modernité libérale et de sa conception spécifique de l’État-nation – et basées sur l’horizontalité du pouvoir de décision ; b) reprendre, à nouveaux frais, les deux questions centrales du rapport entre culture (mode de vie) et politique d’une part, et entre « nature » et transformation sociale d’autre part.
La question du rapport entre l’anarchie et le politique semble s’inscrire dans le contexte plus général de la critique anarchiste de la « modernité ». Ainsi, pour comprendre la forte influence voire le rôle prépondérant de l’anarchisme durant la période 1870-1930, notamment dans l’Europe méridionale et orientale, en Amérique latine et aux États-Unis, l’on a pu évoquer un facteur d’ordre culturel : l’anarchie exprimerait le refus du nouveau mode de vie lié à l’industrialisation capitaliste et articulé par l’idéologie du « progrès », et, par là même, elle se rattache à la critique culturelle de la modernité capitaliste entreprise par le romantisme dès le XIXe siècle. Fortement présente chez Gustav Landauer et dans la mouvance tolstoïenne de l’anarchisme, la critique anarchiste du modèle de vie dit « moderne » a pu être considérée comme un facteur culturel déterminant de l’essor de l’anarchisme espagnol durant la période indiquée. Selon Enzensberger, l’anarchisme exprimait « une profonde résistance contre le développement capitaliste » et son « fétichisme de la consommation » ; les ouvriers et les paysans anarchistes de l’Espagne se défendaient « désespérément contre un système qui leur semble inhumain, et contre l’aliénation qui lui est inhérente » [2]. Dans la même perspective, Franz Borkenau note que la « clé de la position privilégiée de l’anarchisme en Espagne » [3] au sein du mouvement ouvrier et paysan de l’époque était le refus latent par ce dernier de l’idéologie du progrès et de l’organisation capitaliste de la société ; de son côté, Gerald Brenan a souligné l’importance, chez Bakounine et Kropotkine, du modèle de l’ancienne communauté villageoise qui fut à la base du modèle communaliste adopté par la CNT lors de son congrès de mai 1936, au moment où elle rassemblait près d’un million d’adhérents [4].
La force mobilisatrice de l’anarchisme de l’époque ne serait donc pas liée seulement à sa critique des inégalités économiques et sociales engendrées par le capitalisme, ni à sa revendication de l’autonomie sociale contre l’État ou toute autre forme verticale d’autorité. Elle exprimerait également la résistance de larges couches de la société au bouleversement moderne capitaliste de certains équilibres vitaux conditionnant la vie subjective, sociale et naturelle : résistance à l’expansion d’une rationalité utilitaire et calculatrice, à l’accélération du temps et des rythmes de la vie sociale et subjective, au rétrécissement des horizons de sens et de valeur, à la généralisation des liens marchands, au consumérisme, à la massification, l’individualisme, l’aliénation, la solitude, l’anomie et l’affaiblissement du lien social, à la destruction à grande échelle de l’environnement naturel. Loin d’être un élément secondaire qui viendrait s’ajouter à la critique économico-sociale et à la critique politique du système, la critique culturelle de la modernité capitaliste assure l’articulation de ces dernières en intégrant l’économique et le politique dans l’unité d’un modèle de vie comprenant une vision générale du monde, des idéologies, des conceptions du savoir, et, à la base, une conception spécifique de l’humain et des rapports entre l’humain et la nature non humaine. En bref, dans l’unité d’une culture.
La critique anarchiste de la modernité n’exprime pas cependant une « nostalgie » du passé, et n’est pas non plus sous-tendue par l’idée d’un « retour » au passé – caractéristique du romantisme « réactionnaire » [5] ou des romantismes « conservateur » et « restitutionniste » [6]. Landauer dit éprouver une nostalgie qui porte non pas sur le passé mais sur l’à-venir d’un nouvel esprit commun entre les humains, horizon qui correspond chez Landauer, selon la lecture proposée par Alfredo Gómez-Muller, au dépassement de la modernité. La temporalité du romantisme anarchiste n’oppose pas de manière dichotomique le passé et l’avenir, comme c’est le plus souvent le cas chez les conservateurs, les libéraux et les marxistes positivistes. À l’instar de ce marxiste libertaire que fut Walter Benjamin, l’anarchie conjoint passé et avenir, mémoire et projet, en vue de la transformation du présent ; elle pourrait parfaitement se retrouver dans la position de Benjamin résumée par Michael Löwy : « Benjamin ne prône pas un retour au passé mais – selon la dialectique propre au romantisme révolutionnaire – un détour par le passé vers un avenir nouveau, intégrant toutes les conquêtes de la modernité depuis 1789 » [7]. Dans la perspective du romantisme révolutionnaire – dans lequel Löwy et Sayre inscrivent des auteurs comme Shelley, Proudhon, le jeune Marx, Hess et William Morris –, « le souvenir du passé sert comme une arme dans la lutte pour le futur » [8]. Dès lors, la position anarchique ne saurait se comprendre à partir de la dichotomie pour ou contre la « modernité ». Les anarchistes ne rejettent pas en bloc cette « modernité » ; ils critiquent l’industrialisme sans renoncer pour autant aux « avantages qu’apporte l’industrie moderne » [9]. En Espagne, leurs « aspirations ne visaient pas le passé maïs l’avenir », et, durant leur révolution, « ils n’ont pas fermé les usines, mais les ont mises au service de leurs besoins » [10] ; comme Benjamin, ils entendent intégrer « toutes les conquêtes de la modernité depuis 1789 ». En d’autres termes, ils rejettent l’industrialisme mais non pas l’industrie, une certaine « modernité poli-tique » mais non pas le politique, une modernité mais non pas la modernité.
Car la modernité n’est pas un bloc homogène. Elle ne possède pas un sens univoque, ni négatif ni positif – pas plus que l’humain en général ne dispose d’un sens univoque préétabli, comme le rappelle dans ce livre Philippe Pelletier. Assimiler la modernité à l’organisation capitaliste de la société, par exemple, c’est ignorer la critique du capitalisme qui surgit au sein même de la modernité, de même qu’identifier la modernité au colonialisme équivaut à méconnaître l’anticolonialisme spécifiquement moderne. Le romantisme lui-même n’est pas une culture extérieure à la modernité qu’il critique : qu’on le veuille ou non – observent Löwy et Sayre – le romantisme est « une critique moderne de la modernité » [11] ; les individus, les groupes et les mouvements romantiques sont « formés par leur temps » : Landauer, Kropotkine et Marx [12] resignifient l’ancienne commune rurale et médiévale en termes modernes. L’anarchisme et le marxisme romantiques (non positivistes et non rationalistes) assument certains héritages sociaux et culturels non modernes, en les inscrivant dans un projet moderne d’émancipation : Landauer et Kropotkine valorisent les institutions et les pratiques médiévales d’entraide, Mariategui les systèmes redistributifs des sociétés non modernes des Andes. Leur geste a la signification d’une « auto-critique de la modernité » [13] et témoigne – à l’encontre d’une pensée unique contemporaine qui prétend enfermer la modernité dans une essence capitaliste, industrialiste et libérale – de la multiplicité des héritages modernes.
La position anarchiste à l’égard du politique révèle dès lors la multiplicité des héritages constitutifs de la modernité politique. Le refus anarchiste du « politique » n’équivaut pas à celui de la modernité politique en tant que telle, car l’anarchie est en soi un modèle alternatif de modernité politique. Ce refus ne vise pas seulement la forme d’organisation verticale et centralisée du pouvoir – forme que l’on peut retrouver tant dans les sociétés modernes que dans les sociétés non modernes –, mais aussi et peut-être surtout la forme spécifiquement moderne capitaliste de l’État et du politique, que les marxistes ont le plus souvent reprise à leur compte. La forme capitaliste de la modernité politique se structure autour de deux axes principaux et interdépendants : la conception de l’État comme puissance séparée de la société (l’État-nation) d’une part, et la conception du politique comme une sphère a priori différenciée de l’économique d’autre part.
D’après la première, dont l’expression philosophique « classique » se trouve chez Hegel, l’État est l’instance du politique, tandis que la société civile est celle de l’économie. Signifiée comme lieu du besoin où s’affrontent les intérêts particuliers antagonistes, la société civile est le champ du conflit de tous contre tous, alors que l’État est l’espace de la réconciliation ; le domaine de l’État est l’universel, celui de la société civile est le particulier [14]. Dans cette perspective, l’État a non seulement le monopole de la violence mais aussi, et plus fondamentalement, celui du politique : point de politique qui ne soit réglée, déterminée et contrôlée par l’État – d’où l’horreur de la « rue » qui risque de devenir incontrôlable, et la répression acharnée contre toute forme d’organisation autonome de la société. La première violence de l’État et sa première forme d’oppression se jouent dans cette auto-attribution du monopole du politique, c’est-à-dire dans son opération de dépolitisation de la société civile. Or l’anarchisme s’inscrit dans une logique alternative qui vise à « repolitiser la société civile » [15] et s’affirme « dans toute révolution moderne, soucieuse de manifester en acte la « capacité politique » du peuple, la capacité politique du tous uns » [16]. Peut-être convient-il de préciser qu’il ne s’agit pas ici de l’anarchisme qu’Abensour qualifie de « grossier » – celui de Martin Buber dans Utopie et Socialisme, qui, assimilant le politique à l’étatique, prône simplement la « disparition du politique » [17] –, mais de l’anarchie de figures comme Proudhon, Bakounine ou Landauer. Repolitiser la société civile, restituer à cette dernière la dimension politique que l’étatisme tente d’effacer, c’est se tenir dans une logique d’« affirmation du politique », et non pas de suppression du politique en tant que tel. Il s’agit plutôt d’un politique autre, dont certaines grandes lignes sont mises en lumière par les études d’Anne-Sophie Chambost (sur Proudhon), de Leopoldo Múnera (sur Bakounine et Kropotkine) et de Diego Paredes (sur Bakounine). La perspective des « anarchistes les plus profonds » [18] rejoint les positions du « communalisme » ou du « conseillisme » qui aspirent « à briser l’État pour laisser libre cours à une communauté politique antiétatique » [19]. Loin d’être une protestation « archaïque » contre la « modernité politique », la revendication anarchiste, communaliste et conseilliste de l’autonomie, en tant que principe d’une nouvelle forme de communauté politique, est l’expression la plus conséquente et radicale de la modernité entendue comme projet d’émancipation.
D’après la seconde conception, dont l’expression la plus extrême se trouve peut-être dans la pensée politique de Hannah Arendt, le politique apparaît comme une sphère a priori radicalement différenciée de l’économique. Réélaborant la distinction aristotélicienne entre la production (poiesis) et l’action (praxis), Arendt conçoit le domaine du politique – entendu comme espace public autonome où « paraissent les hommes en tant qu’hommes » [20] – comme quelque chose d’absolument opposé au domaine de la production – entendu comme type d’activité où les hommes paraissent uniformément en tant que producteurs, c’est-à-dire où les individus sont des « spécimens qui foncièrement sont tous semblables » [21] et où, donc, il n’y a pas de « pluralité vraie » [22]. Par cette réduction à l’uniformité où s’efface l’individualité des su-jets, l’activité productive est « foncièrement antipolitique » [23]. D’où cet étonnant jugement d’Arendt : « L’inaptitude de l’animal laborans à la distinction et par conséquent à la parole et à l’action paraît confirmée par l’absence remarquable de sérieuses révoltes d’esclaves dans l’antiquité comme aux temps modernes » [24]. Cette idée du politique comme une instance radicalement à part de la sphère de la vie sociale et économique – qui n’est pas sans rapport avec la conception hégélienne du politique opposé au social – sous-tend la lecture arendtienne du syndicalisme ouvrier et du conseillisme. Arendt oppose ces deux expressions du mouvement social moderne à travers une dichotomie assez abstraite et passablement éloignée de la réalité de l’histoire sociale et politique : l’activité syndicale serait confinée dans la sphère économique [25], tandis que l’expérience des conseils aurait été l’unique tentative ouvrière de créer un nouvel espace proprement politique « où les hommes agissaient et parlaient en tant qu’hommes, et non en tant que membres de la société » [26], c’est-à-dire où le mouvement ouvrier représentait le « peuple dans son en-semble » [27] au lieu de représenter la « société » ou un groupe particulier de la société. De manière significative, Arendt parle uniquement de conseils du peuple [28] – peuple au sens purement politique, libéral – et passe sous silence les vraies dénominations historiques (conseils d’ouvriers, conseils de paysans…) qui explicitent le rôle central de l’économique et du social dans ces expériences politiques modernes. Sur ce point, le « moderne » n’est pas essentiellement opposé au « non-moderne » de certaines expériences communales traditionnelles, comme celles du mouvement indien de Bolivie dans lesquelles « [...] il n’y a pas de séparation entre l’économie et le politique, ni entre la société et l’État » [29]. Dans le cas du conseillisme européen de la première moitié du XXe siècle, c’est précisément à travers cette articulation de l’économique et du politique que se jouent le sens et l’originalité de ces organes de pouvoir qui se présentent comme une alternative à la démocratie représentative construite sur le faux universalisme, et de l’idée abstraite du « peuple » et de la conception formaliste du « citoyen » comme pur individu politique égal en droits. Les acteurs politiques qui construisent les conseils ne sont pas des citoyens atomisés qui délèguent périodiquement leur capacité politique à des professionnels de l’exercice du pouvoir disposant des appuis financiers, sociaux et culturels leur permettant d’occuper l’espace réservé du politique – entendu comme l’instance spécialisée de la prise de décision, à l’écart de l’économique et du social. S’opposant à cette organisation, dont la finalité essentielle est la reproduction et le développement de l’hégémonie du capital sur le travail, les conseils reconfigurent le politique à partir du travail ou, plus précisément, repolitisent l’économique et le social en inaugurant des formes plus participatives de démocratie. La logique politique des conseils aboutit, à terme, à la suppression de l’État : les conseils sont la « cellule d’un État qui n’est pas État, d’un État en voie d’extinction » [30].
La concordance entre le conseillisme et l’anarchisme a été explicitée par des auteurs comme Noam Chomsky, pour qui le versant anarcho-syndicaliste de l’anarchisme « se confond, ou du moins se rapporte très étroitement » au versant conseilliste du marxisme représenté par des figures comme « Anton Pannekoek, qui a développé une théorie sur les conseils ouvriers de l’industrie » [31]. La logique qui sous-tend la pratique de ces deux versants politiques est sans doute déjà préfigurée chez Proudhon : en se référant à la Constitution libérale de 1848, le député anarchiste français critique précisément le fait que les droits du producteur sont mis après les droits du citoyen, et que la constitution sociale est mise au-dessous de la constitution politique [32]. On retrouve également la même logique dans l’action et la pensée de Landauer lors de la révolution allemande des conseils, en Bavière : la tâche de la révolution, dit-il, est de construire et de mettre à la place de l’ancienne Assemblée nationale du régime bourgeois-libéral une institution alternative constituée des assemblées des travailleurs, organisées selon « une union ascendante de degrés toujours plus élevés, afin de prendre en charge l’administration responsable de[s] républiques régionales » représentées par leurs délégués au sein d’un conseil fédéral [33]. À un niveau d’une plus grande généralité, dans lequel se situe la contribution d’Irène Pereira, le fédéralisme et le mutuellisme constituent dans l’anarchisme « le double système qui permet de produire un équilibre entre politique et économique, entre liberté et solidarité sociale ».
L’anarchisme de Landauer assume pleinement la dimension du pouvoir, et même sans doute celle d’une certaine forme d’autorité ni dominatrice ni autoritaire. Contrairement au discours simpliste et simplificateur de l’anarchisme « grossier », le pouvoir n’est pas le mal en soi. Le pouvoir, au sens de pouvoir agir, pouvoir faire [34], pouvoir exercer une influence sur les autres – sens évoqué ici par Audric Vitiello –, est une réalité anthropologique et, en ce sens, toute proposition d’organisation alternative de la société, de même que toute pratique visant à la construire sont bien une pratique de pouvoir s’inscrivant dans le jeu des pratiques sociales de pouvoir qui sont traversées de multiples asymétries (socioéconomiques, politiques, ethniques, culturelles, génériques, sexuelles, etc.). Ne pas assumer la dimension de pouvoir inhérente aux pratiques de transformation sociale, comme à toute pratique sociale intersubjective, équivaut à se méprendre sur la réalité de l’action qui est menée, et, tel que l’observe Vitiello, à « s’interdire de combattre efficacement les effets pervers » qu’entraîne le déni de cette réalité : « un pouvoir nié, c’est en même temps un pouvoir banalisé, "invisibilisé", et du coup d’autant plus difficile à combattre ». Des effets pervers qu’illustre l’étude de Fausto Garasa sur l’expérience du collectivisme anarchiste en Aragon en 1936-1937, en montrant les tensions entre le discours libertaire et des « pratiques autoritaires », laissant entrevoir une « verticalité sous-jacente non reconnue, non assumée et parfois occultée derrière les jeux sémantiques ». Or, dans la perspective d’un projet anarchiste de société, le pouvoir ne peut être assumé que de manière anarchiste. Mais y a-t-il une manière anarchiste de pratiquer le pouvoir ? C’est là au fond, sans doute, l’aspect central de la question de l’anarchie et du politique.
La réponse à cette question devra sans doute prendre pour point de dé-part la pratique historique de l’anarchisme et passer entre autres par une relecture des rapports entre l’anarchie et le conseillisme, ainsi que par de nouvelles études sur l’expérience de l’anarchisme espagnol dans sa complexité (CNT, parti syndicaliste et possibiliste, FAI, etc.) – études auxquelles entendent contribuer ici les travaux d’Oscar Freán et de Javier Navarro. À partir d’une perspective théorique ouverte par Foucault, on pourrait peut-être avancer que la manière anarchiste de pratiquer le pouvoir doit éviter toute « solidification » du pouvoir : le pouvoir est « solidifié » quand il devient figé, c’est-à-dire quand il cesse de circuler entre les sujets ou les groupes, et quand le libre jeu des asymétries s’arrête par l’instauration d’une asymétrie durable et s’auto-instituant comme « naturelle ». À distance de cette forme figée du pouvoir – le pouvoir comme domination –, l’anarchisme doit tendre à instituer une circulation fluide des pouvoirs dans la société, ce qui implique la mise en œuvre de pratiques et de formes d’organisation assurant la libre circulation de la parole et la participation effective de tous à la prise des décisions politiques – un possible dont on peut trouver une esquisse initiale dans certains aspects de l’expérience conseilliste en Allemagne, Pologne, Hongrie, Russie, Ukraine et Italie, tout comme dans celle de l’anarcho-syndicalisme et du syndicalisme révolutionnaire ailleurs. Le développement de cette institutionnalité alternative signale à terme la perspective du dépérissement de l’État – la forme figée par excellence du pouvoir public –, mais il n’exclurait pas, en fonction des contextes concrets de l’action, des formes d’utilisation voire de détournement [35] de formes étatiques nouvelles (participatives, fédéralistes, autogestionnaires) qui portent en elles les germes de leur autodissolution. Cependant, dans une pratique anarchiste du pouvoir, la critique des asymétries figées au niveau du politique reste indissociable de celle des asymétries figées au niveau économique. À la différence du libéralisme, l’anarchie ne détermine pas la forme du politique indépendamment de la forme de l’économique. Affirmer avec Proudhon que les droits du producteur ne doivent pas être mis après les droits du citoyen, et que la constitution sociale ne doit pas être mise au-dessous de la constitution politique, c’est dire que le droit du citoyen ne comprend pas le droit d’exploiter autrui, ni le droit de s’approprier les forces productives et les richesses naturelles et sociales quelles que soient les conséquences sociales et environnementales d’une telle appropriation. La pratique anarchiste du pouvoir doit donc exercer une forme publique de contrainte qui pourrait s’exprimer concrètement de la manière suivante : « Tu n’as pas le droit d’être exploiteur ; tu as le droit d’être traité comme un être humain et de jouir de liberté, mais la liberté ne comprend pas la ‹ liberté › d’exploiter autrui. » Il y a là certainement de l’autorité, mais non pas de l’autorité-domination, dans la mesure où le sens de l’exercice de cette autorité est précisément la dissolution des rapports figés de pouvoir, y compris dans le domaine socioéconomique. À un autre niveau, on peut retrouver le même type d’autorité non autoritaire dans le projet éducatif de l’anarchisme, qui, dans ses expressions les plus conséquentes – inspirées de l’école moderne de Ferrer –, vise à dissoudre l’asymétrie figée dans les rapports entre l’éducateur et l’apprenant – préfigurant en quelque sorte des méthodologies d’enseignement comme la pédagogie de l’opprimé de Paulo Freire, dans laquelle le savoir se construit à travers l’interaction entre l’éducateur et l’apprenant, et à partir des besoins de ce dernier ; ou encore des méthodologies de recherche comme celle de l’Investigación Acción Participativa d’Orlando Fals Borda, où le savoir se construit dans l’interaction entre le chercheur et la communauté, à partir des besoins de cette dernière.
Le modèle de « modernité politique » que l’anarchie rejette est celui du politique compris comme une sphère « autonome » du pouvoir public, qui serait séparé de l’économico-social mais qui, dans son fonctionnement réel, est moins autonome qu’il ne le prétend par rapport aux intérêts du capital et de la finance [36]. En positif, l’anarchie représente le possible d’une autre modernité politique assumant l’essentielle coappartenance du politique et du travail ; un possible qui serait l’expression politique d’une autre modernité, c’est-à-dire d’une autre culture impliquant d’autres manières de vivre. Pour ces anarchistes espagnols que décrivent Brenan, Borkenau et Enzens-berger, le capitalisme n’était pas du tout un « progrès » mais plutôt une régression culturelle ; il n’était pas une étape « nécessaire » devant conduire à une société plus humaine mais, au contraire, l’installation historique d’une barbarie redoutablement dévastatrice ; l’industrialisme capitaliste était davantage porteur de déshumanisation et de destruction environne-mentale que de bien-être pour tous. Hegel n’a pas été « l’origine philosophique commune qui rapproche l’anarchisme du marxisme » [37], mais bien plutôt la principale source philosophique et politique du différend entre l’anarchie et le marxisme du XIXe et du XXe siècle. En dépit de l’intérêt du jeune Bakounine pour Hegel, l’anarchisme non rationaliste est fondamentalement anti-hégélien, et par sa conception non linéaire de l’histoire, et par sa critique de l’État – alors que le marxisme traditionnel s’est construit en grande partie sur l’articulation hégélienne de ces deux grands thèmes des Lumières dans l’Occident colonialiste et capitaliste, le Progrès et l’État-nation séparé de la société.
Source :
« Introduction. L’anarchie, une autre modernité politique », in Alfredo Gómez-Muller (dir.), L’Anarchie et le problème du politique, Paris, Archives Karéline, 2014, pp. 7-24.
Sommaire du reste de l’ouvrage :
Landauer : anarchisme, culture et politique / Alfredo Gómez-Muller
Anarchie, politique et… constitution. Les ambiguïtés de Proudhon sur l’acte constitutionnel de 1848 / Anne-Sophie Chambost
Walter Benjamin et l’anarchisme / Michaël Löwy
Au-delà de la république : anarchisme et révolution en Espagne / Óscar Freaán Hernández
Anarcho-syndicalisme et régime politique dans l’Espagne du xxe siècle / Javier Navarro Navarro
Autorité et liberté à l’épreuve de l’histoire : les cas de l’Aragon libertaire (1936-1937) et des « indignés » face au politique / Fausto Garasa
Anthropologie anarchiste, État et pouvoir (Bakounine et Kropotkine) / Leopoldo Múnera-Ruiz
Ni bonne ni mauvaise, la « sur-nature » anarchiste / Philippe Pelletier
La politique de l’anarchisme : une politique pour en finir avec le politique ? / Diego Paredes Goicochea
Renouveler la théorisation du politique à partir de l’anarchisme / Irène Pereira
Devenir libertaires. Pouvoir et autorité dans le processus émancipateur / Audric Vitiello
[1] Ce texte constitue l’introduction au recueil L’Anarchie et le problème du politique, Paris, Archives Karéline, 2014. Voir le sommaire en dernière page de cette brochure [NdE].
[2] Hans Magnus Enzensberger, Le Bref Été de l’anarchie, Paris, Gallimard, coll. « L’imaginaire », 2010.
[3] Franz Borkenau, Spanish Cockpit. Rapport sur les conflits sociaux et politiques en Espagne (1936-1937), Paris, Champ Libre, 1974, p. 29-30.
[4] Gerald Brenan, Le Labyrinthe espagnol. Origines sociales et politiques de la Guerre civile, Paris, Ruedo Iberico, 1962, p. 100.
[5] Henri Lefebvre, Vers un romantisme révolutionnaire, Paris, Nouvelles Éditions Lignes, 2011, p. 41.
[6] Michael Löwy et Robert Sayre, Révolte et Mélancolie. Le romantisme à contre-courant de la modernité, Paris, Payot, 1992, p. 84.
[7] Voir ci-après dans cet ouvrage le texte de Michael Löwy, « Walter Benjamin et l’anarchisme ». À propos de l’interprétation de l’œuvre de Benjamin par Löwy, voir également Löwy et Sayre, Esprits de feu. Figures du romantisme anticapitaliste, Paris, Éditions du Sandre, 2011, p. 196-211.
[8] Löwy et Sayre, op. cit., p. 39.
[9] Gerald Brenan, Le Labyrinthe espagnol… op. cit.
[10] Enzensberger, op. cit., p. 49.
[11] Löwy et Sayre, op. cit., p. 35.
[12] « Si la révolution [en Russie] se fait en temps opportun, si elle concentre toutes ses forces pour assurer l’essor libre de la commune rurale, celle-ci se développera bientôt comme élément régénérateur de la société russe et comme élément de supériorité sur les pays asservis par le régime capitaliste. » Karl Marx (1970), « Projet de réponse à la lettre à Véra Zassoulitch », in Karl Marx et Friedrich Engels, Œuvres choisies, t. III, Moscou, Éditions du Progrès, p. 25.
[13] Löwy et Sayre, op. cit.
[14] G.W.F. Hegel, La Société civile bourgeoise, Paris, François Maspero, 1975.
[15] Miguel Abensour, La Démocratie contre l’État. Marx et le moment machiavélien, Paris, Le Félin, coll. « Les marches du temps », 2004, p. 17.
[16] Ibid., p. 16.
[17] Ibid., p. 17.
[18] Walter Benjamin, Mythe et violence, Paris, Denoël, 1971, p. 37.
[19] Abensour, op. cit., p. 16.
[20] Hannah Arendt, La Condition de l’homme moderne, trad. fr. par G. Fradier,
Paris, Presses Pocket/Calmann-Lévy, coll. « Agora », 1988, p. 274.
[21] Ibid.
[22] Dans le travail, « l’homme n’est uni ni au monde ni aux autres hommes, seul avec son corps, face à la brutale nécessité de rester en vie » (ibid.).
[23] Ibid., p. 276
[24] Ibid., p. 277.
[25] « Les syndicats n’ont jamais été révolutionnaires au sens de vouloir transformer la société et transformer en même temps les institutions politiques qui la représentaient » (ibid., p. 278).
[26] Ibid., p. 281.
[27] Ibid., p. 282.
[28] Ibid., p. 278.
[29] Raúl Zibechi, Dispersar el poder. Los movimientos como poderes antiestatales, Buenos Aires, Tinta Limón, 2006, p. 40.
[30] Lucio Magri, « Parlamento o consejos obreros », in Valentino Gerratana, Yvon Bourdet, Lucio Magri et all., Consejos obreros y democracia socialista, Córdoba, Cuadernos de Pasado y Presente, 1972, p. 35.
[31] Noam Chomsky, « Sobre la sociedad anarquista », Conversación con Peter Jay, Cuadernos de Ruedo Ibérico, n° 58-60 (julio-diciembre), 1977, p. 165.
[32] Voir le texte d’Anne-Marie Chambost.
[33] Gustav Landauer, « Les républiques d’Allemagne et leur constitution » (1918), La Communauté par le retrait et autres essais, trad. fr. par Ch. Daget, Paris, Éditions du Sandre, 2009, p. 275.
[34] John Holloway, « Douze thèses sur l’anti-pouvoir », Contretemps, 6 (février), « Changer le monde sans prendre le pouvoir ? Nouveaux libertaires, nouveaux communistes », Paris, Éditions Textuel, 2003, p. 39.
[35] À ce sujet, voir en particulier les études de RaúI Zibechi sur l’articulation entre mouvements sociaux et État en Amérique latine (Zibechi, op. cit.).
[36] Un tiers des élus de la Chambre des représentants et du Sénat des États-Unis sont milliardaires, contre moins de 1 % pour l’ensemble de la population du pays (20 Minutes, 22 juin 2004).
[37] Henri Arvon, Michel Bakounine ou la vie contre la science, Paris, Seghers, coll. « Philosophes de tous les temps », 1966, p. 19.
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L’anarchie, une autre modernité politique - Alfredo Gómez-Muller - PDF