Suivant à quelques semaines son ami le docteur Pierrot, Charles Benoit est mort à Paris le dimanche 19 mars 1950. Il s’est éteint paisiblement après huit jours d’une résistance étonnante. Il avait soixante-douze ans.
On disait : Charles Benoit, des « Temps Nouveaux ». Il avait appartenu à l’équipe de l’« organe communiste anarchiste » qui, sous la direction de Jean Grave et sous l’égide de Kropotkine, fut publié avant 1914 pendant quelque vingt années. Il s’y occupait surtout des tâches administratives, bénévolement, à la manière d’autrefois. Il y consacrait ses dimanches, accomplissant les besognes les plus ingrates avec le sérieux qu’il apportait à toutes choses.
Dans notre mouvement social, Les Temps Nouveaux avaient tracé un sillon d’une fertilité surprenante. Combien de militants se formèrent à la lecture de ces pages austères où la fantaisie n’avait point de place ! Encore aujourd’hui, il arrive parfois que l’on déniche, dans quelque bibliothèque poussiéreuse de syndicat ou de Bourse du travail, ou sur la planchette à livres d’un militant, — non des exemplaires des Temps Nouveaux ou du « Supplément littéraire » malheureusement devenus rarissimes — mais quelques-unes de ces brochures a couverture illustrée et signées Kropotkine, Domela Nieuwenhuis, Reclus, Grave, Malatesta, Chaughi, Girard, Nettlau, Pierrot, Mesnil, Delzant, — ces brochures qui, depuis des années, formaient le complément précieux du journal hebdomadaire.
La diffusion des brochures des Temps Nouveaux constitua la préoccupation majeure de Charles Benoit. Il n’en fut certes pas le créateur. Mais il poursuivit l’effort avec persévérance et, surtout, l’organisa avec méthode lorsque, vers 1910, il créa le « Groupe de propagande par la brochure ». Ecoutons-le :
La propagande par la brochure est une des meilleures propagandes si on peut la faire avec suite.
Le Révolté, La Révolte, Les Temps Nouveaux s’y sont employés de leur mieux. A l’heure actuelle, plus de 60 brochures diverses, dont les différents tirages réunis dépassent un million d’exemplaires, ont été lancées par eux.
Malheureusement, les fonds manquent pour pouvoir en imprimer plus souvent de nouvelles, ou réimprimer, lorsque c’est nécessaire, celles qui sont épuisées. Il s’agit donc de trouver 500 souscripteurs s’engageant à verser chacun douze francs par an. Nous serions donc en mesure d’imprimer chaque mois — ou de réimprimer parmi celles épuisées — une nouvelle brochure de 0 fr. 10 ou deux de 0 fr. 05...
... En discutant avec des camarades, il est facile de leur glisser une brochure et de leur arracher deux sous. Les souscripteurs pourront ainsi récupérer le montant de leur souscription, et augmenter leur propagande.
Le nom de Charles Benoit restera attaché à cette expérience de propagande systématique des idées libertaires.
Charles Benoit avait débuté dans le mouvement ouvrier à Rouen, son pays natal, où il fut instruit des choses sociales par un militant libre penseur, Bazire, qui s’était consacré à la recherche et à la formation des jeunes. Bazire appartenait au parti socialiste révolutionnaire, qui avait succédé à l’organisation blanquiste dite « Comité révolutionnaire central ».
Le futur libertaire Charles Benoit militait à la fois dans le mouvement syndical et au groupe « l’Union communiste révolutionnaire de Rouen ». Il n’avait guère plus de seize ans qu’il se mêlait déjà aux grèves : en 1898, à celle des tissages Manchon frères à Rouen ; en 1900, à celle des établissements Plantrou à Oissel. Benoit fut un des secrétaires de l’Union départementale des syndicats créée en 1896 sous la présidence de Hardy. Il est nécessaire d’ajouter que le parti socialiste révolutionnaire et son leader Edouard Vaillant —dont Benoit fut l’ami — respectaient, à l’encontre des guesdistes, l’indépendance des syndicats.
Un « incident » survint, qui devait changer le cours de la vie du jeune militant. En 1902, Benoit organise une conférence antimilitariste à l’intention des conscrits de Rouen. Il est inquiété, perquisitionné, poursuivi. Sa mère, veuve, tenait un café. Prenant prétexte des poursuites engagées contre le fils, le général commandant la place de Rouen interdit à la troupe le petit établissement géré par la mère. Mme Benoit se voit contrainte de liquider le fonds avec l’aide de Bazire, puis elle est forcée de quitter Rouen. Elle vient à Paris avec son fils.
Ainsi Charles Benoit, administrateur des Temps Nouveaux, avait fait ses premières armes dans un parti. Il est également curieux de noter qu’il est mort membre du parti socialiste S.F.I.O. Il avait donné son adhésion à la 6e section vers 1925. A l’égal d’un certain nombre de syndicalistes et de libertaires, Benoit avait salué d’enthousiasme la Révolution de 1917. Comme beaucoup aussi, il avait dû déchanter. Aussi bien, tout laisse croire que le Parti S.F.I.O. s’offrit à lui plus comme un refuge que comme une terre d’élection. Il faut comprendre le besoin qu’avait ce sensible, ce sociable, de se retrouver avec des amis, le soir, « au groupe » pour deviser de questions qui n’avaient jamais cessé de le remuer, de le passionner. Charles Benoit n’aimait pas l’isolement.
La guerre de 1914 avait disloqué les Temps Nouveaux. Comme les autres, le mouvement anarchiste s’était divisé. On se souvient de la Déclaration dite « Manifeste des Seize » que publia, le 14 mai 1916, la Bataille ex-syndicaliste, sous les signatures, entre autres de Kropotkine, de Grave, de Cornélissen, de Malato, de Pierrot, de Paul Reclus. C’était un essai de justification du ralliement des leaders libertaires à la guerre.
Le « Manifeste des Seize » avait surtout été rédigé pour répondre à la publication par le « groupe » des « Temps Nouveaux » d’une première lettre approuvant l’initiative de Zimmerwald. Précisons qu’il s’agissait du « groupe », non du « journal ». Le « journal » — qui ne paraissait plus — c’était Grave. Le « groupe », c’étaient André Girard, Charles Benoit, A. Mignon, Siegfried, Asfeld, — auxquels vinrent se joindre Garnery, Péricat, Tourrette, Béranger, Paul Signac, etc.
Le « groupe » répliqua aux « Seize » — après avoir, comme il se devait, reproduit le Manifeste lui-même — par une « Deuxième lettre » : « Un désaccord. Nos explications. » Ce fut aussi une brochure clandestine, publiée sous les auspices du Comité pour la reprise des relations internationales. Son petit format, imposé par l’époque, permettait de la répandre avec discrétion. Intitulée « La Paix par les Peuples », la réplique constituait une prise de position très nette contre la guerre.
Charles Benoit ne se bornait pas à tenir bon. Il continuait d’agir. Il avait pris l’initiative d’un comité d’entraide des « Temps Nouveaux ». Il avait organisé la solidarité pour les camarades mobilisés. Du 20 novembre 1914 à fin décembre 1916, 6 842 francs avaient été réunis. Ces souscriptions avaient permis l’envoi de journaux, de brochures et d’argent aux soldats par force. Et les permissionnaires de passage à Paris trouvaient de surcroît chez Charles et Marie-Louise Benoit un accueil fraternel.
Dans une « Troisième lettre » : « Projets d’avenir », datée de février 1917, le groupe des « Temps Nouveaux » annonçait sa décision de suspendre toute polémique avec les « Seize ». Il ne voulait plus discuter avec la Libre Fédération dont un article anonyme osait suspecter l’origine des ressources et insinuer que « l’Allemand » serait dans la coulisse ! Le « groupe » va amplifier sa résistance à la guerre. Il prépare l’édition d’une revue, qu’il présente ainsi :
... Nous tournerons nos efforts vers une plus grande intensification de nos idées d’humanité et d’internationalisme. Les événements nous ont prouvé à quel point étaient fragiles les progrès que nous avions cru constater en ce sens dans l’opinion publique. La nécessité nous apparait de reprendre à pied d’œuvre toute cette besogne d’éducation.
Aussi prions-nous les camarades qui nous ont jusqu’ici apporté leur concours, de vouloir bien nous le continuer ; les subsides qui nous parviendront seront réservés pour pouvoir, aussitôt que possible, mettre au jour un organe périodique dont nous nous occupons dès maintenant de réunir les éléments.
Cet organe s’appellera l’Avenir International...
C’est seulement en janvier 1918 que parut le premier numéro de l’Avenir International, blanchi comme il se devait par Dame Censure. Les collaborateurs annoncés étaient : Ch. Benoit, Brenn, A. D. (Amédée Dunois ?) : André Girard, A. Mignon, Jacques Mesnil, Frédéric Stackelberg, Fernand Desprès, Hella Alzir, Marcel Martinet, Brupbacher, Guilbeaux, Genold, Jean de Saint-Prix. Dans son deuxième numéro, l’Avenir International commença la publication du premier texte, fortement caviardé, de la brochure de Dumoulin. Il ne serait donc pas juste d’écrire seulement : Charles Benoit, des Temps Nouveaux. Il est indispensable d’ajouter : Et de « l’Avenir International.
Hors du cercle de ses amis personnels, Charles Benoit était bien oublié. Grâce à sa modestie, il s’en consolait aisément. Ce qu’il fit dans sa vie laborieuse fut sans prétention, sans autre désir que de servir la cause ouvrière. Jusqu’à ses derniers moments, il vécut de son double métier de libraire en appartement et de comptable. Il se trouvait heureux, au milieu de ses chers livres, notant minutieusement sa dépense quotidienne dans ses carnets. Resté de la « vieille école », les prix d’aujourd’hui l’effaraient.
Comme la plupart des libertaires et des syndicalistes de l’époque héroïque, Charles Benoit portait la lavallière et le feutre noir à larges bords. On n’en voit plus guère, de ces feutres noirs... A l’incinération de Benoit, il n’y en avait qu’un, celui de son compatriote et ami Charles Marck, encore droit comme un i à quatre-vingt-trois ans. Les « vieux de la Vieille » s’en vont en poussière. Leur souvenir vivra en nos mémoires. Mais, ce qui fut leur œuvre commune, saurons-nous empêcher que ce ne soit aussi réduit en cendres ?