L’un des événements littéraires récents restera la parution du tome premier consacré à Jacques Prévert dans la luxueuse collection de la Pléiade. De celui qui, sa vie durant, refusa toutes distinctions et ne se privait pas de tourner en dérision les acharnés du mérite ; celui qui, lorsqu’on lui demandait s’il se considérait comme poète, se contentait de répondre, sur un ton désinvolte, qu’il n’avait en sa possession aucun signe distinctif le désignant comme tel, nous aurions aimé savoir comment il aurait apprécié son entrée en « Pléiade » ?
C’est que le style de Prévert, sa modestie, son détachement à l’égard des gloires littéraires et le peu d’importance qu’il accordait à la critique professionnelle, aux spécialistes ès poétiques et aux technocrates du verbe, se situe aux antipodes des usages coutumiers à la célèbre collection. Car la Pléiade, si elle représente incontestablement une des collections des plus prestigieuses, se distingue également par les prix qui s’y pratiquent. Il est fort probable que le prix de ce premier volume, fixé à 445 F, fera que de nombreux amateurs de poésie et admirateurs de Prévert se content enteront de le lire dans les collections de poche. La Pléiade, c’est encore l’œuvre d’un auteur diluée dans des textes critiques dont, il faut bien le dire, on se passerait volontiers.
Enfin, puisque nous ne pouvons préjuger sur ce qu’aurait été son attitude, nous préférons lui rendre un petit hommage en rappelant son itinéraire et ce qu’il a été.
Jacques Prévert est né au début du siècle à Neuilly. De 925 à 1930, il participe activement au Mouvement Surréaliste. C’est au cours de ces années que paraîtront quelques-uns de ses poèmes dans diverses revues. À cela, il faut préciser que ce sont surtout ses amis surréalistes qui insistaient pour qu’il accepte de les publier et qui en donnaient des lectures publiques. Aussi, durant de longues années – ils ne furent regroupés en volumes que tardivement – les poèmes de Prévert ont circulé, tapés simplement à la machine et de façon orale.
Prévert et le surréalisme
Le passage de Prévert dans le groupe surréaliste fut de courte durée et son départ coïncide avec la parution du Second Manifeste du Surréalisme d’André Breton. C’est, semble-t-il, l’orientation plus « marquée » politiquement que Breton entendait donner au surréalisme qui est à l’origine de cette rupture. Parmi les réfractaires à cette orientation, il y avait aussi : R. Desnos, R. Vitrac, J. Baron et quelques autres encore. A cette occasion, un violent pamphlet, auquel participa Prévert, fut rédigé contre A. Breton.
Mort d’un Monsieur, tel fut le titre du pamphlet de Prévert. L’humour avec lequel il s’adresse à la personne de Breton ne dissimule pas le ton acerbe de son propos. Voici quelques extraits du pamphlet :
Hélas, je ne reverrais plus l’illustre palatin du monde occidental, celui qui me faisait rire ! (...) Excellent musicien, il joua pendant un certain temps du luth de classe sous les fenêtres du parti communiste... (...) Un jour, il criait contre les prêtres, le lendemain, il se croyait évêque ou pape en Avignon... (...) Parfois la bêtise lui couvrait le visage. Il s’en doutait car il était rusé et se planquait alors derrière les majuscules Amour, Révolution, Poésie, Pureté...
Et Prévert de conclure :
(...) Hélas, le contrôleur du Palais des Mirages, le perceur des tickets, le Gros Inquisiteur, le Déroulède du rêve n’est plus, n’en parlons plus. [1]
Pourtant, malgré cette rupture brutale avec André Breton et son départ du groupe surréaliste, le surréalisme continuera d’être pour lui une source d’inspiration. Si Prévert remet en cause ce que certains appelaient (abusivement à mon avis) la papologie de Breton, il ne rejettera pas ce qu’il y avait de fondamental dans le surréalisme. Or celui-ci, hier comme aujourd’hui, reste toujours (parce qu’il ne peut être réduit à une école nouvelle ou à une nouvelle esthétique) la plus grande tentative de penser et réaliser l’homme dans sa totalité. Il y a cette belle formule de Breton qui rend superbement compte du contenu et des aspirations du surréalisme : Tout porte à croire qu’il existe un certain point de l’esprit d’où la vie et la mort, le réel et l’imaginaire, le passé et le futur, le communicable et l’incommunicable, le haut et le bas cessent d’être perçus contradictoirement. Or, ajoute Breton, c’est en vain qu’on chercherait à l’activité surréaliste un autre mobile que l’espoir de détermination de ce point.
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Précisément, parce qu’elle puise abondamment dans le rêve et dans la vie sans établir des compartiments étanches ou des séparations qui ne sauraient être qu’abusives, la poésie de Prévert est véritablement surréaliste. D’ailleurs, bien après sa rupture avec Breton, Jacques Prévert continuera de parler et de citer dans ses écrits nombre de peintres et de poètes surréalistes. Citons simplement ceux-ci : Joan Miro, R. Desnos, R. Char, P. Eluard, etc. Rappelons également le « collage surréaliste » qu’il pratiqua abondamment et qui fut expérimenté et mis au point à partir de 1919 par Max Ernest, les récits de rêves qui faisaient partie des activités surréalistes, les jeux de mots ou jeux avec les mots qui reviennent souvent dans ses poèmes, et puis, ces équations merveilleuses formées à partir des mots, dont nous citerons celle-ci, parce qu’elle a fleuri sur les murs de Paris en 1968 : Rêve + Évolution = Révolution
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Toutefois, s’il faut chercher une autre source d’inspiration à la poésie de Prévert, c’est dans l’anarchie qu’on la trouvera. Là aussi, les références sont nombreuses. Son antimilitarisme, anticléricalisme et ami-étatisme ne sont pas de façade. Dans un de ses poèmes, il parle avec indignation de l’assassinat de F. Ferrer (ce grand pédagogue libertaire) ; il parle des luttes des exploités et leur volonté d’émancipation et beaucoup de ses écrits sont un cri de révolte contre toutes formes d’oppression. Voici un court poème qui illustre cet aspect de la personnalité de Prévert :
DéserteursDéserteurs Soyez cités au désordre de la nuitAu hasard de l’auroreA la chance des maréesAux charmes de la vieDéserteursMarquez le pas feutréLe silence du départEst chant de liberté. [3]
Cet élan, cette véritable passion vers la liberté fusent constamment dans ses poésies. Qu’il parle de l’amour, de l’enfance ou de la condition qui est faite à l’homme, ses œuvres sont incontestablement marquées par la force de la révolte et animées par le souffle de l’esprit libertaire.
Le premier recueil de Prévert n’est publié qu’en 1946 et s’intitule Paroles. De ce seul recueil, trois millions d’exemplaires ont été vendus et il fut traduit en quatre-vingts langues. De très nombreux interprètes contribuèrent et contribuent encore à la connaissance de son œuvre. Parmis les plus célèbres ont trouve, Mouloudji, le « veuf Signoret » et, bien sûr, S. Reggiani.
La chanson et la qualité des interprètes ont certainement contribué à ce que Jacques Prévert soit l’un, sinon le poète le plus populaire de langue française. Mais à cela, nous devons ajouter encore que les compositions musicales de Joseph Kosma, lesquelles accompagnent la plupart de ses chansons, soulignent la beauté des textes de Prévert. Cependant, la raison essentielle de sa popularité se trouve dans son style sans prétention, la limpidité de son écriture, dans le ton et la manière d’aborder différents sujets qui font de Prévert un des rares poètes absolument lisible par tous.
Le succès que connut Prévert n’empêche pas que bien des aspects de sa personne et de son œuvre demeurent méconnus. Son côté anar, par exemple, mais également la véhémence de certains de ses poèmes qui s’attaquent au désordre établi ont été peu soulignés, voire parfois passés sous silence. En général, on préfère mettre en avant des poésie telles que « Barbara » ou « Les Feuilles mortes » (qui sont tout à fait admirables), plutôt que « L’Effort humain », qui compte pourtant parmis les plus subversivement beaux poèmes de Prévert. Il y a aussi son passage dans le surréalisme et l’inspiration surréaliste sous-jacente à son œuvre qui restent insuffisamment signalés. Bien après sa rupture avec A. Breton, celui-ci, dans son Anthologie de L’Humour Noir, lui consacre quelques pages et parle de Prévert en ces termes plutôt élogieux...
Il [Prévert] dispose souverainement du raccourci susceptible de nous rendre en un éclair toute la démarche sensible, rayonnante de l’enfance, et de pourvoir indéfiniment le réservoir de la révolte.
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Peut-être à cause de sa popularité, ou en dépit de celle-ci. Prévert dû essuyer des critiques fort virulentes. Un journaliste du Figaro, Jean-Jacques Gautier, fit le commentaire suivant à propos d’une série de chansons accompagnant un documentaire sur Aubervilliers en 1945 :
(...) on y décèle d’abord un parti pris nauséeux qui est ce que l’époque nous a apporté de plus détestable. La complaisance dans la laideur chère aux disciples de Sartre et, en général, aux écrivains de l’espèce Mouloudji et consorts. On y distingue surtout une sorte de haine et c’est ce qui fait frémir.
Il va de soi que de tels propos n’avaient pas d’autre objet que d’occulter le sens profond de l’œuvre de Prévert. Tout d’abord la « nausée » de Prévert n’est jamais une finalité.. La « haine » et la « laideur » que certains mettent en avant dans les chansons et les poèmes de Prévert résultent de l’extrême confusion et de l’indigence de leurs pensées. Elle est au contraire une colère et une révolte nées de l’observation des conditions qui dégradent, avilissent la vie et l’être humain. Prévert oppose son indignation et sa révolte au fatalisme ambiant. D’autre part, la résignation, qui ne peut être que le fait de ceux qui sont disposés à toutes les compromissions, revient à cacher la réalité.
Il nous semble que ce n’est ni la colère ni la révolte de Prévert qui doivent faire « frémir », mais bien la résignation sur laquelle s’édifient les pires complaisances envers la « laideur » qu’on nous impose.
Rappelons que Prévert fut essentiellement un poète qui salua la beauté, l’amour et l’enfance, le rêve et la vie. S’il a également parlé du malheur et de la misère qui s’abattent sur les hommes, il le fit toujours dans le but de les combattre. Ses écrits sont le jaillissement d’une poésie « durement » optimiste ; durement, parce qu’au lieu de s’étayer sur ces « merveilleux » idéaux destinés à assurer la pérénité de l’asservissement des individus, elle se fonde sur la vie réelle et sur les êtres réellement vivants.
Enfin, et nous allons conclure cet hommage à Jacques Prévert, nous rappelons qu’il fut en son temps un de ceux qui contribuèrent à la qualité et à l’essort du cinéma. Il travailla notament avec son frère, Pierre Prévert et Marcel Carné. A eux nous leur devons des films tels que : Quai des Brumes, Le Jour se lève, Les Visiteurs du soir et encore bien d’autres titres. Prévert a travaillé avec Paul Grimault à la réalisation du dessin animé : Le roi et l’oiseau. Il était aussi l’ami de J. Kosma, lequel mit ses poèmes en musique, de Boris Vian, de Raymond Queneau et de Marcel Duhamel [5]. Poète « dégagé » se tenant à l’écart de tous marchandages politiques, il reste celui à qui nous devons ce fier adage : Ni Dieu, ni maître, mieux être
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