Accueil > Editions & Publications > La Conquête du pain > Luigi Fabbri

La Conquête du pain N°36 - 19 Juillet 1935

Luigi Fabbri

Famille Fabbri. De gauche à droite : Bianca Sbriccoli, et ses enfants Vero et Luce, Luigi Fabbri.

lundi 28 avril 2025

La mort de Luigi Fabbri sera douloureusement ressentie par tous les camarades. Même ceux qui connaissaient son mauvais état de santé de ces dernières années espéraient le voir se remettre et poursuivre la bonne lutte qu’il n’a d’ailleurs jamais délaissée un seul jour, même au milieu des souffrances physiques et des difficultés matérielles.

Luigi Fabbri

Né le 22 décembre 1877, sa vie a été entièrement consacrée dès sa première jeunesse à la propagande de l’idée anarchique. Malatesta le considéra toujours comme son meilleur collaborateur et nous nous rappelons d’une lettre où se plaignant des difficultés rencontrées, il ajoutait que peut-être il allait être aidé par Fabbri, « ce qui serait l’idéal ».

Nous devons à Fabbri d’innombrables articles de journaux et de revues, une douzaine de brochures et une dizaine de volumes. Le tout est écrit dans un style clair et précis, parfois peut-être un peu trop diffus, ne voulant rien omettre des arguments de l’adversaire ni des détails dont aucun ne lui paraît négligeable.

Fabbri – et en cela surtout il était l’élève de Malatesta – est un polémiste toujours mesuré et courtois et pour cela même convaincant et efficace. Son meilleur livre est probablement Dictature et Révolution, écrit en 1920, pour examiner en toute sérénité la brûlante question de la « dictature du prolétariat », qui à ce moment-là trouvait quelques partisans (très rares, il est vrai) même dans les milieux anarchistes. Depuis sa parution, quinze ans de régime bolcheviste ont avéré les critiques, les prévisions et les affirmations de notre camarade. Disons même que les maux de la dictature se sont révélés encore plus grands et plus nombreux.

Fabbri se trouve dénoncé dans le Répertoire suisse des signalements en août 1907 et janvier 1912 ; nous ne saurions dire pourquoi. La première fois, probablement lorsqu’il ne fit que traverser la Suisse pour se rendre au congrès anarchiste d’Amsterdam. C’est dire qu’il ne faut pas grand’chose dans la libre Helvétie pour être signalé comme suspect et dangereux. Maintenant que les Chambres fédérales viennent de voter en toute hâte l’institution d’une police politique fédérale, sous prétexte de combattre les menées fascistes et hitlériennes, alors qu’en réalité toutes les autorités sont d’accord non seulement de tolérer, mais de favoriser de tels mouvements, nous verrons encore de pires dénonciations et persécutions.

Peinture murale de Luigi Fabbri à Bologne (Italie)

Fabbri a donné du fascisme la meilleure définition en l’appelant « la contre-révolution préventive ». Dans le monde entier, nous y voyons pousser ouvertement aujourd’hui, bien qu’il soit impossible en France et en Suisse, par exemple, d’invoquer les prétendus excès, désordres et violences dont il a été question avec une exagération énorme pour l’Italie.

Fabbri vint à Lugano en juin 1914 après la semaine rouge d’Ancône en prévision de persécutions qui n’eurent pas l’ampleur qu’on pouvait craindre. Bientôt la guerre fit oublier cet épisode révolutionnaire et il put rentrer en Italie où il passa la période de guerre et d’après guerre, pour ne se décider, à s’expatrier clandestinement qu’en juillet 1926, après avoir refusé de prêter le serment comme instituteur. Non seulement toute activité lui était devenue désormais impossible, mais il n’aurait sans doute pas tardé à être déporté et réduit à l’impuissance la plus cruelle. Plus tard sa compagne et sa fille devaient aussi le rejoindre illégalement, car la bestialité fasciste, tout en se livrant à des déclamations sur la sainteté de la famille, n’en surveillait pas moins femmes et enfants pour les empêcher de rejoindre le père à l’étranger.

La vie de l’exil fut particulièrement dure pour Fabbri et sa famille. Tout d’abord, il ne put s’arrêter en Suisse, où, comme nous l’avons vu, la police le considérait déjà depuis une vingtaine d’années comme indésirable, puis la France ne lui fut pas davantage hospitalière. Il ne tarda pas à s’y trouver en butte aux tracasseries policières. Peut-être eût-il pu finir par être toléré, mais non sans une foule de démarches qui lui répugnaient profondément, car sous des dehors affables et conciliants, il gardait une véritable fierté de caractère.

Le voici en Belgique, où il ne tarda pas à s’apercevoir aussi qu’il ne pourra pas s’arrêter, et alors il ne lui reste plus qu’à s’embarquer avec sa compagne et sa fille pour l’Amérique. A ce moment-là l’Uruguay jouissait encore d’un régime libéral mais il ne tarda pas à chanceler et le fascisme y prit le dessus. Fabbri ne fut heureusement pas compris dans les rafles des réfugiés extradés, bien qu’il s’adonnât avec sa vaillante fille Luce à la propagande anarchiste. Il n’en fut pas moins arrêté au cours de la « révolution » fasciste et, frappé d’un mal dont il vient de mourir quelques mois plus tard, transféré d’urgence à l’hôpital. C’est à cela qu’il dut peut-être de ne pas être embarqué aussi pour l’Italie, comme d’autres camarades actuellement aux îles de déportation.

Errico Malatesta et Luce Fabbri, 1921.

C’est en comptant surtout sur la collaboration de Fabbri que nous avons entrepris la publication des Écrits de Malatesta. Hélas ! son aide précieuse vient nous manquer au moment où elle nous était le plus nécessaire. D’autre part. Malatesta a laissé des matériaux pour un livre « sur l’anarchisme réalisable et réalisateur pouvant marquer un pas en avant sur l’anarchisme de Bakounine et Kropoktine » que Fabbri surtout aurait pu coordonner et lier, nous donnant ainsi un ouvrage posthume précieux.

Fabbri est vraiment mort à la tâche, une tâche dont il avait la conception la plus haute. Sa vie a été abrégée par les privations, les souffrances et les persécutions de l’exil, endurées avec fierté, n’y faisant allusion que dans des lettres aux plus intimes. L’autorité qu’il a combattue lui a rendu ses coups avec usure.

Nous envoyons ici un salut à sa mémoire et adressons à sa famille, surtout à sa fille Luce, qui a déjà pris une place en vue dans le bon combat pour l’émancipation, l’expression d’une douleur vraiment partagée.


  Une belle figure de l’anarchie : Max Nettlau