Précisons tout d’abord que le « drapeau noir » n’est pas vraiment un drapeau et n’est pas forcément noir. C’est toutefois sous cette dénomination qu’il est entré dans la symbolique anarchiste.
En 1831, dans un contexte de lutte sociale avant que l’anarchisme n’existe en tant que mouvement nommé, les canuts lyonnais (ouvriers dans la fabrication de la soie) se soulèvent contre les conditions de travail qui leur sont imposées. En novembre ont lieu trois jours d’insurrection qui les mèneront à une victoire par les armes. Ils se battent sous une bannière noire brodée du slogan « Vivre en travaillant ou mourir en combattant ». Le drapeau rouge était traditionnellement le drapeau de lutte du mouvement ouvrier. Il sera utilisé comme signe de ralliement lors des manifestations, notamment lors de la Commune de Paris (1871).
Il a été parfois avancé que le rouge aurait été abandonné suite à la scission survenue lors du Congrès de l’Association Internationale des Travailleurs de septembre 1871 à La Haye et qui a donné naissance à la Fédération Jurassienne. Le 18 mars 1882, lors d’un meeting à Paris, Louise Michel se serait prononcée pour l’adoption du drapeau noir afin de se dissocier sans ambiguïté des socialistes « autoritaires » et parlementaristes.
Toutefois, ces informations proviennent de récits de participants qui ne sont pas confirmés — à notre connaissance — par des images d’époques ou des sources avérées ; par contre, une quittance conservée à l’IISG d’Amsterdam atteste l’achat de tissu rouge pour un calicot par des personnes de la Fédération Jurassienne en 1876 à Berne. Ce qui semble indiquer que le choix de la couleur noire ne s’est pas effectué immédiatement après la scission de la Première Internationale.
Le 9 mars 1883, lors d’une manifestation à Paris rassemblant environ 15 000 personnes sans emploi, Louise Michel agite un drapeau noir en guise de signe de ralliement (il s’agit en fait d’un vieux jupon noir attaché à un manche à balai). Quelque 500 personnes pillent trois boulangeries en réclamant du pain et du travail avant de se faire disperser par la police. Louise Michel, reconnue par les forces de l’ordre et accusée d’avoir été l’instigatrice du désordre, fera par la suite un séjour en prison.
La publication du périodique français Drapeau Noir à Lyon en août 1883 permit en quelque sorte de populariser le choix de ce symbole.
Le drapeau noir arrive en Amérique en 1884, selon l’historien Paul Avrich. Il aurait été utilisé cette année-là, le 27 novembre, sur Market Square à Chicago lors d’une manifestation d’ouvriers menée par les anarchistes de l’Internationale. Selon le journal militant local The Alarm, un grand drapeau noir côtoyait le traditionnel drapeau rouge près de la plateforme des orateurs. Ils prirent tous deux la tête de la marche à travers la ville qui suivit les débats.
Les partisans de Makhno en Ukraine lors de la révolution russe de 1918-1921 utilisèrent également le drapeau noir comme bannière. Ils combattaient sous la forme d’une douzaine d’armées sillonnant les terres et ils expulsèrent d’une grande partie du pays tout pouvoir centralisé. Ils se firent finalement décimer par les forces bolchéviques.
Le 13 février 1921 eurent lieu les funérailles de Kropotkine à Moscou. De nombreuses personnes portaient des drapeaux noirs et des bannières accompagnées du slogan « Où il y a une autorité, il n’y a pas de liberté » suivirent le convoi. Ce fut pratiquement la dernière occurrence de drapeaux noirs en Russie soviétique.
Deux semaines plus tard avait lieu la révolte de Cronstadt. Elle finit par être matée par les contre-révolutionnaires bolchéviques, ce qui marqua la fin de l’influence des anarchistes en Russie soviétique. Lors de la révolution espagnole de 1936-1939, l’usage du drapeau noir s’est de plus en plus répandu. Les anarchistes de la CNT, par exemple, combattaient sous des bannières rouges et noires, ainsi que d’autres entièrement noires.
Le choix de la couleur noire a pour chacun une origine et une signification différentes mais semble toujours lié à la lutte des classes et au désespoir de la période à laquelle il est apparu.
C’est une puissante couleur ou anti-couleur, symbole de l’anarchisme, et qui en représente les principales luttes : contre la religion, contre l’économie et surtout contre l’État. Alors que le rouge fait classiquement référence au sang, le noir est connu comme évoquant le sang séché et le deuil.
Howard Ehrlich, dans son livre Reinventing Anarchy (1979), interprète ainsi le drapeau noir :
Pourquoi notre drapeau est-il noir ? Le noir est une ombre de négation. Le drapeau noir est la négation de tous les drapeaux. C’est la négation des nationalités qui poussent les humains à s’entre-déchirer et à renier l’unité de l’humanité. Le noir est un sentiment de colère et de rage face à tous les crimes hideux commis contre l’humanité au nom d’une allégeance à un quelconque État. C’est la colère et la rage face à l’insulte à l’intelligence humaine qu’impliquent les prétentions, les hypocrisies et les ridicules chicaneries des gouvernements.
Le noir est également une couleur de regret, de tristesse ; le drapeau noir qui renie la nation pleure aussi ses victimes, les innombrables millions assassinés par les guerres, externes et internes, à la grande gloire et pour la stabilité d’un État sanglant. Il pleure ceux à qui le travail est volé, taxé, afin de payer pour le meurtre et l’oppression d’autres individus. Il pleure non seulement la mort physique mais également l’atrophie de l’esprit soumis au système hiérarchique et autoritaire ; il pleure les millions de neurones neutralisés sans plus jamais avoir la possibilité d’apporter leur lumière au monde. C’est une couleur d’inconsolable ressentiment.
Mais le noir est également magnifique. C’est une couleur de détermination, de résolution, de force, une couleur auprès de laquelle toutes les autres sont mises en lumière. Le noir est le mystère entourant la germination, la fertilité, le sol fertile de la vie naissante qui toujours évolue, se renouvelle, se rafraîchit et se reproduit dans les ténèbres. La graine cachée dans la terre, l’étrange voyage du liquide séminal, la croissance secrète de l’embryon dans la matrice sont tous entourés et protégés par la noirceur.
Il conclut en se réjouissant du moment où ce symbole, devenu inutile, sera abandonné.
En 1924 est composé un chant révolutionnaire intitulé le Drapeau noir. Loréal — ouvrier typographe militant, auteur, compositeur et interprète de plusieurs chansons — l’écrit lors de son internement à la prison de La Santé. Avant cela n’existaient que des chants sur le drapeau rouge.
Chant du drapeau noir
Pourquoi ce drapeau teint en noir ?
Pourquoi cette teinte sinistre ?
— L’anarchie est faite d’espoir
Et la mort n’est pas son ministre.
Nous portons le deuil des méchants,
Des ambitieux et des cupides,
Des capitalistes avides
Qui font couler du sang pour leurs penchants.
Nous annonçons l’approche du Grand Soir
Où les tyrans iront au pourrissoir.
Le capital engendre tous les crimes
Et nous portons le deuil de ces victimes.Pourquoi ce drapeau teint en noir ?
Pourquoi la couleur fatidique ?
Nous portons le deuil du pouvoir
De l’État, de la Politique.
Nous voulons notre liberté
Et proclamons : Quoi qu’on dise,
Chacun pourra vivre à sa guise
Quand sera mise à mort l’autorité.
Nous annonçons la fin des potentats,
Filous, voleurs, menteurs et apostats.
La liberté rend égaux tous les êtres
Et nous portons le deuil de tous les maîtres.Pourquoi ce drapeau teint en noir,
Couleur d’une grande tristesse ?
Les hommes, enfin, vont avoir
Leur commune part de richesse.
Nous portons le deuil des voleurs
Qui tous les jours font des bombances
Pendant que, dès leur prime enfance,
Péniblement triment les travailleurs.
Nous annonçons l’humaine société
Où tous auront bien-être et liberté.
Du patronat les formes sont maudites
Et nous portons le deuil des parasites.Pourquoi ce drapeau teint en noir,
Ainsi que le corbeau vorace ?
Les humains viennent d’entrevoir
Qu’ils sont tous de la même race.
Nous portons le deuil des soudards
Vivant de rapine et de guerre.
Les peuples veulent être frères
Et des nations brûlent les étendards.
Nous annonçons l’ère de vérité.
Ère d’amour et de fraternité !
Des généraux l’existence est flétrie
Et nous portons le deuil de leur patrie.Pourquoi ce drapeau teint en noir ?
Est-ce une religion suprême ?
L’homme libre ne doit avoir
Pour penser nul besoin d’emblème !
L’anarchiste n’accorde pas
A ce drapeau valeur d’idole,
Tout au plus n’est-ce qu’un symbole,
Mais en lui-même il porte son trépas
Car annonçant la fin des oripeaux
Il périra comme tous les drapeaux.
En Anarchie où régnera la Science,
Pour tout drapeau, l’homme aura sa conscience.
En remontant à une époque plus lointaine, on trouve en étudiant les pirates d’intéressantes analogies avec les partisans du drapeau noir.
Dans l’opinion populaire, les pirates étaient considérés comme des rebelles, des esprits libres mais également comme des tueurs sanguinaires engendrant la terreur. La structure interne de leur organisation pouvait grandement varier d’un bateau à l’autre. Certains élisaient un capitaine — qui, fait notable pour l’époque, était parfois une femme — et dont le pouvoir était révocable à tout instant en cas de désaccord.
Pour les pirates, le drapeau noir, agrémenté d’un crâne et de deux tibias entrecroisés (ou de deux sabres), était clairement un symbole de mort censé instiller la peur et amener les équipages des bateaux adverses à se rendre immédiatement sans combattre. Parfois — pour des questions de facilité — le dessin du crâne était abandonné afin de permettre à tout un chacun de confectionner rapidement une bannière.
D’autres personnes et groupes — sans forcément de lien avec l’anarchisme — ont repris le drapeau noir à différents moments de l’histoire dans un but comparable (amener les adversaires à rendre sous l’effet de la peur), notamment lors de guerres. Il semble — sans certitude — que l’armée de Makhno aurait utilisé le drapeau noir avec crâne et tibias.
Les pirates ont toujours été considérés comme étant des rebelles sans patrie, ne se soumettant à aucune loi si ce n’est celles qu’ils s’improvisaient pour eux-mêmes. Cela ne fait évidemment pas d’eux des anarchistes et souvent ils agissaient de manière cruelle et discutable mais ce qui importe, c’est la perception que l’on avait d’eux comme étant le symbole de la rébellion, de la non soumission aux lois. Ils étaient haïs et pourchassés par la classe régnante. Ils inspiraient peur et désespoir à l’ordre établi.
A noter encore que le drapeau rouge et noir, traditionnellement associé au mouvement anarcho-syndicaliste, ne semble pas avoir de configuration fixe.
Que le rouge soit en biais au-dessus du noir ou l’inverse, qu’il soit rattaché à la hampe ou vole au vent dépend finalement du choix de chacun. Certains groupes ont formalisé leur usage de ce drapeau bicolore, adoptant une fois pour toutes l’une des possibilités mais la majorité ne semble pas y accorder une grande importance.
Le drapeau est avant tout un bout de tissu servant à rallier les camarades lors de manifestations. Il est un outil pratique permettant d’être vu de loin, qui se range et s’oublie dès que l’on n’en a plus l’utilité — sauf pour certains fétichistes qui sont légion.