Pendant des siècles, particulièrement en Grande-Bretagne et en France, on a chéri le mythe du retour à la terre, cela d’un bout à l’autre de l’éventail politique. Que ce soit en littérature ou en politique, le mythe d’un paradis campagnard perdu a été largement répandu, développé, embelli, jusqu’à devenir la base à partir de laquelle on critiquait l’industrialisation. Ce mythe est vite devenu un obstacle à la recherche de ce qu’une vraie vie communautaire dans une ville industrielle pourrait être. D’où une hémorragie culturelle permanente, une perte d’énergie révolutionnaire qui entraîne les citadins vers Walden [3], l’Afghanistan, la Cornouaille, les Cévennes, l’Ardèche... Cela ne résout rien, mais leur procure l’illusion d’avoir échappé à la contamination d’un système social dont ils sont eux-mêmes en fait les produits.
Les gouvernements sont invariablement établis dans des villes : qui a jamais entendu parler d’une nation dirigée à partir d’un village ? Très souvent même, on construit des villes exprès pour les accueillir : New Delhi, Canberra, Ottawa, Washington, Chandigarh, Brasilia...
Paradoxalement, c’est vers le Tiers-Monde qu’il faut se tourner pour trouver des exemples de « villes anarchistes », c’est-à-dire d’implantations humaines résultant d’une création populaire directe et non d’une décision gouvernementale.
Exemple : à une quinzaine de kilomètres de Brasilia, les ouvriers du bâtiment qui ont bâti cette « ville de l’an 2000 », trop pauvres pour y habiter, ont créé leur propre cité, « Cidade Libre » (Ville Libre), où un mode de vie original et spontané a surgi.
En Amérique Latine, en Asie, en Afrique, le mouvement de population vers les grandes villes a provoqué la croissance à leur périphérie d’énormes « colonies » peuplées d’« invisibles », autrement dit de gens n’ayant pas d’existence urbaine officielle. A côté des citoyens officiels, on trouve, en Amérique Latine notamment, des citoyens « en marge », dont la vie économique se situe en dehors des structures financières de la cité. Selon le point de vue officiel, ces bidonvilles seraient des repaires du vice, du crime, de maladies et autres désordres sociaux.
L’architecte anarchiste John F. Charlewood Turner démontre le contraire : Après avoir travaillé dix ans dans les Barriadas péruviennes, je peux affirmer que cette façon de voir est grossièrement fausse. Bien qu’elle serve les intérêts privés de certains hommes politiques et de certains bureaucrates, elle offre peu de ressemblance avec la réalité. Au lieu du chaos et du désordre attendus, on trouve une occupation très organisée des terrains publics, une organisation politique interne, des élections locales annuelles, et, en fin de compte, des milliers de gens vivant ensemble harmonieusement, sans protection policière ni l’aide des services publics.
Les maisons de torchis édifiées à la hâte lors de la première occupation des terrains sont dès que possible reconstruites en briques et en ciment —ce qui représente des millions de dollars investis en matériaux et en main d’œuvre. Le taux d’emploi, les salaires, l’alphabétisation et le niveau culturel sont tous plus élevés que dans les taudis du centre de la ville (que les habitants des Barriadas ont fui), et plus élevés que la moyenne nationale. Le crime, la délinquance juvénile, la prostitution, sont rares — mis à part le chapardage, qui reste cependant moins répandu que dans d’autres quartiers urbains.
Un réseau de communautés
Kropotkine, dans son livre étonnamment moderne Usines et Ateliers des Champs, réclame, arguments techniques à l’appui, la dispersion de l’industrie et son intégration dans le monde rural. Lewis Mumford [4] souhaite un développement urbain décentralisé en petites unités, respectant le besoin de contacts humains, et bénéficiant à la fois des avantages de la ville et de la campagne
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Dans Les Villes-Jardin de Demain, E. Howard, contemporain de Kropotkine, pose ces simples questions : comment supprimer la laideur des villes et combler le vide des campagnes ? Comment préserver la beauté des campagnes et les possibilités offertes par la ville ? Pour lui, la réponse n’est pas seulement la ville-jardin, mais ce qu’il appelle la « ville sociale », le réseau de communautés.
Cette idée émerge aussi chez Paul et Percy Goodman [5], où la « Nouvelle Commune » est présentée comme une cité à plusieurs noyaux, reflet de sa philosophie anarchiste. Dans son remarquable essai La Cité, Centre Convivial, Leopold Kohr développe une thèse similaire. Le « Plan pour la Survie » (« Blueprint for survival ») de l’équipe anglaise de The Ecologist [6] préconise une société décentralisée en petites communautés où les industries seraient à une échelle suffisamment réduite pour satisfaire les besoins locaux.
Longtemps avant que la conscience populaire n’ait été sensibilisée par la « crise de l’énergie », l’anarchiste américain Murray Bookchin écrivait : La survie d’une ville de grande taille nécessite d’immenses quantités de charbon et de pétrole. (...) On conçoit difficilement des capteurs solaires ou des éoliennes qui parviendraient à eux seuls à éclairer l’île de Manhattan ou à remplacer une de nos maxi-centrales. Tant que les habitations et les industries seront concentrées, le recours aux technologies douces risque bien de n’être qu’un gadget... Mais si les communautés urbaines voient leur taille limitée et si elles sont bien réparties sur le territoire, il n’y a aucune raison pour que ces techniques ne se complètent pas pour nous donner tous les avantages d’une civilisation industrielle. Pour utiliser valablement les énergies solaire, éolienne et marémotrice, il faut faire éclater les concentrations urbaines gigantesques. Un nouveau type de communautés soigneusement taillées a la mesure de l’environnement et adapté aux ressources du pays doit remplacer les cancers urbains que nous connaissons aujourd’hui
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Diversité et désordre
Un autre son de cloche —toujours anarchiste— est exprimé par Richard Sennett dans Utility of disorder, personal identity and city life (« de l’utilité du désordre : identité personnelle et vie urbaine »). Il part de la thèse du psychologue Erik Erikson selon laquelle, pendant son adolescence, l’homme cherche une « identité purifiée » qui l’aide à échapper au doute et à la douleur. Au contraire, le propre de l’âge adulte est d’accepter diversité et désordre. La société américaine moderne cantonne l’homme au stade de l’adolescence : en particulier, les classes aisées se « retranchent », menant une vie feutrée et sûre dans les banlieues résidentielles : c’est la « communauté purifiée » [7].
Selon Sennett, la planification urbaine, avec ses techniques de « zoning » et sa volonté d’éliminer les marginaux, a sanctionné et aggravé ce processus. Les planificateurs professionnels ont interprété les protestations des communautés déracinées ou marginales comme des menaces contre leurs projets, au lieu de les considérer comme partie intégrante de l’effort de reconstruction sociale.
Pour remédier à la crise des villes américaines, Sennett préconise l’abandon du contrôle centralisé (police, école, zoning, services municipaux), au profit d’une action communautaire dans un climat de conflit direct et non-violent. Pour lui, l’agression et les conflits n’ont d’autre débouché dans les villes modernes que la violence à cause précisément de cette absence de confrontation personnelle. Un exemple frappant est le rôle qu’on attend de la police : si la seule façon de résoudre les problèmes est une coercition passive, impersonnelle et bureaucratique, on peut s’attendre à de graves flambées de violence.
La société anarchiste, elle, encouragerait les gens à dire ce qu’ils ont à dire afin de forger des modes de coexistence. Loin d’être un compromis entre l’ordre et la violence, elle serait une toute autre façon de vivre, où on n’aurait plus à choisir entre ces deux extrêmes.
Dans son récent livre Les limites de la Ville, Murray Bookchin (encore lui !) écrit : Les cités du monde moderne sont en train de s’effondrer sous la simple pression de leur taille et de leur croissance. Nous assistons à leur désintégration sur les plans administratif, institutionnel et logistique. Même les services les plus élémentaires ne sont pas satisfaits, que ce soit dans le domaine du logement, de la sécurité ou du transport des personnes et des marchandises. Même lorsque ces villes présentent encore un semblant de gestion démocratique, la plupart des problèmes politiques sont résolus non par une action qui irait aux racines sociales du mal, mais par un système législatif qui restreint encore davantage les droits du citoyen, et qui renforce un peu plus la prépondérance des institutions supra-individuelles.
Pour Murray Bookchin, ce ne sont pas les architectes, les ingénieurs, ou les sociologues qui feront changer les choses. Au contraire. Ce sont les « amateurs », restés en contact avec le réel et les souffrances crées par la métropole, qui élaboreront les éléments d’un urbanisme humaniste. Et tout spécialement les jeunes de la contre-culture. Ils sont en train de redécouvrir la
polis de réinventer la commune.
Traduit et adapté par Christiane Ellis, avec la complicité de Laurent Samuel.
Les notes sont de la rédaction.