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Une belle figure de l’anarchie : Max Nettlau
mercredi 30 avril 2025, par (CC by-nc-sa)
Cette année, à fin avril, on a fêté les soixante-dix ans de Max Nettlau parmi tous ses amis dispersés dans le monde, fête discrète, fête ignorée des foules que seules intéressent les pétarades publicitaires des malfaiteurs et des pitres qui les exploitent.
Quelques-uns de nos collaborateurs devaient nous remettre, à cette occasion des études qui nous auraient permis de nous associer tangiblement au tribut d’hommages mérités qui de tous les milieux anarchistes et sympathisants, est monté à l’adresse du grand penseur et du noble travailleur de l’Idée qu’est Max Nettlau.
Ces études ne nous sont pas parvenues en temps opportun. Mais nous nous réservons d’y revenir. En attendant nous remercions notre ami Rothen du bel article qu’il consacre aujourd’hui à Max Nettlau et qui pourrait servir de préface à un exposé biographique complet.
De même que sur des îlots minuscules perdus dans l’immensité tumultueuse des océans, se dressent des phares pour guider les navires, il y a, dans l’océan où roulent, les vagues ténébreuses de la sottise humaine, des foyers épars ou s’entretiennent la flamme de l’esprit par la continuité du savoir, et l’éternité de l’espérance d’une humanité qui veut devenir la « conscience du monde » pour ne plus croupir dans sa maléfique corruption, qui veut vivre par le cerveau et non par le bas-ventre, qui veut vivre une pensée et non plier sous un sabre, qui veut raisonner et non juger, convaincre et non frapper.
C’est dans ces foyers qui dressent au ciel,
... fût-ce avec nos tombeaux,
La claire tour qui sur les flots dômine,
comme a dit Tailhade, c’est dans les plus modestes et les plus effacés, mais aussi les plus ardents et les plus purs, que la pensée de Nettlau conserve les amitiés les plus ferventes, celles réservées à ces hommes qui, depuis vingt-cinq siècles ont, de générations en générations, de Socrate jusqu’à Elisée Reclus, entretenu le véritable « humanisme », cette foi humaine sans laquelle l’humanité serait disparue depuis longtemps, entraînée dans l’effondrement de l’ineptie qui la domine. Les groupes de New-York et de Chicago en Amérique, Freedom à Londres, le Réveil à Genève, Revista Blanca et Tierra y Libertad en Espagne, la Révolution prolétarienne, reproduite par le Libertaire, à Paris, et nombre d’autres, ont célébré, avec l’anniversaire de Nettlau, cet humanisme dont il est peut-être la dernière incarnation vivante tant par le don volontaire et glorieux qu’il lui a fait de toute son existence et de toute son activité que par l’importance de son œuvre.
Par sa puissance de travail, l’étendue de ses connaissances, la profondeur et la précision de sa pensée et aussi par sa fraternelle conception du monde dans ce naturisme d’une universalité sans limite, sans distinction d’espèces, de races, de peuples, qui a créé et entretient la « spiritualité humaine », Nettlau est aujourd’hui un digne continuateur de cette chaîne humaniste qui va de Lucrèce à Rabelais, à Goethe, à Tolstoï, à Kropotkine.
« Max Nettlau est l’ultime représentant d’une race de titans, race gigantesque d’hommes qui possédaient à la fois une stature et une âme démesurées », a écrit Federica Montseny dans Revista Blanca (3 mai 1935). Il domine par la stature et l’âme la foule grouillante à laquelle il se mêle parfois, effacé et affectueux, ayant gardé la sérénité de l’enfant dont les bras se tendent vers le monde entier. Et il n’est pas las de rencontrer si peu souvent des frères. Peu d’hommes de sa génération ont pourtant souffert aussi cruellement, dans leur corps et clans leur esprit, de la guerre de 1914, bien que, et peut-être parce que, il lui a survécu. La détresse matérielle a usé son corps bien avant l’âge, la douleur morale a porté les plus rudes coups à ses espérances, mais il n’a jamais perdu sa foi humaine ni cessé, un seul jour, de poursuivre son œuvre avec la plus stricte objectivité, cette œuvre que l’avenir, en France, découvrira un jour avec l’étonnement d’apprendre qu’elle y fut aussi ignorée par ses contemporains que l’histoire des temps pharaoniques.
Federica Montseny a aussi comparé Nettlau à Bakounine dont il a « le torse d’athlète » sinon les « cheveux embroussaillés », et tout ce qui rappelle ces « figures révolutionnaires d’artistes et de penseurs qui demeurent les derniers restes des hommes réfractaires à la mécanisation monstrueuse de la vie moderne dans une humanité en voie de disparition ». Ce que Nettlau a surtout de commun avec Bakounine, c’est son amour ardent, irréductiblement hostile à toute renonciation, de la liberté, et pour les autres encore plus que pour lui-même. Cet amour de la liberté, doublé chez Bakounine d’une imagination aventureuse, en fit un don Quichotte qui rompit héroïquement des lances pour toutes les causes révolutionnaires sans crainte de la proscription, de la prison et de la mort. D’un Nettlau, cet amour a fait un savant, un rat de bibliothèque, un fureteur de boîtes à bouquins, le plus scrupuleux des chercheurs et des révélateurs de vérité, le plus hardi à la dire toute avec la plus totale indifférence pour les excommunications orthodoxes. Il lui a fait accumuler la plus formidable documentation et construire l’œuvre la plus complète, la plus vraie et la plus hostile à l’imposture, sur les éternelles aspirations humaines qui composent et synthétisent l’histoire de l’anarchisme.
Nettlau est par-dessus tout l’historien de l’anarchie ; on ne peut ignorer son œuvre sans ignorer en même temps le courant humain le plus profond, le plus large, le plus fécond, le plus éternel parce qu’il va toujours vers l’avenir sans pouvoir dire jamais : je suis arrivé ! Or, cet historien est à peu prés inconnu en France, même chez les anarchistes, sauf ceux qui ont l’avantage de pouvoir le lire dans des textes en langues étrangères. Voilà le fait brutal, qui d’ailleurs ne surprend pas quand on voit l’état d’abandon où est laissée la véritable littérature sociale, l’anarchiste en particulier...
L’œuvre de Nettlau — et cette constatation n’est pas pour nous faire honneur — n’existe pas en français, sauf sa Bibliographie de l’Anarchie, parue en 1897 chez Stock, complètement épuisée aujourd’hui, avec quelques rares brochures ! Mais par contre elle est riche, en langue allemande et en espagnol de publications qui attendent leurs traducteurs français. Citons :
En allemand : Errico Malatesta (Verlag, « Der Syndikalist », Berlin, 1922) ; Der Vorfruhling der anarchie (L’avant-printemps de l’anarchie jusqu’en 1864. Même éditeur, 1923) ; Unser Bakunin (même éditeur) ; Dern Anarchismus von Proudhon zu Kropotkin (L’anarchisme de Proudhon à Kropotkine. Même éditeur, 1927) ; Elisée Reclus anarchist und gelehrter (Elisée Reclus anarchiste et homme de science. Même éditeur, 1928) ; Anarchisten und sozial-révolutionare (Les anarchistes et la révolution sociale, de 1880 à 1886. Asy-Verlag. Berlin, 1931) ;
En espagnol : Miguel a Bakunin, exposé biographique (Groupo Cultural « Ricardo Flores Magón », Mexico, 1925) ; Eliseo Reclus, 2 volumes, traduction de Orobon Fernandez (Revista Blanca, Barcelona, 1929) ; De la crisis mundial à la anarquia. Traduction de Santillan (Solidaridad Obrera, Barcelona, 1933).
Au moment ou nous terminons cet article, nous recevons un nouvel ouvrage de Nettlau, remarquablement présenté par la Biblioteca Universal de Estudios Sociales, et intitulé : La Anarquia a través de los liempos (L’Anarchie à travers les temps). Si l’on peut regretter que ce volume soit émaillé de trop nombreuses coquilles, on ne peut rendre un hommage trop grand à nos camarades espagnols qui, malgré la lutte révolutionnaire menée contre le fascisme de leur prétendue République, malgré l’état de siège, les condamnations, les tortures et les exécutions, trouvent encore le temps et les moyens de réaliser une telle édition et d’offrir ainsi au monde, en attendant d’avoir conquis la liberté, le pain de l’esprit qui en est la nourriture. Ce nouvel ouvrage est comme un remerciement de Nettlau à ses amis qui ont fêté cette année ses soixante-dix ans. Qu’il continue ainsi longtemps, par son travail et par son œuvre, cette « vie d’un sage juste et rebelle » qui a été, a-t-il dit, celle d’Elisée Reclus, et qui est si magnifiquement la sienne. C’est le vœu que nous lui envoyons avec toute notre affection.
Luigi Fabbri |