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Christian Cornélissen (1864-1943)

Cornelissen (deuxième à partir de la droite) avec la rédaction de Recht voor Allen

mercredi 18 décembre 2024, par Homme Wedman (CC by-nc-sa)

Dans le journalisme d’avant-garde et dans les réunions publiques de Paris, c’est une physionomie sympathique entre toutes, que celle de Christian Cornélissen. C’est un exilé volontaire parmi nous. Ce n’est pas que son pays natal, la Hollande, l’ait persécuté. Mais Cornélissen a aimé dans Paris et dans la France la tradition d’un grand pays habitué à la liberté totale, la grande fermentation d’idées, l’outillage scientifique nécessaire à son activité infatigable ; et, de Paris, il évangélisait encore la Hollande.

C’est avec ces paroles que Charles Andler, ami de Cornélissen, commençait la « Préface » d’une brochure du publiciste hollandais parue en 1915 [1]. Deux ans auparavant, Cornélissen avait été le principal organisateur du Congrès de Londres (1913), congrès fondateur d’une Internationale syndicaliste révolutionnaire à tendance anti­militariste. En sa qualité de rédacteur et d’éditeur du Bulletin international du mouvement syndicaliste depuis le Congrès anarchiste international d’Amsterdam de 1907, Cornélissen peut être considéré comme la cheville ouvrière du syndicalisme révolutionnaire international d’avant la Première Guerre mon­diale [2] . Le Congrès d’Amsterdam, à l’origine de ce mouvement sur le plan organisationnel, fut essentiellement son œuvre. Mais c’est bien plus tôt qu’on peut noter maintes manifestations de notre militant ascétique sur la scène mondiale du mouvement ouvrier.

La première de ces manifestations date de 1891, avec sa par­ticipation au Congrès de Bruxelles de la Seconde Internationale. Cornélissen avait alors vingt-sept ans. Il était instituteur dans une école primaire liée par contrat à l’école normale de Middelbourg, capitale de la province de Zélande. En raison de sa délicate situation d’employé de l’État et de socialiste de ten­dance révolutionnaire, il assistait anonymement au congrès. Depuis plusieurs années, Cornélissen écrivait dans la presse socialiste de Zélande et dans Recht voor Allen (Droit pour tous), le périodique officiel de la « Sociaal-Democratische Bond », la Fédération social-démocrate des Pays-Bas, comme correspon­dant zélandais, sous le pseudonyme de« Clemens » [3].

Domela Nieuwenhuis

Notre Clemens, qui assistait au Congrès de Bruxelles en qua­lité d’envoyé spécial de Recht voor Allen, était aussi muni d’un mandat de l’Union syndicale des cheminots hollandais. Pour préparer ce congrès, il s’était rendu à Paris pendant ses vacances d’été et y avait rencontré des militants anarchistes et allemanistes. Leur collaboration aboutit à la rédaction d’une motion antimili­tariste soutenue par l’extrême gauche au Congrès de Bruxelles, qui fut présentée par Domela Nieuwenhuis, le dirigeant du mouvement socialiste hollandais. Dans son autobiographie, Cornélissen évoque les circonstances qui poussèrent le groupe de militants à rédiger cette fameuse motion, qui contenait l’idée d’une grève générale contre la guerre.

En décembre 1891, au Congrès annuel de la Fédération social-démocrate (la SDB), il quittait l’anonymat et était officiel­lement nommé rédacteur de Recht voor Allen aux côtés de Domela Nieuwenhuis. De plus, il devenait membre du comité central et responsable du secrétariat international de la SDB, fédération qui fut jusqu’en 1894 l’organisation socialiste unitaire du mouvement ouvrier hollandais. Ces deux congrès tenus en 1891, l’un national et l’autre international, marquèrent le début d’une intense activité qu’il poursuivra jusqu’à sa mort en 1943. Les idées fondamentales qu’il présenta sur la scène nationale et internationale sont essentielles pour comprendre les cinquante et une années de sa vie de militant et de théoricien.

Sur ce point, on remarque d’emblée la formulation précoce d’un credo syndicaliste. Avant de le nommer rédacteur à Recht voor Alien, Domela Nieuwenhuis lui demanda d’exprimer ses convictions politiques. Dans une lettre que l’on peut dater de novembre 1891, Cornélissen répond sur la question du syndica­lisme. Pour lui, les syndicats forment les germes de la société nouvelle, et les grèves sont le rude apprentissage des ouvriers [4]. Il se montre ouvriériste, opposé à toute participation aux institutions de la société bourgeoise. Le parti socialiste, avant-garde du prolétariat, doit, selon lui, garder sa pureté et se fonder sur les principes de la démocratie directe avec un mini­mum de centralisme et de pouvoir des dirigeants. La parti­cipation aux élections n’a qu’une utilité limitée, celles-ci étant considérées comme un moyen de propagande pour la future démocratie directe. Les intellectuels doivent servir la classe ouvrière dans le parti, mais sans jouer de rôle dans les syndicats [5]. L’ensemble de ses convictions présente de nombreux points com­muns avec l’allemanisme français de l’époque, mais il s’agit plus d’une simultanéité de vues que d’une influence.

Christiaan Comelissen

Ce qui est remarquable, dans la formation de son idéologie, c’est la prépondérance de la théorie. Au cours des premières années de sa carrière d’instituteur, dans une petite ville du Brabant dépourvue de tout mouvement ouvrier, Cornélissen avait lu les auteurs utopistes, Marx, Engels et la presse socialiste allemande. Il s’était formé intellectuellement, mais ce n’est qu’après son déménagement en Zélande en 1888 qu’il com­mença à militer dans le mouvement socialiste. L’inspiration prin­cipale de ses idées venait indubitablement de Karl Marx. En 1891, Cornélissen prépara la première traduction hollandaise du Manifeste communiste [6] et publia une défense des principes marxistes contre les attaques de l’extrême gauche, y exprimant un dévouement total à la cause ouvrière et une interprétation stric­tement économique de la lutte des classes [7].

Sur le plan national, son activité syndicaliste atteignit son apogée en 1893, quand fut créé, sur son initiative, le Nationaal Arbeids-Secretariaat (NAS, secrétariat national du travail), la CGT hollandaise. Cornélissen avait été chargé de mettre en application la motion adoptée au cours du congrès international de Bruxelles de 1891, qui portait sur la mise en place de secréta­riats nationaux de syndicats. L’organisation du NAS ressemblait fortement à la CGT des années 1900, mais eu égard à l’ensemble des idées, c’est plutôt la Fédération des Bourses du travail qu’on doit considérer comme l’équivalent français du NAS. Sur ce point, Christian Cornélissen était l’homologue hollandais de Fernand Pelloutier, qui venait, comme beaucoup de militants syndicalistes révolutionnaires, de l’anarchisme.

Ces deux protagonistes du syndicalisme, Cornélissen et Pelloutier, s’étaient rencontrés en 1893 à l’occasion du Congrès de Zurich de la Seconde Internationale. Ils se lièrent d’amitié pendant les sessions du congrès officiel et de la conférence parallèle, organisée par les anarchistes expulsés et leurs sympa­thisants (les socialistes révolutionnaires comme Cornélissen), et au cours d’une excursion dans les montagnes suisses. L’hypothèse selon laquelle l’idée d’une Internationale révolu­tionnaire aurait été conçue pendant cette promenade en mon­tagne est séduisante. En tout cas, il est certain qu’ils parta­geaient un fort ressentiment à l’égard des socialistes allemands, de leurs méthodes autoritaires et de leur subordination de la lutte économique à la lutte politique [8].

Ils constituèrent ensemble un groupe de militants antiautori­taires qui devait, à l’occasion du prochain congrès international prévu à Londres en 1896, riposter à l’expulsion probable des anarchistes. Cornélissen élabora un texte, intitulé le Commu­nisme révolutionnaire. Projet pour une entente et pour L’action com­mune des socialistes révolutionnaires et des communistes anar­chistes  [9]. Cette brochure peut être considérée comme un des textes fondamentaux du syndicalisme international et comme le véritable programme d’activité de Cornélissen sur la scène inter­nationale jusqu’au Congrès syndicaliste de Londres de 1913 au cours duquel, finalement, les efforts pour créer une organisation internationale connurent un certain succès. Mais la Grande Guerre allait tout remettre en cause.

Portrait de Troelstra, 1926

Auparavant, Cornélissen avait essuyé un échec en Hollande. Depuis 1894, il existait un nouveau parti socialiste parlemen­taire, le SDAP, dirigé par Troelstra, son rival, tandis que l’an­cienne SDB, appelée depuis 1892 Socialistenbond (SB, Fédération socialiste), était en décomposition. Comme en France, la question du parlementarisme était au centre de cette crise. Le leader de la SDB, Domela Nieuwenhuis, évoluait vers l’anarchisme et se méfiait de toute organisation permanente. Il finit par quitter cette Fédération socialiste au Congrès de Noël de 1897. Cornélissen ne voulait pas s’opposer à lui en le remplaçant à la tête de la Fédération. En outre, leurs relations étaient devenues très tendues à cause d’une relation amoureuse entre Cornélissen et la fille de Domela [10].

Dans de telles circonstances, Cornélissen décida de quitter les Pays-Bas après avoir refusé un poste de permanent au NAS, poste dont l’acceptation aurait été contraire à ses convictions ouvriéristes. Au printemps 1898, il s’installait à Paris où, après quelques mois d’apprentissage de peintre décorateur, il s’établit définitivement comme journaliste, organisateur du syndicalisme international et, bien qu’autodidacte, comme théoricien de l’éco­nomie politique.

Cependant, comme le disait Charles Andler en 1915, de Paris, il évangélisait encore la Hollande. Il était correspondant du Volksblad, le quotidien de tendance syndicaliste révolution­naire et collaborait aux périodiques anarchistes. Par ailleurs, il était au cœur des tentatives visant à fédérer les socialistes de ten­dance antiparlementaire et les communistes anarchistes hollan­dais. Dans les milieux libertaires et syndicalistes, la version hol­landaise de En marche vers la société nouvelle – livre de référence du syndicalisme révolutionnaire – reçut un accueil favorable, tout comme sa petite brochure sur l’action directe parue en 1904 [11]. Cependant, au cours de la décennie précédant la Grande Guerre, l’importance du syndicalisme révolutionnaire et du mouvement libertaire en Hollande allait décliner en faveur du Parti socialiste (SDAP) de Troelstra et de la réformis­te Confédération néerlandaise des syndicats (Nederlandsch Verbond van Vakvereenigingen), fondée en 1905. Chez les dirigeants du socialisme parlementaire et du syndicalisme réformiste, les « modernes », Cornélissen passait néanmoins pour un ennemi redoutable parmi les « anciens », les socialistes révolutionnaires.

Le ralliement de Cornélissen à la cause des Alliés en 1914 l’isola des libertaires et des syndicalistes en Hollande, qui restè­rent, presque sans exception, antimilitaristes et souvent pacifistes. Après la guerre, il reprit contact avec les organisations syndica­listes révolutionnaires et écrivit de temps à autre dans des pério­diques de ce courant très minoritaire. Ce fut à la demande des syndicalistes hollandais, de Max Nettlau – l’Hérodote de l’anar­chie – et de l’IIHS d’Amsterdam que Cornélissen rédigea ses mémoires en 1936-1937 [12].

Le manuscrit (presque 500 pages) est intitulé Lutte, joies et peines dans le mouvement socialiste ancien et les syndicats. Souvenirs personnels de Christian Cornélissen [13]. Malgré leur titre, ces mémoires ne sont guère personnels, mais ils constituent sur­tout une source importante pour l’étude du mouvement ouvrier hollandais et du syndicalisme international. Plus d’un passage de ce manuscrit mériterait de retenir l’attention des chercheurs français.

Les liens de Cornélissen avec le mouvement ouvrier français, qui remontaient à 1891, allaient devenir plus intenses après son arrivée à Paris en 1898. Il reprit contact avec Faure et Pelloutier, avec Métin, Pouget et Grave. Mais c’est dans le milieu des Étu­diants socialistes révolutionnaires internationalistes (ESRI) qu’il allait trouver des amis fidèles comme Marc Pierrot et Mary Goldsmith, rencontrés au Congrès de Londres en 1896 [14]. Marc Pierrot, son ami et camarade de lutte, allait également devenir son médecin, tout comme il était celui de leur ami commun Pelloutier.

Marc Pierrot

La correspondance échangée avec Domela Nieuwenhuis montre clairement le rôle central joué par Cornélissen – au sein du groupe des ESRI – dans la préparation du congrès interna­tional antiparlementaire prévu pour l’été 1900 à Paris [15]. Ce congrès, organisé pour faire pièce au congrès de la Seconde Internationale, fut interdit par les autorités françaises qui crai­gnaient une invasion d’anarchistes étrangers. L’événement se limita à quelques conférences et à la publication des pièces de ce congrès avorté. Sept années passeront avant qu’une tentative similaire aboutisse avec le Congrès anarchiste international d’Amsterdam en 1907.

Tandis que, par crainte d’expulsion, ses activités organisa­trices restaient toujours dans l’ombre, Cornélissen allait gagner en notoriété en tant que publiciste. Journaliste chevronné, il avait l’avantage de connaître, en plus du néerlandais et du français, l’al­lemand et l’anglais. La CGT en a largement profité, l’utilisant comme collaborateur à La Voix du peuple comme à La Bataille syn­dicaliste, pour laquelle il tenait la rubrique des informations étrangères.

Il servit d’interprète à de nombreuses reprises, comme durant la visite du dirigeant syndical américain Gompers en 1906, ou à l’occasion du voyage d’une délégation de la CGT à Berlin en 1911 [16]. De Berlin, l’informateur de la Sûreté désignait égale­ment Cornélissen sous le nom de « Rupert », nom de plume emprunté à sa femme Lilian Rupertus, sous lequel Cornélissen écrivait dans La Bataille syndicaliste. À Paris également, le militant hollandais était répertorié dans le carnet B [17]. Lorsqu’il demanda sa naturalisation, fortement soutenu dans ses efforts par son ami Métin, devenu ministre, la Sûreté bloqua le décret. Cela n’em­pêcha pas Cornélissen de rester francophile avant la guerre et jus­qu’au-boutiste ensuite [18].

Tcherkesov

Chez Cornélissen et maints autres anarchistes, c’est bien avant 1914 qu’on peut constater une perméabilité aux thèmes nationalistes. Tout en restant dans la tradition fédéraliste de Proudhon, Cornélissen avait été très activement impliqué dans la résistance armée des Géorgiens contre le gouverne­ment tsariste, en 1905. Depuis 1899, il avait pour beau-frère Varlaam Tcherkesov, anarchiste, prince géorgien et ami intime de Kropotkine. Stimulé par lui, Cornélissen servit la cause géorgienne en devenant propriétaire en titre d’un bateau hollan­dais, le Sirius, chargé de plusieurs milliers de fusils et de presque deux millions de cartouches, destinés au Caucase. L’argent venait des Caucasiens, des Finnois et de l’ambassade du Japon à Paris. En tant que correspondant hollandais, Cornélissen écrivait sur l’affaire, laissant dans l’ombre certaines de ses activités ainsi que la provenance des fonds [19].

La situation « d’exilé volontaire » de Cornélissen (selon le mot de Charles Andler) devient claire en examinant ses articles dans le Mouvement socialiste de Hubert Lagardelle. Fin 1899 – dans la rubrique « Correspondance » – il réagit aux deux articles sur le « Socialisme en Hollande » du social-démocrate Vliegen, colla­borateur de la revue [20]. Cornélissen défend les positions des syn­dicalistes du NAS, des communistes anarchistes et des socialistes révolutionnaires contre les sociaux-démocrates du SDAP.

En 1904, par contre, à l’occasion de l’enquête internationale lancée par la revue d’Hubert Lagardelle sur « la grève générale et le socialisme », l’auteur de En marche vers la société nouvelle peut témoigner de ses convictions syndicalistes révolutionnaires en tant que représentant des « socialistes révolutionnaires » hollan­dais [21]. Ces derniers ne formaient qu’une mouvance en dépit des tentatives de Cornélissen de constituer une organisation stable. Mais, en juillet 1905, sous la rubrique « Les organisations socia­listes » de la même revue, il évoquera la Fédération communiste libertaire des Pays-Bas, fondée à Pâques 1905 à Amsterdam [22], qui prépara le Congrès anarchiste international de 1907 tenu dans la même ville.

C’est un autre Cornélissen que l’on trouve dans le Mouvement socialiste du 15 mars 1906. À la suite d’articles de Griffuelhes (« Les grèves et le syndicalisme français ») et de Sorel (« La grève générale prolétarienne » dans la série« Réflexions sur la violence »), figure un article de Cornélissen intitulé « Exode rural et taux des salaires » [23]. Cette contribution nous révèle l’éco­nomiste. Et si Cornélissen est encore cité en France de nos jours, c’est en tant que théoricien économiste. Grâce au manuel de Raymond Barre, les étudiants en économie le connaissent comme l’inventeur d’une théorie inductive du salaire [24]. En 1898, une ambition scientifique avait poussé Cornélissen à fréquenter les bibliothèques parisiennes. Le désir de réfuter la théorie de la valeur des économistes antérieurs, et surtout celle de Karl Marx, le gourou des sociaux-démocrates allemands qu’il détestait tellement, était à la base de ce projet. C’est à la Bibliothèque nationale que Sorel et Cornélissen, ces deux « révi­sionnistes de gauche », se retrouvaient très régulièrement. Leurs rencontres permirent à Cornélissen d’être l’intermédiaire entre Sorel et Pelloutier, vers la fin de la vie de ce dernier.

Christiaan Cornelissen

À la BN et au Musée social [25], Comélissen travaillait les après-midis à ses recherches économiques qui aboutirent en 1903 à la publication de sa Théorie de la valeur. Réfutation des théories de Rodbertus, de Karl Marx et de Stanley Jevons. Le nom de l’auteur hollandais – Christiaan Comelissen – avait été, comme d’habitude, francisé en « Christian Cornélissen ». Le livre fut le premier volume d’une nouvelle série de la Librairie C. Reinwald-Schleicher Frères et Cie, éditeurs à Paris. Dans cette série, la Théorie de la valeur allait être suivie par les Lettres histo­riques de Pierre Lavrov, Champs, Usines et Ateliers de Kropotkine, ami de Cornélissen, et par Ferdinand Lasalle, une biographie écrite par Edouard Bernstein. En 1902, l’Histoire des Bourses du travail de Pelloutier était parue chez le même éditeur, avec une préface de Sorel.

Après la Théorie de la valeur, Cornélissen rédigea en 1908 uneThéorie du salaire et du travail salarié, parue chez Giard et Brière à Paris, dans la « Bibliothèque internationale d’économie poli­tique » publiée sous la direction d’Alfred Bonnet. Les deux pre­miers tomes de l’œuvre économique de Cornélissen furent favo­rablement accueillis. En 1910, il publia au Mercure de France une version populaire de la Théorie du salaire, dans la collection « Les hommes et les idées », série dans laquelle avait aussi paru la Question d’Homère de son ami l’ethnologue Arnold van Gennep. Une deuxième édition de la Théorie de la valeur, profondément revue, paraîtra en 1913 [26].

À cette même époque, Cornélissen se fit connaître en Alle­magne par ses articles sur le syndicalisme dans l’Archiv für Sozialwissenschaft und Sozialpolitik de Sombart et Weber [27]. Robert Michels, cet autre grand « révisionniste de gauche », qui était correspondant de Cornélissen [28] et l’appréciait beaucoup en tant qu’économiste et sociologue, l’avait introduit dans les milieux allemands.

À cinquante ans, Cornélissen avait fait preuve – tant comme théoricien que comme militant et organisateur – d’une intelli­gence et d’une énergie remarquables et remarquées. Mais, après le début de la guerre de 1914, cette énergie s’investira dans la pro­pagande antiallemande. Par la suite, il s’occupa surtout des conflits et des scissions au sein du mouvement ouvrier. Après ces années de stagnation sur le plan théorique, Cornélissen, qui resta sympathisant du syndicalisme révolutionnaire toute sa vie – mais toutefois sans espoir de vivre l’avènement de la « société nou­velle » – fit sa réapparition sur la scène scientifique.

En 1926, parut (en deux volumes) le tome III du Traité géné­ral de science économique [29]. Dans cette Théorie du capital et du profit de 1 100 pages, Cornélissen applique de nouveau sa théo­rie de la valeur et la méthode inductive, cette fois au capital et au profit. En 1930, toujours chez Giard, parut le tome IV : Théorie de la rente foncière et du prix des terres. Le tome II, Théorie du salaire et du travail salarié, connut une deuxième édition revue en 1933 [30]. Dans le domaine germanophone, c’est le sociologue et ami de Michels, Gottfried Salomon, introducteur également de Pareto et de Sorel en Allemagne, qui s’occupa de la traduction du Salaire de 1908, paru sous le titre Der Lohn en 1926 [31]. La même année, Cornélissen publia un article sur le développement du syndicalisme révolutionnaire dans le Forschungen zur Völker­psychologie und Soziologie sous le titre « Theoretische und ökono­mische Grundlagen des Syndikalismus » [32]. Dans cet article, il réfute l’idée que le syndicalisme soit la création des intellectuels, tels Sorel, Lagardelle, Berth ou Labriola. Cornélissen maintient que le syndicalisme des intellectuels est un courant littéraire, qui accompagne le mouvement ouvrier.

Gottfried Salomon restait en contact avec Cornélissen et essayait de trouver un éditeur pour la traduction du Traité géné­ral, mais la crise de 1929 l’en empêcha [33]. Cependant, en tant que président du comité directeur des Cours universitaires de Davos (Davoser Hochschulkurse), il favorisa la participation de Cornélissen au séminaire de 1928 [34]. Pour Cornélissen, autodi­dacte de soixante-quatre ans, c’était une grande satisfaction de donner des conférences aux côtés de savants tels que Lucien Lévy-Bruhl, Jean Piaget, Albert Thibaudet, Paul Tillich, Robert Michels et Gottfried Salomon. Les cours furent ouverts par Albert Einstein, qui avait été sévèrement fustigé par Cornélissen en 1923 dans une brochure intitulée les Hallucinations des ein­steiniens ou les erreurs de méthode chez les physiciens-mathémati­ciens [35].

Lilian Rupertus

Cette brochure de 89 pages, une apologie de la méthode inductive en opposition à la métaphysique, peut être considérée comme l’introduction à la dernière partie de l’œuvre de Cornélissen, celle des réflexions philosophiques. En 1929, le manuscrit du Traité général était terminé, mais Cornélissen ne s’imaginait pas qu’il allait mourir avant la parution du tome V : Théorie de l’intérêt et de l’activité des Bourses. Le livre parut en 1944 par les soins de son principal disciple, Achille Dauphin­-Meunier, et de sa propre femme Lilian Rupertus [36]. En 1929, croyant la rédaction de son œuvre économique achevée, Cornélissen commença à écrire ses Méditations sociologiques  [37]. Le texte, d’environ 400 pages, est un testament intellectuel, mal­heureusement jamais publié, tout comme ses mémoires de 1936-1937.

Des fragments de ces deux œuvres inédites sont incorporés dans son avant-dernier livre en français, les Générations nouvelles. Essai d’une éthique moderne (1935). Après le Salaire de 1908, le Mercure de France était de nouveau son éditeur. Cornélissen avait eu l’intention de finir le travail sur l’éthique de son ami Kropotkine. Comme lui, il se fonda sur Guyau, mais essaya de débarrasser la morale de toute métaphysique. Dans ce dernier livre paru en français de son vivant, il se rapprocha alors de Sorel et même de Comte.

Ainsi, au cours des vingt dernières années de sa vie – il mou­rut en 1943 –, Cornélissen était devenu un intellectuel pur (ce qu’il reprochait à Sorel), estimé par ses collègues, par des planistes de la CGT, et vénéré même dans les milieux syndicalistes et anarchistes de l’Internationale syndicaliste révolutionnaire de Berlin, l’AIT, et surtout en Espagne où fut publiée encore en 1933 une version espagnole actualisée de En marche vers la socié­té nouvelle [38]. Il n’a pas vu ni vécu cette société, mais sa vie, et ce qu’il a observé parmi les militants et les savants, mérite encore attention.


 



[1Christian Cornélissen : Les Dessous économiques de la guerre. Les appétits allemands et les devoirs de l’Europe occidentale, préf. de Charles Andler, Paris-Nancy, Berger-Levrault, 1915, p. 3.

[2Le Bulletin international du mouvement syndicaliste parut du 8 septembre 1907 au 26 juillet 1914 (336 numéros, en quatre éditions : française, anglaise, allemande et hollandaise). Le Bulletin était rédigé à la main par Mme Cornélissen-Rupertus et reproduit ensuite par cyclosty­le. Des séries françaises, nulle part complètes, sont conservées à la Bibliothèque nationale, au Musée social, à l’Institut français d’histoire sociale, à l’Institut d’histoire sociale, et à l’Institut international d’histoire sociale (IIHS) d’Amsterdam.

[3Sur la vie de Cornélissen jusqu’en 1898, cf. Bert Altena et Homme Wedman, Tussem anar­chisme en sociaal-democratie, « Het Revolutionaire Kommunisme » van Christiaan Cornelissen, Bergen, Anarchistische Uitgaven, 1985, 68 p.

[4IIHS-Amsterdam. Archives F. Domela Nieuwenhuis. Correspondance Cornélissen-FDN. Lettre non datée.

[5 Ibid.

[6Éditée par Liebers en 1892.

[7Clemens, Kritiek van een Radicaal op Karl Marx, La Haye, Liebers, 1891.

[8Cf. la brochure de Christian Cornélissen : Les Divers Tendances du Parti ouvrier international. À propos de l’ordre du jour du Congrès international ouvrier socialiste de Zurich (1893), Bruxelles, édition de La Société nouvelle, 1893, 23 p.

[9À La Société nouvelle de Bruxelles, 1896, 53 p., sous le nom de« Chrétien Cornélissen ». Pour la version hollandaise : Christiaan Cornelissen, Het Revolutionaire Kommunisme..., Amsterdam, Oudkerk, 1897, réédité sous le titre Revolutionair Kommunistisch Manifest chez Boer, Amsterdam, 1905. Réimp. photogr. dans B. Altena et H. Wedman, Tussem Anarchisme... , op. cit. En 1992, une partie des papiers personnels de Cornélissen a été retrou­vée par l’auteur. Cette collection Cornélissen-Chichery, déposée à l’IIHS, contient des lettres intéressantes de Bernard Lazare et de Fernand Pelloutier sur le Congrès de Londres et les ori­gines du communisme révolutionnaire.

[10Dans ses mémoires, Cornélissen ne dit rien de cette affaire. Cf. la correspondance de Cornélissen à Domela Nieuwenhuis (années 1898-1899) déposée à l’IIHS.

[11Christian Cornélissen : En marche vers la société nouvelle. Principes, tendances, tactique de la lutte de classes, Paris, Stock, 1900, coll. « Bibliothèque sociologique n° 29 », 321 p. Christiaan Cornelissen : Op weg naar een nieuwe maatschappij, beginselen en taktiek van de klarsenstrijd, Amsterdam, Becht, 1902. (trad. portugaise en 1908, espagnole en 1909). Christiaan Cornelissen : Directe actie-zelf doen, Amersfoort, Wink, 1904.

[12Lettre de Cornélissen à la direction du NAS, 12 septembre 1937, archives du NAS, IIHS, Amsterdam.

[13Strijd, lief en leed in de Oude Socialistische beweging en de Vakorganisatie. Persoonlijke herinne­ringen door Christillan Comelissen. Manuscrit non publié, 493 p., 1937. Le manuscrit a connu une véritable odyssée. Il est maintenant en possession du Dr Arthur Lehning à Amsterdam. H. Wedman en prépare une édition pour l’IIHS, accompagnée d’une biographie de Cornélissen.

[14Cf l’introduction biographique de Jacques Reclus dans Marc Pierrot : Quelques études sociales, Paris, 1970, pp. 1-20.

[15Cf Archives nationales (Arch. nat.), carton F7/12494, et Archives de la Préfecture de Police du département de la Seine (P. Po), carton Ba 1498.

[16Cf Arch. Nat. F7/13572, « Les Relations internationales », dossier d’août 1911.

[17Cf son dossier dans Arch. nat. F7/13053 et 13572.

[18En juillet 1918, il publia encore une brochure de 16 pages : les Conséquences économiques d’une paix allemande.

[19Cornélissen, Mémoires... , op. cit.

[20Cf les articles de Vliegen dans le Mouvement socialiste, n°41, 1er septembre 1900 et n°42, 15 septembre 1900, et la réaction de Cornélissen dans le n°48, 15 décembre 1900, pp. 751- 755.

[21Le Mouvement socialiste, n° 137-138, 15 juin-15 juillet 1904, pp. 269-273.

[22Ch. Cornélissen, « L’évolution de l’anarchisme dans le mouvement ouvrier hollandais », le Mouvement socialiste, n° 159, 15 juillet 1905, pp. 392-400.

[23Le Mouvement socialiste, n’ 172, 15 mars 1906, pp. 294-306.

[24Raymond Barre : Économie politique, Tome II, Paris, PUF, 1958 (2e éd.), p. 131. Cf égale­ment René Gonnard : Histoire des doctrines économiques, Paris, librairie Valois, 1930, p. 66 et p. 631.

[25Cornélissen fit cadeau de plusieurs de ses ouvrages au Musée social.

[26Chez Giard et Bière.

[27De 1910 à 1913, n° XXX-XXXVI, Tübingen. Cf. Christian Cornélissen, « L’Orientation du mouvement syndicaliste international », Revue des idées, 15 juin 1911.

[28Lettres de Cornélissen à Michels, dans le fonds Michels, Fondation Luigi Einaudi, Turin.

[29Chez Giard et Brière.

[30Chez Giard. Selon une communication de A. Dauphin-Meunier, disciple de Cornélissen, Giard et Brière et plus tard Giard connurent des difficultés à survivre, c’est probablement la cause de la non-parution du dernier tome du Traité général et des Méditations sociologiques.

[31Chez Meyer Verlag, Halberstadt.

[32Band Il, 1926. « Partei und Klasse in Lebensproizess der Gesellschaft », pp. 63-81. Éd. par Hirschfeld, Leipzig.

[33Cf. la correspondance de Cornélissen à Salomon dans le fonds Salomon, IIHS, Amsterdam. Le fonds Salomon contient aussi la correspondance Michels-Salomon, avec des remarques inté­ressantes sur la sociologie française et sur Sorel.

[34Cf. Davoser Hochschulkurse/Cours universitaires à Davos, Davos, 1928.

[35À la Librairie scientifique Albert Blanchard, Paris, 1923.

[36Chez Didon et Durand, Paris, lmp. de F. Boisseau à Toulouse.

[37Méditations sociologiques, Introduction à une sociologie générale. Le manuscrit a été donné à l’auteur par J. Reclus, et peut être consulté à l’IIHS d’Amsterdam.

[38Christian Cornelissen, El comunismo libertario y el régime de tramición, trad. Eloy Muñiz, Biblioteca Orco, Valencia. Cornélissen cllabora à la revue Orto.