C’est avec ces paroles que Charles Andler, ami de Cornélissen, commençait la « Préface » d’une brochure du publiciste hollandais parue en 1915 [1]. Deux ans auparavant, Cornélissen avait été le principal organisateur du Congrès de Londres (1913), congrès fondateur d’une Internationale syndicaliste révolutionnaire à tendance antimilitariste. En sa qualité de rédacteur et d’éditeur du Bulletin international du mouvement syndicaliste depuis le Congrès anarchiste international d’Amsterdam de 1907, Cornélissen peut être considéré comme la cheville ouvrière du syndicalisme révolutionnaire international d’avant la Première Guerre mondiale [2] . Le Congrès d’Amsterdam, à l’origine de ce mouvement sur le plan organisationnel, fut essentiellement son œuvre. Mais c’est bien plus tôt qu’on peut noter maintes manifestations de notre militant ascétique sur la scène mondiale du mouvement ouvrier.
La première de ces manifestations date de 1891, avec sa participation au Congrès de Bruxelles de la Seconde Internationale. Cornélissen avait alors vingt-sept ans. Il était instituteur dans une école primaire liée par contrat à l’école normale de Middelbourg, capitale de la province de Zélande. En raison de sa délicate situation d’employé de l’État et de socialiste de tendance révolutionnaire, il assistait anonymement au congrès. Depuis plusieurs années, Cornélissen écrivait dans la presse socialiste de Zélande et dans Recht voor Allen (Droit pour tous), le périodique officiel de la « Sociaal-Democratische Bond », la Fédération social-démocrate des Pays-Bas, comme correspondant zélandais, sous le pseudonyme de« Clemens » [3].
Notre Clemens, qui assistait au Congrès de Bruxelles en qualité d’envoyé spécial de Recht voor Allen, était aussi muni d’un mandat de l’Union syndicale des cheminots hollandais. Pour préparer ce congrès, il s’était rendu à Paris pendant ses vacances d’été et y avait rencontré des militants anarchistes et allemanistes. Leur collaboration aboutit à la rédaction d’une motion antimilitariste soutenue par l’extrême gauche au Congrès de Bruxelles, qui fut présentée par Domela Nieuwenhuis, le dirigeant du mouvement socialiste hollandais. Dans son autobiographie, Cornélissen évoque les circonstances qui poussèrent le groupe de militants à rédiger cette fameuse motion, qui contenait l’idée d’une grève générale contre la guerre.
En décembre 1891, au Congrès annuel de la Fédération social-démocrate (la SDB), il quittait l’anonymat et était officiellement nommé rédacteur de Recht voor Allen aux côtés de Domela Nieuwenhuis. De plus, il devenait membre du comité central et responsable du secrétariat international de la SDB, fédération qui fut jusqu’en 1894 l’organisation socialiste unitaire du mouvement ouvrier hollandais. Ces deux congrès tenus en 1891, l’un national et l’autre international, marquèrent le début d’une intense activité qu’il poursuivra jusqu’à sa mort en 1943. Les idées fondamentales qu’il présenta sur la scène nationale et internationale sont essentielles pour comprendre les cinquante et une années de sa vie de militant et de théoricien.
Sur ce point, on remarque d’emblée la formulation précoce d’un credo syndicaliste. Avant de le nommer rédacteur à Recht voor Alien, Domela Nieuwenhuis lui demanda d’exprimer ses convictions politiques. Dans une lettre que l’on peut dater de novembre 1891, Cornélissen répond sur la question du syndicalisme. Pour lui, les syndicats forment les germes de la société nouvelle
, et les grèves sont le rude apprentissage des ouvriers
[4]. Il se montre ouvriériste, opposé à toute participation aux institutions de la société bourgeoise. Le parti socialiste, avant-garde du prolétariat, doit, selon lui, garder sa pureté et se fonder sur les principes de la démocratie directe avec un minimum de centralisme et de pouvoir des dirigeants. La participation aux élections n’a qu’une utilité limitée, celles-ci étant considérées comme un moyen de propagande pour la future démocratie directe. Les intellectuels doivent servir la classe ouvrière dans le parti, mais sans jouer de rôle dans les syndicats [5]. L’ensemble de ses convictions présente de nombreux points communs avec l’allemanisme français de l’époque, mais il s’agit plus d’une simultanéité de vues que d’une influence.
Ce qui est remarquable, dans la formation de son idéologie, c’est la prépondérance de la théorie. Au cours des premières années de sa carrière d’instituteur, dans une petite ville du Brabant dépourvue de tout mouvement ouvrier, Cornélissen avait lu les auteurs utopistes, Marx, Engels et la presse socialiste allemande. Il s’était formé intellectuellement, mais ce n’est qu’après son déménagement en Zélande en 1888 qu’il commença à militer dans le mouvement socialiste. L’inspiration principale de ses idées venait indubitablement de Karl Marx. En 1891, Cornélissen prépara la première traduction hollandaise du Manifeste communiste [6] et publia une défense des principes marxistes contre les attaques de l’extrême gauche, y exprimant un dévouement total à la cause ouvrière et une interprétation strictement économique de la lutte des classes [7].
Sur le plan national, son activité syndicaliste atteignit son apogée en 1893, quand fut créé, sur son initiative, le Nationaal Arbeids-Secretariaat (NAS, secrétariat national du travail), la CGT hollandaise. Cornélissen avait été chargé de mettre en application la motion adoptée au cours du congrès international de Bruxelles de 1891, qui portait sur la mise en place de secrétariats nationaux de syndicats. L’organisation du NAS ressemblait fortement à la CGT des années 1900, mais eu égard à l’ensemble des idées, c’est plutôt la Fédération des Bourses du travail qu’on doit considérer comme l’équivalent français du NAS. Sur ce point, Christian Cornélissen était l’homologue hollandais de Fernand Pelloutier, qui venait, comme beaucoup de militants syndicalistes révolutionnaires, de l’anarchisme.
Ces deux protagonistes du syndicalisme, Cornélissen et Pelloutier, s’étaient rencontrés en 1893 à l’occasion du Congrès de Zurich de la Seconde Internationale. Ils se lièrent d’amitié pendant les sessions du congrès officiel et de la conférence parallèle, organisée par les anarchistes expulsés et leurs sympathisants (les socialistes révolutionnaires comme Cornélissen), et au cours d’une excursion dans les montagnes suisses. L’hypothèse selon laquelle l’idée d’une Internationale révolutionnaire aurait été conçue pendant cette promenade en montagne est séduisante. En tout cas, il est certain qu’ils partageaient un fort ressentiment à l’égard des socialistes allemands, de leurs méthodes autoritaires et de leur subordination de la lutte économique à la lutte politique [8].
Ils constituèrent ensemble un groupe de militants antiautoritaires qui devait, à l’occasion du prochain congrès international prévu à Londres en 1896, riposter à l’expulsion probable des anarchistes. Cornélissen élabora un texte, intitulé le Communisme révolutionnaire. Projet pour une entente et pour L’action commune des socialistes révolutionnaires et des communistes anarchistes [9]. Cette brochure peut être considérée comme un des textes fondamentaux du syndicalisme international et comme le véritable programme d’activité de Cornélissen sur la scène internationale jusqu’au Congrès syndicaliste de Londres de 1913 au cours duquel, finalement, les efforts pour créer une organisation internationale connurent un certain succès. Mais la Grande Guerre allait tout remettre en cause.
Auparavant, Cornélissen avait essuyé un échec en Hollande. Depuis 1894, il existait un nouveau parti socialiste parlementaire, le SDAP, dirigé par Troelstra, son rival, tandis que l’ancienne SDB, appelée depuis 1892 Socialistenbond (SB, Fédération socialiste), était en décomposition. Comme en France, la question du parlementarisme était au centre de cette crise. Le leader de la SDB, Domela Nieuwenhuis, évoluait vers l’anarchisme et se méfiait de toute organisation permanente. Il finit par quitter cette Fédération socialiste au Congrès de Noël de 1897. Cornélissen ne voulait pas s’opposer à lui en le remplaçant à la tête de la Fédération. En outre, leurs relations étaient devenues très tendues à cause d’une relation amoureuse entre Cornélissen et la fille de Domela [10].
Dans de telles circonstances, Cornélissen décida de quitter les Pays-Bas après avoir refusé un poste de permanent au NAS, poste dont l’acceptation aurait été contraire à ses convictions ouvriéristes. Au printemps 1898, il s’installait à Paris où, après quelques mois d’apprentissage de peintre décorateur, il s’établit définitivement comme journaliste, organisateur du syndicalisme international et, bien qu’autodidacte, comme théoricien de l’économie politique.
Cependant, comme le disait Charles Andler en 1915, de Paris, il évangélisait encore la Hollande. Il était correspondant du Volksblad, le quotidien de tendance syndicaliste révolutionnaire et collaborait aux périodiques anarchistes. Par ailleurs, il était au cœur des tentatives visant à fédérer les socialistes de tendance antiparlementaire et les communistes anarchistes hollandais. Dans les milieux libertaires et syndicalistes, la version hollandaise de En marche vers la société nouvelle – livre de référence du syndicalisme révolutionnaire – reçut un accueil favorable, tout comme sa petite brochure sur l’action directe parue en 1904 [11]. Cependant, au cours de la décennie précédant la Grande Guerre, l’importance du syndicalisme révolutionnaire et du mouvement libertaire en Hollande allait décliner en faveur du Parti socialiste (SDAP) de Troelstra et de la réformiste Confédération néerlandaise des syndicats (Nederlandsch Verbond van Vakvereenigingen), fondée en 1905. Chez les dirigeants du socialisme parlementaire et du syndicalisme réformiste, les « modernes », Cornélissen passait néanmoins pour un ennemi redoutable parmi les « anciens », les socialistes révolutionnaires.
Le ralliement de Cornélissen à la cause des Alliés en 1914 l’isola des libertaires et des syndicalistes en Hollande, qui restèrent, presque sans exception, antimilitaristes et souvent pacifistes. Après la guerre, il reprit contact avec les organisations syndicalistes révolutionnaires et écrivit de temps à autre dans des périodiques de ce courant très minoritaire. Ce fut à la demande des syndicalistes hollandais, de Max Nettlau – l’Hérodote de l’anarchie – et de l’IIHS d’Amsterdam que Cornélissen rédigea ses mémoires en 1936-1937 [12].
Le manuscrit (presque 500 pages) est intitulé Lutte, joies et peines dans le mouvement socialiste ancien et les syndicats. Souvenirs personnels de Christian Cornélissen [13]. Malgré leur titre, ces mémoires ne sont guère personnels, mais ils constituent surtout une source importante pour l’étude du mouvement ouvrier hollandais et du syndicalisme international. Plus d’un passage de ce manuscrit mériterait de retenir l’attention des chercheurs français.
Les liens de Cornélissen avec le mouvement ouvrier français, qui remontaient à 1891, allaient devenir plus intenses après son arrivée à Paris en 1898. Il reprit contact avec Faure et Pelloutier, avec Métin, Pouget et Grave. Mais c’est dans le milieu des Étudiants socialistes révolutionnaires internationalistes (ESRI) qu’il allait trouver des amis fidèles comme Marc Pierrot et Mary Goldsmith, rencontrés au Congrès de Londres en 1896 [14]. Marc Pierrot, son ami et camarade de lutte, allait également devenir son médecin, tout comme il était celui de leur ami commun Pelloutier.
La correspondance échangée avec Domela Nieuwenhuis montre clairement le rôle central joué par Cornélissen – au sein du groupe des ESRI – dans la préparation du congrès international antiparlementaire prévu pour l’été 1900 à Paris [15]. Ce congrès, organisé pour faire pièce au congrès de la Seconde Internationale, fut interdit par les autorités françaises qui craignaient une invasion d’anarchistes étrangers. L’événement se limita à quelques conférences et à la publication des pièces de ce congrès avorté. Sept années passeront avant qu’une tentative similaire aboutisse avec le Congrès anarchiste international d’Amsterdam en 1907.
Tandis que, par crainte d’expulsion, ses activités organisatrices restaient toujours dans l’ombre, Cornélissen allait gagner en notoriété en tant que publiciste. Journaliste chevronné, il avait l’avantage de connaître, en plus du néerlandais et du français, l’allemand et l’anglais. La CGT en a largement profité, l’utilisant comme collaborateur à La Voix du peuple comme à La Bataille syndicaliste, pour laquelle il tenait la rubrique des informations étrangères.
Il servit d’interprète à de nombreuses reprises, comme durant la visite du dirigeant syndical américain Gompers en 1906, ou à l’occasion du voyage d’une délégation de la CGT à Berlin en 1911 [16]. De Berlin, l’informateur de la Sûreté désignait également Cornélissen sous le nom de « Rupert », nom de plume emprunté à sa femme Lilian Rupertus, sous lequel Cornélissen écrivait dans La Bataille syndicaliste. À Paris également, le militant hollandais était répertorié dans le carnet B [17]. Lorsqu’il demanda sa naturalisation, fortement soutenu dans ses efforts par son ami Métin, devenu ministre, la Sûreté bloqua le décret. Cela n’empêcha pas Cornélissen de rester francophile avant la guerre et jusqu’au-boutiste ensuite [18].
Chez Cornélissen et maints autres anarchistes, c’est bien avant 1914 qu’on peut constater une perméabilité aux thèmes nationalistes. Tout en restant dans la tradition fédéraliste de Proudhon, Cornélissen avait été très activement impliqué dans la résistance armée des Géorgiens contre le gouvernement tsariste, en 1905. Depuis 1899, il avait pour beau-frère Varlaam Tcherkesov, anarchiste, prince géorgien et ami intime de Kropotkine. Stimulé par lui, Cornélissen servit la cause géorgienne en devenant propriétaire en titre d’un bateau hollandais, le Sirius, chargé de plusieurs milliers de fusils et de presque deux millions de cartouches, destinés au Caucase. L’argent venait des Caucasiens, des Finnois et de l’ambassade du Japon à Paris. En tant que correspondant hollandais, Cornélissen écrivait sur l’affaire, laissant dans l’ombre certaines de ses activités ainsi que la provenance des fonds [19].
La situation « d’exilé volontaire » de Cornélissen (selon le mot de Charles Andler) devient claire en examinant ses articles dans le Mouvement socialiste de Hubert Lagardelle. Fin 1899 – dans la rubrique « Correspondance » – il réagit aux deux articles sur le « Socialisme en Hollande » du social-démocrate Vliegen, collaborateur de la revue [20]. Cornélissen défend les positions des syndicalistes du NAS, des communistes anarchistes et des socialistes révolutionnaires contre les sociaux-démocrates du SDAP.
En 1904, par contre, à l’occasion de l’enquête internationale lancée par la revue d’Hubert Lagardelle sur « la grève générale et le socialisme », l’auteur de En marche vers la société nouvelle peut témoigner de ses convictions syndicalistes révolutionnaires en tant que représentant des « socialistes révolutionnaires » hollandais [21]. Ces derniers ne formaient qu’une mouvance en dépit des tentatives de Cornélissen de constituer une organisation stable. Mais, en juillet 1905, sous la rubrique « Les organisations socialistes » de la même revue, il évoquera la Fédération communiste libertaire des Pays-Bas, fondée à Pâques 1905 à Amsterdam [22], qui prépara le Congrès anarchiste international de 1907 tenu dans la même ville.
C’est un autre Cornélissen que l’on trouve dans le Mouvement socialiste du 15 mars 1906. À la suite d’articles de Griffuelhes (« Les grèves et le syndicalisme français ») et de Sorel (« La grève générale prolétarienne » dans la série« Réflexions sur la violence »), figure un article de Cornélissen intitulé « Exode rural et taux des salaires » [23]. Cette contribution nous révèle l’économiste. Et si Cornélissen est encore cité en France de nos jours, c’est en tant que théoricien économiste. Grâce au manuel de Raymond Barre, les étudiants en économie le connaissent comme l’inventeur d’une théorie inductive du salaire [24]. En 1898, une ambition scientifique avait poussé Cornélissen à fréquenter les bibliothèques parisiennes. Le désir de réfuter la théorie de la valeur des économistes antérieurs, et surtout celle de Karl Marx, le gourou des sociaux-démocrates allemands qu’il détestait tellement, était à la base de ce projet. C’est à la Bibliothèque nationale que Sorel et Cornélissen, ces deux « révisionnistes de gauche », se retrouvaient très régulièrement. Leurs rencontres permirent à Cornélissen d’être l’intermédiaire entre Sorel et Pelloutier, vers la fin de la vie de ce dernier.
À la BN et au Musée social [25], Comélissen travaillait les après-midis à ses recherches économiques qui aboutirent en 1903 à la publication de sa Théorie de la valeur. Réfutation des théories de Rodbertus, de Karl Marx et de Stanley Jevons. Le nom de l’auteur hollandais – Christiaan Comelissen – avait été, comme d’habitude, francisé en « Christian Cornélissen ». Le livre fut le premier volume d’une nouvelle série de la Librairie C. Reinwald-Schleicher Frères et Cie, éditeurs à Paris. Dans cette série, la Théorie de la valeur allait être suivie par les Lettres historiques de Pierre Lavrov, Champs, Usines et Ateliers de Kropotkine, ami de Cornélissen, et par Ferdinand Lasalle, une biographie écrite par Edouard Bernstein. En 1902, l’Histoire des Bourses du travail de Pelloutier était parue chez le même éditeur, avec une préface de Sorel.
Après la Théorie de la valeur, Cornélissen rédigea en 1908 uneThéorie du salaire et du travail salarié, parue chez Giard et Brière à Paris, dans la « Bibliothèque internationale d’économie politique » publiée sous la direction d’Alfred Bonnet. Les deux premiers tomes de l’œuvre économique de Cornélissen furent favorablement accueillis. En 1910, il publia au Mercure de France une version populaire de la Théorie du salaire, dans la collection « Les hommes et les idées », série dans laquelle avait aussi paru la Question d’Homère de son ami l’ethnologue Arnold van Gennep. Une deuxième édition de la Théorie de la valeur, profondément revue, paraîtra en 1913 [26].
À cette même époque, Cornélissen se fit connaître en Allemagne par ses articles sur le syndicalisme dans l’Archiv für Sozialwissenschaft und Sozialpolitik de Sombart et Weber [27]. Robert Michels, cet autre grand « révisionniste de gauche », qui était correspondant de Cornélissen [28] et l’appréciait beaucoup en tant qu’économiste et sociologue, l’avait introduit dans les milieux allemands.
À cinquante ans, Cornélissen avait fait preuve – tant comme théoricien que comme militant et organisateur – d’une intelligence et d’une énergie remarquables et remarquées. Mais, après le début de la guerre de 1914, cette énergie s’investira dans la propagande antiallemande. Par la suite, il s’occupa surtout des conflits et des scissions au sein du mouvement ouvrier. Après ces années de stagnation sur le plan théorique, Cornélissen, qui resta sympathisant du syndicalisme révolutionnaire toute sa vie – mais toutefois sans espoir de vivre l’avènement de la « société nouvelle » – fit sa réapparition sur la scène scientifique.
En 1926, parut (en deux volumes) le tome III du Traité général de science économique [29]. Dans cette Théorie du capital et du profit de 1 100 pages, Cornélissen applique de nouveau sa théorie de la valeur et la méthode inductive, cette fois au capital et au profit. En 1930, toujours chez Giard, parut le tome IV : Théorie de la rente foncière et du prix des terres. Le tome II, Théorie du salaire et du travail salarié, connut une deuxième édition revue en 1933 [30]. Dans le domaine germanophone, c’est le sociologue et ami de Michels, Gottfried Salomon, introducteur également de Pareto et de Sorel en Allemagne, qui s’occupa de la traduction du Salaire de 1908, paru sous le titre Der Lohn en 1926 [31]. La même année, Cornélissen publia un article sur le développement du syndicalisme révolutionnaire dans le Forschungen zur Völkerpsychologie und Soziologie sous le titre « Theoretische und ökonomische Grundlagen des Syndikalismus » [32]. Dans cet article, il réfute l’idée que le syndicalisme soit la création des intellectuels, tels Sorel, Lagardelle, Berth ou Labriola. Cornélissen maintient que le syndicalisme des intellectuels est un courant littéraire, qui accompagne le mouvement ouvrier.
Gottfried Salomon restait en contact avec Cornélissen et essayait de trouver un éditeur pour la traduction du Traité général, mais la crise de 1929 l’en empêcha [33]. Cependant, en tant que président du comité directeur des Cours universitaires de Davos (Davoser Hochschulkurse), il favorisa la participation de Cornélissen au séminaire de 1928 [34]. Pour Cornélissen, autodidacte de soixante-quatre ans, c’était une grande satisfaction de donner des conférences aux côtés de savants tels que Lucien Lévy-Bruhl, Jean Piaget, Albert Thibaudet, Paul Tillich, Robert Michels et Gottfried Salomon. Les cours furent ouverts par Albert Einstein, qui avait été sévèrement fustigé par Cornélissen en 1923 dans une brochure intitulée les Hallucinations des einsteiniens ou les erreurs de méthode chez les physiciens-mathématiciens [35].
Cette brochure de 89 pages, une apologie de la méthode inductive en opposition à la métaphysique, peut être considérée comme l’introduction à la dernière partie de l’œuvre de Cornélissen, celle des réflexions philosophiques. En 1929, le manuscrit du Traité général était terminé, mais Cornélissen ne s’imaginait pas qu’il allait mourir avant la parution du tome V : Théorie de l’intérêt et de l’activité des Bourses. Le livre parut en 1944 par les soins de son principal disciple, Achille Dauphin-Meunier, et de sa propre femme Lilian Rupertus [36]. En 1929, croyant la rédaction de son œuvre économique achevée, Cornélissen commença à écrire ses Méditations sociologiques [37]. Le texte, d’environ 400 pages, est un testament intellectuel, malheureusement jamais publié, tout comme ses mémoires de 1936-1937.
Des fragments de ces deux œuvres inédites sont incorporés dans son avant-dernier livre en français, les Générations nouvelles. Essai d’une éthique moderne (1935). Après le Salaire de 1908, le Mercure de France était de nouveau son éditeur. Cornélissen avait eu l’intention de finir le travail sur l’éthique de son ami Kropotkine. Comme lui, il se fonda sur Guyau, mais essaya de débarrasser la morale de toute métaphysique. Dans ce dernier livre paru en français de son vivant, il se rapprocha alors de Sorel et même de Comte.
Ainsi, au cours des vingt dernières années de sa vie – il mourut en 1943 –, Cornélissen était devenu un intellectuel pur (ce qu’il reprochait à Sorel), estimé par ses collègues, par des planistes de la CGT, et vénéré même dans les milieux syndicalistes et anarchistes de l’Internationale syndicaliste révolutionnaire de Berlin, l’AIT, et surtout en Espagne où fut publiée encore en 1933 une version espagnole actualisée de En marche vers la société nouvelle [38]. Il n’a pas vu ni vécu cette société, mais sa vie, et ce qu’il a observé parmi les militants et les savants, mérite encore attention.