Bien qu’elle ne soit pas complètement tombée dans l’oubli, l’œuvre du caricaturiste Jossot (1866-1951) mériterait une meilleure diffusion. Ses meilleurs dessins datent du début du siècle, mais les sujets qu’il traite sont toujours d’actualité et son graphisme, étonnamment moderne à l’époque, n’a toujours pas vieilli.
Gustave Henri Jossot est né à Dijon dans une famine aisée. Il perd sa mère alors qu’il est encore enfant et supporte très mal l’ambiance familiale. Il voue déjà une haine à la famille : Les parents sont des scorpions
; à propos de sa belle-mère, il écrit : J’étais tourmenté par la continuelle démangeaison de lui démolir une chaise sur la tête
. Le lycée et l’armée ne lui laisseront pas des souvenirs impérissables. Puis, comme son père, il va travailler dans une compagnie d’assurances ; pas pour longtemps : un premier héritage va lui permettre de se consacrer à la peinture et au dessin. Entre-temps il avait épousé une couturière et avait ainsi rompu avec son milieu d’origine.
Ses premiers dessins
Sa formation de peintre est assez classique, mais il se dirige très vite vers la caricature. Ses premiers dessins sont publiés vers 1891 dans des journaux humoristiques (Le Rire), littéraires et artistiques. Son style original sera vite remarqué par les lecteurs et les critiques. Un trait épais délimite les objets et les personnages. Ceux-ci sont schématisés à l’extrême, les caractères sont exagérés. Les couleurs, d’abord claires, deviennent plus violentes : noir, blanc et rouge. Jossot ne se rattache à aucun courant. Lui-même s’est réclamé du Moyen-Âge roman, il est vrai que certains de ses personnages font penser à des gargouilles. On a dit de lui qu’il était un précurseur de l’expressionnisme. Ses légendes sont particulièrement soignées : elles sont courtes et incisives.
Ses dessins les plus intéressants vont être publiés pendant une courte période (de 1901 à 1907). En fin de compte, il nous laisse une production peu abondante. Iln’avait pas de soucis financiers (un deuxième héritage lui parvient en 1899) et il faisait l’apologie de la paresse, ce qui est cependant plus facile quand on n’a pas besoin de travailler. Pendant cette période il collabore à des journaux satiriques (L’Assiette au beurre, Le Diable), anticléricaux (La Raison, L’Action), anarchistes (Les Temps nouveaux). On retrouve ses dessins également dans L’Antivivisection et Internacia sociarevuo (revue espérantiste). Il publie aussi trois albums de caricatures, un roman illustré, quelques cartes postales, des lithographies et des affiches publicitaires.
L’Assiette au beurre est le journal dans lequel on trouve le plus grand nombre de ses dessins. Il collabora à 35 numéros (sur 600 parus entre 1901 et 1913) dont 18 sont entièrement dessinés par lui. L’Assiette au beurre était l’équivalent de Charlie Hebdo dans les années soixante-dix ou de La Grosse Bertha aujourd’hui. Curieusement, alors qu’il s’agissait d’un journal anticlérical, antimilitariste, anticapitaliste, bref anti-tout, il était financé par des éditeurs qui n’avaient rien d’anarchistes. Mais le journal se vendait très bien, et ses propriétaires eurent l’intelligence de laisser les auteurs s’y exprimer librement. Y ont écrit des écrivains tels que Laurent Tailhade, Octave Mirbeau ou Jehan Rictus. Les plus grands dessinateurs du moment y participaient : Aristide Delannoy, Jules Grandjouan, Steinlein. Des peintres alors inconnus y collaborèrent avant de connaitre la célébrité : Juan Gris, Van Dongen.
Un jeu de massacre
De 1901 à 1904, Jossot s’attaque dans ses dessins aux institutions. Les curés, les militaires, les policiers, les juges, les parents, les francs-maçons : tous en prennent pour leur grade, c’est un vrai jeu de massacre, tous ces guignols sont démolis avec une grande férocité. A partir de 1906, il s’attaque à l’individu dans ce qu’il a de plus médiocre : la pudeur, l’honneur, le respect, l’alcoolisme. L’entreprise de démolition de Jossot est totalement anarchiste, mais lui-même ne revendiquait pas cette étiquette : Mon idéal [serait] de ne point en avoir
, cette sacrée question sociale est insoluble et le restera tant que les hommes resteront bêtes et méchants, ce qui peut encore durer quelque temps
. Les dessins de Jossot ignorent les luttes ouvrières, à la manière de Georges Darien ou de Zo d’Axa : J’entends vivre en homme libre
, la besogne du caricaturiste [consiste] à semer dans les cerveaux qui pensent des idées libératrices
, mon rêve : acheter une maison [où] je pourrai tout à mon aise faire de l’art pour tuer le temps en attendant que le temps me tue
. Jossot est avant tout un observateur sincère qui refuse l’arrivisme et fuit comme la peste les salons parisiens.
Jossot et l’islam
Après 1907, les activités de Jossot n’ont plus grand rapport avec l’anarchisme. Sa fille unique étant morte à l’âge de 11 ans, il traverse une période de dépression, il voyage beaucoup. A la fin de 1911 il s’installe en Tunisie et ne reviendra plus en France. Bizarrement, l’ancien caricaturiste anticlérical, après une crise mystique, va se convertir en 1913 à l’islam. Il prend le nom d’Abdou-l-Karim Jossot. Comme il est l’un des rares Européens à se vêtir à l’orientale, il crée un certain scandale dans les rues de Tunis. Il a désormais abandonné la caricature, mais il peint des paysages, des huiles et des lavis. Il garde un œil critique : pendant la Guerre de 1914-1918, il écrit dans les revues pacifistes (Le Bonnet rouge) ; il collabore aussi aux journaux tunisiens dans lesquels il dénonce les méfaits du colonialisme, mais de façon assez timide. Son individualisme le pousse toujours à refuser la lutte politique et la violence. Sa conversion à l’islam était liée à un refus des idées occidentales de travail et de progrès. Il pensait trouver une religion sans culte, dogme et clergé ! Il se lasse assez vite de la prière du vendredi à la Grande Mosquée et commence à s’intéresser au soufisme, sorte de libre pensée de l’islam assez mal vue par les musulmans orthodoxes. Constatant que ses efforts pour acquérir la foi étaient vains, vers 1930 il rompt avec toute forme de religion organisée. En 1938, il publie un petit livre : Le Fœtus récalcitrant ; il y expose sa définition du caricaturiste et propose un « évangile » de la paresse. Il passe les dernières années de sa vie à Sidi Bou Saïd, un village de peintres près de Tunis et meurt dans l’oubli.
Si les dessins de Jossot continuent à nous intéresser aujourd’hui, c’est parce qu’ils s’attaquent aux institutions et que celles-ci sont 90 ans après toujours les mêmes. Ses dessins ne sont pas datés. Il n’a pas caricaturé des personnalités et des hommes politiques de l’époque, mais les juges, les parents, la police, l’armée... Ses cibles sont toujours les nôtres. Aussi on a pu voir ses dessins dans L’Enragé en 1968 puis dans Le Monde libertaire ou dans Libération et même sur les couvertures de livres consacrés à la justice.