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Une vie de militant : Pietro Gori (Suite et fin)

dimanche 2 juillet 2023, par Ugo Fedeli (CC by-nc-sa)

Jusqu’en 1894, les persécutions policières et une suite de procès rendirent l’existence de Gori particulièrement difficile. Après l’attentat de Caserio contre Sadi Carnot, président de la République française, la presse réactionnaire, accusa Gori de complicité et de provocation au meurtre, le représentant comme assoiffé de sang. Le gouvernement français prit contre lui un arrêté d’expulsion avant même qu’il eût franchi la frontière.

C’était l’époque où, en Italie comme en France, et ailleurs, furent votées et appliquées les lois d’exception, les fameuses lois scélérates. Gori en fut l’une des premières victimes. Contraint de quitter l’Italie et réussissant, grâce à un subterfuge, à passer en Suisse, il s’installa à Lugano, où il tenta de reprendre son activité d’avocat et de militant. Cette période fut brève parce qu’en janvier 1895, le gouvernement suisse, sous la pression de celui de Rome, arrêtait Gori et quelques autres anarchistes italiens et les expulsait, malgré les vives et nombreuses protestations de la presse suisse.

C’est de cette époque que date son chant : « Adieu à Lugano », encore très populaire en Italie.

Dirigé sur l’Allemagne, Gori se réfugia d’abord en Belgique et de là se rendit à Londres où vivaient alors Kropotkine, Ch. Malato, Louise Michel, Sébastien Faure, Malatesta, Stepniak et parmi les non-anarchistes, Rochefort. A Londres les difficultés d’installation se révélaient nombreuses et la situation économique y était peu brillante. Après un voyage à Amsterdam pour y rencontrer Domela Niewenhuis, il s’embarqua comme matelot et se rendit en Amérique du Nord qu’il parcourut en tout sens, donnant conférences sur conférences et déployant une telle activité que bientôt sa santé allait se trouver menacée. Il donna au cours d’une seule année quatre cents conférences en italien, français, anglais et espagnol ; à Petterson il fonda le journal La Question sociale.

En 1896, mandaté par les Trade Unions américaines, il revint en Europe et participa au congrès ouvrier socialiste international qui, cette année-là, eut lieu à Londres. Mais un épuisement nerveux le contraignit de se faire hospitaliser. La convalescence le ramena en Italie où la police le laissa en « liberté surveillée », ce qui ne l’empêchait point d’accourir partout où l’on faisait appel à son talent d’avocat. Il intervint surtout dans deux procès mouvementés : d’abord à la défense de camarades qui avaient pris part aux mouvements de Carrarese, puis à la défense de Malatesta, à Ancône, en 1898. Après les émeutes de Milan (mai 1898), et bien que recherché par la police, il resta dans la ville. Tout espoir de succès ayant dû être abandonné, et la révolte noyée dans le sang, la répression donna libre cours à sa haine. Gori, ayant vu son étude saccagée par les policiers, de nouveau se réfugia à l’étranger et, traversant une partie de la France, s’embarqua à Marseille, cette fois pour l’Amérique du Sud. Il se trouvait à Buenos-Aires quand le tribunal institué à Milan pour frapper les révolutionnaires le condamna par contumace à douze années de prison, non pour sa participation aux émeutes mais pour les discours qu’il avait prononcés avant les événements de 1898.

En Argentine il déploya une activité étonnante qui a laissé des traces profondes même dans les milieux non entièrement acquis à l’anarchisme ; il mit ses brillantes capacités au service de la science autant qu’à celui de la cause sociale.

Après une série de conférences au Cercle de la presse et à la Faculté de droit, il créa une belle et importante revue d’études de criminologie, La Criminologie moderne, qui parut pendant deux ans. Plus tard, il fut chargé par la Société scientifique argentine d’un voyage dans les régions australes pour y étudier les races sauvages de Patagonie. Puis suivirent ses études et recherches le long du Parana et à travers le Chaco. Il demeura en Argentine pendant quatre années et en 1902, profitant d’une amnistie, revint en Italie et reprit sa course par tout le pays, faisant inlassablement de nouvelles conférences. En 1903, avec Luigi Fabbri, il fonde à Rome l’importante revue La Pensée. Malade et ayant besoin de repos, il fait un voyage en Egypte, pensant trouver là-bas le calme qui lui est refusé en Italie, et y recouvrer la santé. Mais aussitôt que sa présence est signalée dans une ville, il doit — bien que les médecins lui aient conseillé de parler peu — y prononcer de nouvelles conférences, et toujours il répond favorablement aux demandes qui lui parviennent de tous côtés.

Il revint en Italie, toujours malade, et reprit, contre l’avis des médecins, ses tournées de propagande, harcelé qu’il était par les appels de ses camarades. Le sujet de ces nouvelles conférences sera inspiré de l’expérience nouvelle acquise au cours de son dernier voyage et le titre, suggestif, en sera : « De la terre des Pharaons au pays de Jésus. »

Mais ce nouvel effort l’épuise. Maintenant le mal s’est aggravé. Retiré à Portoferraio il y restera désormais seul avec sa soeur, Bice, qui, infatigablement, sera près de lui. En 1909, après quelques mois de repos, il entreprend une tournée de conférences en Romagne, mais quand il revient dans l’île d’Elbe, de nouveau ses forces se sont épuisées. Il ne peut plus parler, mais il a une nette conscience de la gravité de son état.

Il meurt le 8 mai 1911 à Portoferraio.

En Italie, la figure et la pensée de Gori sont restées très populaires et nombreux sont encore les vieux militants qui se souviennent de lui. Son nom y est inséparable de celui de Malatesta. Ses nombreuses brochures, ses conférences, ses recueils de poésies et ses Esquisses sociales sont publiées et vendues à des dizaines de milliers d’exemplaires. En Espagne et plus encore en Argentine on n’a pas oublié l’avocat, le savant, le militant anarchiste. En France, son nom est presque inconnu ; quelques rares brochures ont été traduites et publiées, en sorte qu’il est très difficile de porter un jugement sur ses idées et la valeur de leur apport.

Les Œuvres complètes de Gori, publiées en Italie, forment un ensemble de treize volumes et ont atteint leur troisième édition — dont l’une, populaire, en 1946-47, fut rapidement épuisée.

Sa manière d’exposer les idées était peut-être particulière au caractère italien et répondait sans doute aux exigences du moment. Mais ses Poésies connurent des jours de grande diffusion et ses diverses œuvres de théâtre : Idéal , Sans patrie, Gens honnêtes, Premier mai, exposaient des sentiments, des besoins, des exigences propres aux premières années de notre siècle. Et nous ne devons pas oublier qu’à côté de ces œuvres de propagande, il y a aussi ses écrits de criminologie, et les comptes rendus de ses conférences qui sont parmi ses œuvres les plus importantes et se lisent aujourd’hui encore avec intérêt et profit.

Mais en complément à cette contribution intellectuelle il y a l’exemple de sa vie, qui est pour tous un grand enseignement.