Nous, Comité de défense sociale et Comité des marins de la Mer Noire, avons transformé cette baudruche [André Marty] en héros
(fin du compte rendu d’un discours de Louis Sellier aux conseillers municipaux de Paris, prononcé le 11 décembre 1931).
Titulaire du baccalauréat, André Marty a suivi les Arts et Métiers d’où il est sorti ingénieur. A 21 ans, en 1908, il s’engage dans la Marine nationale. En 1914, il est admis à l’école des officiers-mécaniciens, ce qu’il devient en 1917.
D’un père condamné à mort par contumace pour sa participation à la Commune dans le Midi, Marty avait des amitiés dans le milieu libertaire. L’un de ses deux frères, Jean, établi médecin en Seine-et-Oise, venait au Comité de défense sociale, l’autre, Michel, avait été un temps secrétaire du groupe anarchiste de Perpignan.
Durant toute sa période dans la Marine, Marty se veut un bon républicain franc-maçon de la Grande-Loge. Le commandant de navire, Welfélé, le décrit comme suit :
M. Marty qui, au point de vue professionnel, mérite tous les éloges, est un malade. Il vit isolé... c’est un monomane des sociétés secrètes (...). Très discipliné dans ses relations extérieures avec ses chefs, il passe son temps à collectionner des petits papiers et à constituer des dossiers contre eux.
Ce type de personnalité explique peut-être en partie le fait que Marty ait accepté de jouer le rôle d’homme de confiance de Staline au sein du PC, ce qui revenait à exercer une fonction de surveillance des dirigeants communistes.
Il existe deux versions de l’histoire des mutineries qui ont éclaté à bord de certains navires de la flotte française stationnée en Mer Noire. Il y a d’une part la version officielle, celle du PCF, qui est généralement reprise par les dictionnaires (cf. le Petit Robert 2, Il fut le chef de la mutinerie de 1919
) et les pseudo-spécialistes (cf. Histoire du PCF de Jacques Fauvet), et autre part la version officieuse, diffusée par les témoins de l’époque et par quelques historiens avertis. Curieusement cette dernière est, approximativement, aussi celle qu’il est possible de lire dans les propres ouvrages de Marty, à condition de saisir les non-dits.
Marty, chef-mécanicien sur le torpilleur Protet, voulait par un coup de force s’en emparer pour le conduire à Odessa. Le contexte est celui des expéditions militaires des pays capitalistes contre la Russie bolchevique. Dans son projet, Marty savait pouvoir compter sur le quartier-maitre Badina. Après une réunion dans le port roumain de Galatz avec des révolutionnaires le 15 avril 1919, une dénonciation conduit Marty aux arrêts de rigueur le 16 et Badina à la fuite. Le 18, Marty est conduit à terre pour n’être ramené à bord du Protet que le 22. Le 23, il est transporté sur le croiseur Waldeck-Rousseau, où il reste jusqu’au 26. Ce jour-là, nouveau retour sur le Protet qui prend la mer pour Constantinople. Là, il sera enfermé dans l’enceinte de l’ambassade de France. Pendant qu’il croupit dans sa prison, des mutineries éclatent sur plusieurs bâtiments de la flotte française.
Le 11 juin, Marty est traduit devant un conseil de guerre réuni sur le Paris en rade de Constantinople, sous la double inculpation d’intelligence avec l’ennemi
et de complot dans le but de s’emparer par la force du torpilleur Protet et de passer à l’ennemi en lui livrant le bâtiment
. Acquitté pour la première accusation, il est condamné à 20 ans de travaux forcés, à la dégradation militaire et à 20 ans d’interdiction de séjour, le 5 juillet 1919.
C’est par Badina, qui ne rentra se constituer prisonnier en France qu’en 1920, que le Comité de défense sociale et celui des marins furent alertés sur le cas de Marty. Ensuite, ces deux comités lièrent le cas Badina-Marty à celui des mutins de la Mer Noire.
La version officielle pratique l’amalgame entre les deux trajectoires et oublie, volontairement ou par manque de connaissances, de relater les faits exacts concernant Marty. Quelques citations extraites d’ouvrages du PCF dans leurs éditions antérieures à 1953, sont révélatrices de l’amalgame opéré :
Les marins français, guidés par André Marty s’étaient révoltés.
[1]
Le prolétariat… salue la révolte de la Mer Noire d’avril 1919, incarnée par André Marty.
[2]
(…) ingénieur-mécanicien assimilé à officier, (…) resté fidèle à ses origines de travailleur en se dressant contre la guerre faite à la jeune République des Soviets. Car André Marty avait par deux fois, en 1919, organisé en Mer Noire la mutinerie et le passage des équipages aux côtés des travailleurs russes.
[3]
L’officier-mécanicien André Marty, fils d’un communard, cherchait à organiser la révolte sur son torpilleur, le Protet, à Galatz. Un malheureux concours de circonstances l’empêcha d’agir et le 16 avril. Il fut arrêté, sa longue épreuve commença.
[4]
Une grande campagne de solidarité en faveur de l’amnistie des condamnés se développe dans les milieux de gauche. Les frères d’André Marty n’obtiennent pas l’intérêt de L’Humanité mais seulement celui d’Avant-garde. C’est en lisant ce dossier que L.O. Frossard eut l’idée d’utiliser Marty électoralement. Par ses antécédents familiaux et par l’amalgame caché avec les véritables mutins de la Mer Noire, Marty faisait figure d’une personnalité très marquée à gauche. Il suffisait de lui attribuer un rôle dirigeant dans la mutinerie et la légende prenait corps.
Bien qu’encore emprisonné, il est élu conseiller municipal, puis conseiller général. Une fois libéré, il devient député communiste. Son adhésion officielle ne date que du 23 septembre 1923, un peu plus de deux mois après sa sortie de prison.
Il reste à définir quelles étaient en réalité les véritables motivations de Marty dans son projet de s’emparer du Protet avec Badina.
Il faut pour cela se référer à ses interrogatoires avant le procès et à sa correspondance avec ses frères qui se trouvent aux Archives de la Marine.
Marty a été très affecté par le décès de son père, qu’il apprit le 20 octobre 1918 et par celui de sa grand-mère.
Mes retours de permission étaient de plus en plus pénibles. Aller à la maison pour la quitter encore une fois m’eut été impossible. J’aurais refusé de reprendre la route du bord. Je serais parti en Espagne, car j’en avais assez de vivre sans famille.
La lettre envoyée à son frère juste avant son procès, a été utilisée par le PCF pour le discréditer auprès des militants de base. Elle était parue le 26 juillet 1919 dans le journal Le Cri catalan.
En voici un passage :
Je suis inculpé dans une de ces affaires et depuis le 16 avril, je suis aux arrêts de forteresse, autant dire en cellule, au secret absolu. Pourquoi ai-je fait cela, moi, officier sans tâche et que tout le monde reconnaît comme ayant une haute valeur professionnelle ? Moi, que vous attendiez d’un jour à l’autre, pourquoi suis-je en prison ? Frère, c’est pour vous. De vous savoir si seuls depuis la mort de papa, de penser que jamais plus je ne verrai notre pauvre grand-mère, que, par la faute de ces salauds, je n’aurai pas pu embrasser, ma tête a tourné, je suis devenu fou de rage et, du matin au soir, je ne vivais plus…
Marty s’est donc déterminé en fonction de motifs personnels, à la suite d’une dépression et non dans une intention révolutionnaire. Dégradé, sans plus aucun espoir de faire carrière dans la Marine française, Marty a-t-il vu dans le marché que lui proposait le PC, une sorte de secours, une façon de prendre sa revanche sur une société qui l’avait brisé ?
Par une étrange ironie du sort, le véritable organisateur de la mutinerie de la Mer Noire et l’animateur de l’Amicale des Anciens de la Mer Noire, le matelot-mécanicien Virgilo Vuillemin, alors syndicaliste libertaire, démissionnera du PCF pour protester contre les procédés d’exclusion de Marty des rangs du parti.
Le rôle de Marty durant les mutineries de la Mer Noire en 1919 a été arrangé a posteriori à des fins électoralistes. La légende de Marty était utilisée par le PCF dans sa propagande antimilitariste pour inciter les soldats français à la désobéissance. Elle l’était encore sous la IVe République pour protester contre la guerre d’Indochine.
En n’étant qu’une figure légendaire inventée par et pour la propagande d’un parti, Marty se retrouvait prisonnier des mensonges qu’il avait laissé répandre à son sujet. Ainsi peut s’expliquer la facilité avec laquelle Marty a été exclu du PCF en 1953.
Bibliographie
Contre-Courant, les mutineries en Mer Noire racontées par deux mutins authentiques. Document fourni par anarlivres.org : cliquez sur ce lien.
H. Le Goff, Les grands trucages de l’Histoire, Paris, Jacques Grancher éditeur, 1983.
R. Lochu, Libertaires mes compagnons de Brest et d’ailleurs, Quimperlé, Ed. La Digitale. 1983.
A. Marty, Dans les prisons de la république, Paris, 1926, les Editeurs français réunis, 1951.
A. Marty, La Révolte des marins de la Mer Noire, 2 vol. Paris, 1927.
Ph. Masson, La Marine française et la Mer Noire (1918-1919), thèse, service historique de la Marine, 401260, tomes 12-3-4.
Ch. Tillon, La Révolte vient de loin, Paris, Julliard, 1969.
Ch. Tillon, On chantait rouge Paris, Laffont, 19)7.
NOTE HISTORIQUE La révolte des marins de la Mer noire est un événement oublié. En 1918 la France envoie sa flotte aider les armées blanches à vaincre la Révolution russe. Mais les marins n’ont guère envie de se battre, d’autant que l’on sort d’une guerre mondiale (14/18). Un complot échoue à bord du Protet (voir article ci-dessus) suivi par des mutineries sur d’autres navires. La révolte durera jusqu’à la fin de l’année 1919. Tandis que le gouvernement annule cette mission plutôt impopulaire, il y aura 100 condamnations dont 21 à plus de 5 ans. Mais le comité de soutien obtient des amnisties dès 1920. Quant à André Marty, élu député communiste depuis sa prison, il est libéré en 1922. Il devient l’homme de confiance de Staline au sein du PC. Pendant la Guerre d’Espagne, il est chargé d’« épurer » les brigades internationales des contestataires. Ses assassinats lui valent le surnom de « boucher d’Albacete ». Après la guerre, il est exclu du Parti communiste. Les marxistes libertaires de Georges Fontenis font appel à lui en vue d’une campagne électorale, mais c’est un échec. Marty est mort en 1956. |
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