La vie en commun a fait apparaître un instinct social dans deux directions contradictoires, et notre histoire, à travers la pensée et l’action, n’est que la trace de ce conflit chez chaque individu et son reflet au sein de chaque société. Une tendance est celle de la domination ; autrement dit, l’affirmation du soi mineur, sensuel, contre le soi similaire chez les autres, sans voir que, par cette attitude, la vraie individualité s’appauvrit, se vide et se réduit à la non-identité. L’autre tendance est celle de la fraternité sur un pied d’égalité ou l’affirmation de soi et l’accomplissement du plus grand et du seul soi réellement humain, qui englobe toute la nature, et, donc, dissout l’illusion d’un simple individualisme atomisé.
L’anarchisme est la prise de conscience que la première de ces tendances est, a toujours été, fatale pour une réelle unité sociale, que la coercition qu’elle implique soit justifiée au nom d’une force ou d’une sagesse supérieure, d’un droit divin ou d’une nécessité, d’une utilité ou d’une opportunité ; qu’elle prenne la forme d’une force ou d’une imposture, d’une conformité exigée par un système arbitraire légal ou une norme éthique légale, d’un vol non dissimulé ou d’une appropriation légale du droit universel inné à la terre et aux fruits du travail. Tout compromis avec cette tendance signifie préférer l’étroitesse aux opportunités plus larges et retarder la possibilité de cette évolution morale qui, seule, peut faire que l’individu se sente en harmonie avec ses semblables, et avec la société naturelle, comme nous commençons à le concevoir comme idéal réalisable.
Les manifestations principales de cette tendance obstructive sont, à notre époque, la Propriété ou la domination sur les choses ; le refus de la demande des autres d’en avoir usage ; et l’Autorité, le gouvernement de l’homme par l’homme, incarné par la loi de la majorité ; cette théorie de la représentation qui, tout en admettant la revendication de l’individu à la liberté de choix, le rend esclave du simulacre appelé aujourd’hui société.
Par conséquent, le premier but de l’anarchisme est d’affirmer et de tirer parti de la dignité de l’individu, à travers sa délivrance de toute forme de contrainte arbitraire – économique, politique et sociale ; et cela faisant, de rendre apparents, dans leur vraie puissance, les liens sociaux réels qui relient déjà les hommes entre eux et qui, bien que méconnus, constituent le vrai fondement de notre vie en commun. Cette façon de faire repose sur la conscience de chaque individu et ses possibilités. Tant que cela n’est pas réalisé, toutes les propositions précises de réorganisation de la société sont absurdes. Il est seulement possible d’esquisser une théorie très générale sur le déroulement probable de la reconstruction sociale à partir des tendances en cours.
Les anarchistes pensent que l’organisation actuelle de l’État n’est nécessaire que dans les intérêts des monopoles, et ils visent le renversement simultané des états et monopoles. Ils considèrent « l’administration des processus productifs » centralisée comme le simple reflet du gouvernement issu des classes moyennes à travers la représentation d’une conception vague du futur. Ils souhaitent, à la place, des associations de production volontaires et distributives, utilisant un capital commun, un commerce librement fédéré et des communautés locales pratiquant, à terme, un communisme libre en termes de production et de consommation. Ils pensent que dans une communauté industrialisée, où la richesse est nécessairement un produit social plus qu’industriel, les droits que tout individu peut raisonnablement revendiquer sont basés : d’abord sur ses besoins ; ensuite qu’il a contribué à la production au mieux de ses capacités ; enfin, qu’il a mis tant de sa personnalité dans sa création qu’il est à même d’en faire le meilleur usage.
Lorsqu’il sera possible que cette conception de la relation entre la richesse et l’individu supplante l’idée, aujourd’hui défendue par la force, selon laquelle l’avantage intrinsèque de la possession est d’empêcher les autres d’en profiter, chaque travailleur sera entièrement libre de faire comme la nature l’y invite, c’est à dire de se jeter corps et âme dans le travail qu’il a choisi et d’en faire l’expression spontanée de ses buts et désirs les plus profonds. Dans de telles conditions seulement le travail devient plaisir et son produit, un travail artistique. Mais toute organisation coercitive qui travaille avec une régularité machinale est incompatible avec la réalisation de cette idée. Il ne s’est jamais révélé possible pour des êtres humains de coopérer spontanément avec la précision des machines. La spontanéité, ou l’ordre artificiel et la symétrie, doivent être sacrifiés. Et, puisque la spontanéité, c’est la vie, et l’ordre et la symétrie, à toutes les époques, seulement les formes que prend temporairement la vie, les anarchistes ne craignent pas de négliger l’essentiel pour le visionnaire en abandonnant le rêve collectif de la régulation scientifique de l’industrie, et en n’inventant aucune formule pour des conditions sociales encore non réalisées.
Le même raisonnement est applicable à l’aspect moral des relations sociales. Le crime, tel que nous le connaissons, est un symptôme de la pression sur le groupe humain, prisonnier des conditions sociales erronées et artificielles imposées par l’autorité et sa principale cause disparaîtra avec la destruction de l’état et des monopoles. Le crime résultant d’un développement physique et mental déficient peut sûrement être traité plus scientifiquement et plus humainement, par des traitements médicaux fraternels et une éducation améliorée, que par la force brute, même perfectionnée et camouflée.
Quant à l’articulation de la vie en communauté, et aux arguments concrets et à l’aide souhaitable destinés à ceux qui se situent sous le niveau moyen du développement moral, il suffit de constater l’évolution éblouissante de l’opinion publique depuis l’émancipation des programmes politiques et de la presse pour prendre conscience que nous n’avons pas besoin d’une machinerie artificielle pour faire appliquer les décisions et les codes de conduite sociaux sans le recours à des lois écrites imposées par la violence organisée. En effet, lorsque les contraintes arbitraires sont supprimées, cette forme de gouvernance de la médiocrité universelle est, et a toujours été, un sérieux danger pour la liberté individuelle ; mais lorsqu’ il s’agit du résultat naturel et non artificiel de la vie en commun, ce danger peut être contrecarré par une culture morale plus développée.
L’anarchisme n’est pas une utopie mais une foi basée sur l’observation scientifique de phénomènes sociaux. La révolte individualiste contre l’autorité et la révolte socialiste contre la propriété privée des moyens de production, fondement du collectivisme, y trouvent leur terrain commun. Il s’agit d’une contestation morale et intellectuelle contre l’irréalité d’une société qui, selon Emerson, « complote partout contre l’humanité de chacun de ses membres. » Son seul but est de provoquer une révolution dans chaque aspect de l’existence humaine, sociale, politique et économique, par l’action directe personnelle. Chaque individu se doit, à lui même et à ses semblables, d’être libre.