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Le mouvement provo en Belgique

mercredi 1er mars 2023, par Danièle Madrid (CC by-nc-sa)

« Provo » est né l’été 1965 à Amsterdam.

En parlant de provo, je pourrais parodier une citation de Huelsenbeck sur Dada, en remplaçant chaque fois « dada » par « provo » : Provo n’est pas un axiome, provo est une mentalité — indépendante de toute école et de toute théorie — qui concerne la personnalité elle-même sans jamais la violer. Il est impossible d’enfermer provo dans des principes. On ne peut pas comprendre provo, on doit vivre provo. Provo est direct et évident. (Je [Danièle Madrid [*] ] tiens à faire remarquer qu’au moment où j’étais plongée dans l’action provo, je ne connaissais Dada que de nom).

Il y a deux grandes composantes dans provo : a) l’apparition d’une nouvelle forme de propagande et d’activité dans la rue : le happening ; une critique de la société de consommation ; une dénonciation politico-écologique implacable des barons de l’industrie qui sacrifient le bien-être et sans doute l’existence même de la communauté à leur cupidité ; l’introduction du « jeu » dans la vie et la critique politique ; un appel constant aux capacités créatrices de l’homme ; la politisation de groupes jusqu’alors marginaux, principalement les pop-fans, les rockers, les blousons noirs, les artistes. Et : b) l’autre composante politique et philosophique, l’anarchisme et le pacifisme. A Amsterdam, comme dans toutes les autres grandes villes où naîtront des groupes provo, il y a un grand catalyseur : le mouvement anti-bombe.

Roel Van Duyn

Le nom de provo a été trouvé par hasard par Roel Van Duyn, un des fondateurs du mouvement, alors qu’il lisait son journal. Un certain Buikhuisen avait publié un article sur les blousons noirs et avait choisi le mot provo pour désigner de tous jeunes gens qui s’amusent à provoquer des bagarres. Après l’apparition du mouvement provo, le pauvre Buikhuisen transforma ses provos en « provems », par allusion au mot hollandais « nozems », blousons noirs.

Dès le début de son action, provo va recruter surtout des militants des mouvements pacifistes, des étudiants, des artistes, des blousons noirs.

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En mai 1965, à Amsterdam, des jeunes gens distribuent des tracts annonçant la naissance d’une revue anarchiste : Provo. Ils ont aussitôt contacté par l’« anti-rook magiër » Robert Jasper. Depuis plus d’un an Jasper suscite fréquemment des happenings contre le tabac. Il a créé un vocabulaire et une symbolique se rapportant à la société de consommation et au citoyen « le consommateur asservi ».

Robert Jasper Grootveld (1964)

Les happenings de Robert Jasper se tiennent toujours au même endroit, près d’une petite statue offerte en 1959 par une entreprise de tabac à la ville d’Amsterdam, le « Lieverdje ». Jaspers a choisi cette effigie d’un gamin des rues comme symbole du « consommateur asservi » de demain.

Dès lors, les provos vont assister aux happenings. Ils y distribuent leurs tracts, appelés « provocations », et vendent leur revue. A leur tour ils favorisent des happenings. La rencontre entré les animateurs de Provo et le « magicien » Jasper n’aurait pas donné naissance à la révolte de l’« homo ludens » à Amsterdam, si d’autres facteurs n’étaient intervenus : la répression très brutale de la police lors des happenings autour du « Lieverdje », répression prolongée par des condamnations ridiculement disproportionnées et qui inquièteront nombre de juristes démocrate ; l’annonce des fiançailles et du mariage de la princesse héritière Béatrice avec le noble allemand Claus von Amsburg : Provo édite des tracts et publie des articles dénonçant les accointances du fiancé avec le nazisme ; la saisie est immédiate ; il y a procès (le premier numéro de la revue avait déjà été censuré) ; Provo ne désarme pas, la police et la justice non plus.

L’actualité hollandaise va être quotidiennement nourrie par un jeu du chat et de la souris, entre provos et forces de l’ordre. Happenings, matraquages, éditions et saisies se multiplient. L’opinion publique s’émeut. Il existe un fort courant républicain à Amsterdam. Les provos s’attirent de nombreuses sympathies par leurs « plans blancs ».

Fumigène déclenchée par des manifestants lors du cortège de mariage.

Lors du mariage de Béatrice et de Claus, le 10 mars 1966, plusieurs happenings ont lieu sur le parcours du cortège. La police, mobilisée, énervée, réagit avec violence. De nombreuses photos sont prises qui témoignent de la brutalité policière. Elles feront l’objet d’une exposition le 13 mars. Cette fois la police commet l’erreur d’envahir l’exposition et de s’en prendre aux visiteurs à coups de matraque et de sabre.

Le 13 juin les ouvriers du bâtiment manifestent contre leurs organisations syndicales qui ont prélevé 2% de leurs allocations de vacances. Dans la soirée, les nombreux manifestants un millier — bloquent la circulation. La police tire. Il y a un mort.

De Telegraaf, quotidien réactionnaire, prend parti en faveur de la police. Le lendemain, Amsterdam se révolte et jusqu’au 17 juin ouvriers et provos se battent côte à côte. Les locaux du Telegraaf sont mis à sac. Le commissaire principal est destitué ; il faudra attendre novembre 1966 pour qu’il soit remplacé.

En un an, la revue Provo dont le premier tirage avait été de 500 exemplaires, atteint 20 000 ; copies. Spontanément, des groupes se créent dans d’autres villes de Hollande, puis en Belgique, à Stockholm, à Londres, Manchester, Oxford, Prague (avec arrestations), New-York, Chicago, Philadelphie, Curaçao, dans les Antilles hollandaises, où la répression est sévère. En mai 1969, après plusieurs jours d’émeutes, le gouvernement hollandais y enverra 700 marines pour rétablir l’ordre.

En 1967, Provo d’Amsterdam se saborde volontairement. Les provos ont peur de se faire intégrer. Ils estiment qu’ils doivent se renouveler et trouver une nouvelle « image ». Des petits groupes continuent à vivoter dans d’autres villes des Pays Bas et de Belgique, pendant un an ou deux.

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Il est difficile, surtout pour un ancien provo, d’exposer en termes théoriques ce que fut le mouvement.

Une doctrine provo n’existe pas. Il y a autant de formes de pensée provo qu’il y a d’individus qui se considèrent comme tels. Et ces individus sont en constante évolution.

Le meilleure méthode pour saisir la pensée provo serait d’éditer un recueil basé sur la marée de tracts et de revues qui ont déferlé dans les rues, de 1965 à 1970. Cette anthologie devrait être complétée par les extraits de journaux et publications à sensation, et aussi par une chronique des événements.

L’action provo est avant tout basée sur la vie de la cité et pour le moment immédiat. C’est une protestation et une dénonciation instantanée des abus commis par les autorités. C’est aussi un appel à la population pour qu’elle prenne son existence en main.

Le provo n’est pas un théoricien échafaudant des systèmes ; c’est un protestataire, un activiste de la révolte. Il se méfie des thèses, des idéologies, car celles-ci se révèlent à la longue nuisibles, pour les individus comme pour la société.

S’il fuit les théories et les discussions byzantines à propos des « bons auteurs », le provo se passionne pour l’étude minutieuse des problèmes propres à la cité, problèmes que pose la société d’exploitation et de consommation. Pour chaque problème concret, le provo se documente sérieusement, puis informe la population. Il met la situation en évidence et dénonce ceux qui en portent la responsabilité. Pour ce faire, il utilise une revue, ou des brochures, s’il en a les moyens, mais toujours des tracts (« provocations ») et des happenings.

Il ne se limite pas au rôle de dénonciateur ou de critique négatif, il propose en même temps une solution possible au problème soulevé et la met immédiatement en pratique. Ce sont les « plans blancs ». Le premier et le plus connu est celui des « Witte fietsen plan » (Les vélos blancs).

Il s’agissait de remplacer le trafic automobile urbain par une circulation de vélos. Ces bicyclettes, peintes en blanc, sont mises à la disposition du public. Qui a besoin d’un vélo l’emprunte, se rend là où il veut aller et le met à nouveau à la disposition du premier venu. Le plan des « vélos blancs » prévoyait l’achat par la ville de 20 000 vélos par an.

Ce plan, les provos le mettent en pratique en plaçant quelques vélos blancs en circulation. Plusieurs happenings sont organisés sur les thèmes du trafic urbain et des vélos publics. Un article parait dans Provo N° 2 : « Le plan provo des révos ». La provocation n° 5 est un exposé du plan.

La réponse des autorités ne se fait pas attendre. La police saisit les vélos blancs mis à la disposition de la population par les provos, sous prétexte qu’ils ne sont pas attachés et qu’ils sont donc abandonnés.

Les vélos blancs ne tardent pas à apparaitre sur toute l’étendue de la Hollande et de la Flandre. En Belgique, les vélos blancs sont immédiatement saisis par la police, sauf à Lokeren, où ils sont utilisés pendant 5 mois par les provos et la population.

Provo est mort depuis longtemps en Belgique, mais l’idée d’un vélo remplaçant l’auto polluante et meurtrière, l’idée d’un vélo communautaire, son toujours vivaces. Chaque année surgissent des groupes d’action en faveur du vélo, des groupes d’action réclamant des pistes cyclables. Un Flamand a mis au point un vélo qui permet de circuler rapidement sans grande fatigue.

Provocations, happenings, plans blancs sont des moyens d’action qui par leur simplicité, leur caractère peu théorique, leurs formes de communication nouvelles frappent l’imagination du citoyen, lui font voir les défauts de la société dans laquelle il vit, et lui font entendre qu’il a la possibilité de prendre sa vie entre ses mains. L’aspect spectaculaire et parfois insolite de l’action provo a permis à ses « militants » de mettre à profit les mass media (presse, télévision, actualités cinématographiques) pour véhiculer leurs idées. C’est ainsi, par exemple, que les téléspectateurs belges purent suivre sur leur petit écran un happening anti-tévé.

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Une des caractéristiques de provo est d’avoir développé un nouveau style de pensée et d’action, c’est d’avoir enrichi la protestation et la théorie révolutionnaires traditionnelles d’un aspect ludique et créatif nouveau. Le happening est le meilleur exemple pour illustrer cette différence de style et de procédé. Le happening est le type de manifestation employé par les provos. Mais il ne s’agit ni d’un cortège, ni d’un défilé. Un happening est un événement, quelque chose qui se passe (de l’anglais to happen, se produire).

Le happening a été avant le mouvement provo, surtout par des artistes. C’est une expression, une manifestation créative d’un individu, ou d’un groupe. Cette manifestation peut surgir inopinément, ou avoir été préparée, mais en aucun cas son déroulement total ne peut être prévu. Il est possible éventuellement de préparer le début d’un happening, jamais la fin. Il existe nombre de point communs entre un happener et un commediante dell’arte. Le happening se nourrit d’imagination, de sens du burlesque, d’humour et d’ironie. Le happening provo peut aller du canular d’étudiant au sabotage d’un engin militaire. Il peut se dérouler comme une saynète, devant des spectateurs passifs. Il arrive parfois que des passants y jouent un rôle actif imprévu. Il peut servir de point de départ à une discussion entre provos et passants.

Lorsque Zo d’Axa présente un âne blanc baptisé Nul comme candidat aux élections, et qu’il le promène solennellement à travers Paris, il agit en précurseur des happeners provos. (Fin du XIXe siècle).

« Provocation » est le nom donné par les provos à leurs pamphlets et à leurs tracts. Dans certaines villes, notamment à Bruxelles et Amsterdam, les « provocations » sont numérotées. La fréquence de parution varie suivant les villes. Elle dépend de la vitalité du groupe, et aussi de ses possibilités d’emploi d’une machine à stencyler. Tout happening prévu est généralement accompagné d’une « provocation » explicative.

A Bruxelles, il y eut un grand nombre de happenings et de provocations. Citons en vrac : sur le militarisme (appel à la désobéissance, problèmes des objecteurs de conscience, perturbation de fêtes, défilés et expositions militaires) ; sur la guerre au Vietnam ; sur l’installation du SHAPE en Belgique ; le franquisme ; les pollutions de la ville ; les pollutions alimentaires ; la société de consommation ; la publicité ; la TV ; la Saint Nicolas et les jouets guerriers ; la mauvaise organisation de la Sécurité sociale (mendicité déguisée en colportage des vieux et des infirmes) ; la censure ; la querelle linguistique ; la police et la gendarmerie ; les maisons de correction ; l’enseignement ; les élections ; Chypre (à l’initiative d’un provo cypriote) ; mise en question de l’art, de la littérature-lure et de la culture-lure.

La provocation est fréquemment illustrée par une caricature. C’est parfois une bande dessinée, ou encore un dessin. Toujours avec une certaine recherche dans la présentation. A Bruxelles, il y eut une constante volonté de rédaction simple, de façon à rendre le texte compréhensible par tous (vocabulaire courant, rejet des jargons politiques ou philosophiques).

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Les revues provos sont nombreuses, mais leur périodicité est irrégulière. Certaines disparaissent après le premier numéro. Le grand problème est d’ordre financier. Les revues se vendent dans les rues ou dans les cafés. Il y a très peu d’abonnés.

L’argent est rare dans les groupes. Nombre de provos n’ont pas de travail régulier. Ils font la plonge, sont coursiers, prêtent occasionnellement la main pour un déménagement, des travaux de peinture, font des traductions, donnent des leçons. D’autres font la manche, avec guitare, ou dessins, ou poèmes...

Dès qu’un groupe s’organise au point de pouvoir sortir une revue, un autre problème se pose : l’arrivée des fugueurs, déserteurs, ou des parasites (pseudo-déserteurs, faux beatnicks, soi-disant anarchistes, petite pègre). Il faut aider les uns et se défendre des autres.

En général, la revue provo est ronéotée. Si le contenu varie suivant le groupe éditeur, il y a ressemblance dans la présentation. Elle contient les communiqués du groupe provo local, des nouvelles de la ville, des informations des autres groupes provos, des textes sur les événements internationaux, des articles développant les thèmes des happenings en cours, et aussi des textes littéraires, de la pop musique, du rock, les paroles de chansons engagées (Donovan, Dylan, Joan Baez, Boris Vian, Ferre Grignard), des bandes dessinées, des caricatures. De plus, les communiqués des petits groupes qui présentent des alternatives au fonctionnement de la société capitaliste : communautés, imprimeries, ateliers de sérigraphie, librairies, points de vente de « Free Press » (presse libre), disques pirates, coopératives d’achat, crèches anti-autoritaires. Et enfin des informations pratiques : comment fabriquer une bombe fumigène, que faire en cas d’arrestation. Parfois une étude écologique. Plus rarement une étude sur un « ancien » de l’Anarchie (Bakounine-Kropotkine). Peu d’analyses. Des faits, des informations. Beaucoup d’ironie. Un balancement continuel entre la gaité, le ludique et l’angoisse. L’angoisse de la menace atomique et de l’autoritarisme croissant des pouvoirs. Espoir de créer une société libertaire nouvelle, désespoir devant la puissance du système.

Dès le début de leur action, les provos savent qu’ils ne l’emporteront pas dans le combat qui s’engage. Pour eux ; il n’y a de choix qu’entre une révolte désespérée et la résignation face à la catastrophe finale (guerre atomique, dictature), à la manière du « meilleur des mondes » de Huxley. C’est pourquoi ils choisissent l’action, même si elle semble absurde, car il serait encore plus absurde de ne rien tenter.

Le seul espoir du provo c’est l’anarchisme. Mais cet anarchisme doit être rénové pour être transmis aux jeunes. Les revues, provos ne respectent qu’un seul copyright, celui de l’Underground Press Syndicate, fondé aux USA en 1967. Le copyright est un des pires aspects de la propriété. Or, la libre circulation des idées, de l’information et de la créativité est un des objectifs de la presse souterraine. Il faut cependant trouver un moyen d’empêcher les marchands de mass media de piller la presse underground. La solution est la création d’un copyright underground : toute revue membre du syndicat a le droit de reproduire toute information ou article paru dans une autre revue affiliée. Les revues extérieures au syndicat peuvent également reproduire des articles de la presse underground, à condition d’en faire la demande, d’en indiquer l’origine et de signaler l’existence du copyright.

La rédaction d’une revue provo est presque toujours ouverte, avec des réunions de rédaction régulières auxquelles n’importe qui peut participer. Au cours de ces réunions, on lit le courrier, on procède au choix des articles, on se partage le travail matériel : confection de la maquette, illustrations, frappe des stencyls, impression. L’assemblage, le pliage, l’agrafage se font en groupe.

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Les provos ne forment pas un mouvement, ou une organisation, structuré, si bien qu’ils ne disposent pas d’un centre. Comme ils agissent essentiellement sur le plan de la cité, leur presse est locale. D’où le foisonnement des revues provos.

La première revue provo qui parait en Belgique, en 1965, est le Happening News, périodique édité à Anvers par des artistes avant la naissance des provos, mais que ceux-ci vont rapidement influencer. Voici un extrait d’un article publié en fin d’année 1965 : Tout l’appareillage de l’information est empoisonné. On vous trompe. Vous suivez des yeux. Vous êtes déjà stéréotypé. Vous manquez de fantaisie. Vous êtes angoissé. Vous vivez sous le harnais. Vous êtes vermoulu, aveuglé, asservi. La radio, la TV, l’auto sont devenus vos amours. C’est pourquoi il faut un nihilisme et une destruction pour construire à nouveau. Pour l’instant le nihilisme est étroitement lié au happening, révolte artistique contre la société.

En avril 1966, un groupe d’écrivains flamands qui publiaient les revues littéraires Mep et Bok, lancent la revue Revo et introduisent l’action provo dans les rues de Bruxelles. Quelques mois plus tard parait Révo en français. Les deux revues, dont les rédactions sont distinctes, utilisent la même boite postale, le même matériel et le même local. Mep, édité à Denderleuw s’intitule « revue du provotariat littéraire ».

A Gand sont publiées les revues Eindelijk (qui paraîtra de 66 à 67) et Daele, cette dernière de caractère littéraire. A Anvers, il y a Arena et Anar. A Dendermonde il y a Protest. A Alost Bom. En 1967, à Bruxelles, sort une revue composée exclusivement de caricatures : Provo Spécial, œuvre de deux dessinateurs et de trois provos bruxellois. Du fait que chaque cartoon est passible de poursuites judiciaires (injures au chef d’un État étranger ou au Roi, atteinte aux bonnes mœurs) cette dernière revue parait clandestinement.

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Le groupe provo de Bruxelles est né à l’initiative d’une dizaine d’écrivains flamands, en même temps que la revue Revo, au début de l’année 1966. Cela commença par des réunions hebdomadaires dans un café de peintres bruxellois.

Les premiers happenings provos se tinrent le 24 avril 1966, lors de la marche anti-atomique. A compter de cette date, il va se produire un happening chaque samedi soir vers 17 heures.

La composition du groupe se modifie. Il ne restera que trois, deux, puis un seul élément actif des écrivains fondateurs. Viennent s’agglutiner des beatnicks belges et étrangers, des éléments de la bohème bruxelloise, des rockers, des élèves de l’enseignement secondaire, surtout de l’enseignement technique. Il ne se présentera que deux étudiants universitaires : l’un d’eux abandonnera ses études, près d’être achevées, pour devenir provo full time. (Les provos de Bruxelles se méfient des universitaires, d’une part parce qu’ils estiment que ceux-ci sont appelés à devenir les cadres de la société autoritaire, et d’autre part parce qu’ils sont enclins à discuter de façon théorique et dogmatique).

La plupart des provos bruxellois sont mineurs d’après la loi : de 14/15 ans à 19/20 ans. Au milieu de ces très jeunes gens, une dizaine de provos de 21 à 35 ans, et quatre ou cinq « anciens », ex-militants communistes ou syndicalistes désenchantés.

Les happenings sont préparés un ou deux jours d’avance. Des tracts sont parfois distribués pour l’annoncer. En certains cas, la presse est prévenue. Au cours du happening une « provocation » est distribuée au public. Après le happening se tient une réunion des provos qui n’ont pas été arrêtés. Il y a en effet fréquemment arrestations et brutalités policières. (Alors commence la recherche de l’un ou l’autre parlementaire, ou d’un avocat, pour obtenir la mise en liberté des prisonniers. Sans compter la rédaction d’un communiqué de presse).

A une exception près, il n’y a pas de titulaire de fonction ou de responsable chez les provos. La seule responsabilité est dictée par des raisons pratiques : il s’agit de la conservation en état de bon fonctionnement du matériel d’imprimerie. La propriété n’existe pas au sein du groupe. Les provos vivent la porte ouverte. Tout est collectif. Il n’y a que l’imprimerie qui soit fermée à clé. Qui a sommeil entre et se couche. Qui à faim mange.

Il est vrai que les provos sont souvent placés devant des problèmes d’autodiscipline. Certains oublient de fermer l’électricité, d’autres salissent les locaux et ne nettoient pas, certains ont tendance à vivre en parasites, il y a des égoïstes qui mangent tout ce qui existe au logis sans penser aux autres, il y a des voleurs aussi, qui s’en vont avec la caisse de Révo ou avec le sac d’un copain...

A Bruxelles, comme ailleurs, je crois que la grande faiblesse des provos a été de ne pas avoir su résoudre ces problèmes, par peur de se montrer trop autoritaires.

Au sein de la foule de provos qui viennent participer aux happenings du samedi et aux réunions de rédaction de Révo se forme un noyau d’activistes. La composition de ce noyau change fréquemment. Entre le début de 1966 et la fin de 1968, il n’est demeuré que trois personnes de façon permanente. C’est ce noyau qui prend la plupart des initiatives et assure le travail régulier.

Il s’agit de tenir la permanence du lundi soir, de préparer les happenings, de veiller aux abonnements de la revue, de maintenir le contact avec la presse, la radio, la TV, d’assurer la liaison avec les provos des autres villes, les groupes anarchistes traditionnels, les organisations pacifistes et anti-autoritaires.

En 1967, les provos bruxellois louent une maison où ils installent une bibliothèque (livres et revues), un centre de diffusion de la presse libre (publications provos, underground, anarchistes et pacifistes) où les diffuseurs viennent s’approvisionner.

L’imprimerie provo est mise à la disposition de tout groupe ou individualité révolutionnaire, ou de recherche alternative. (Un groupe trotskyste, sans doute mécontent de pouvoir user librement du matériel, viendra nuitamment voler une des machines à polycopier).

Le fonctionnement de cette maison, ainsi que la création et la mise à jour de fiches et d’archives seront également assurés par le petit noyau de provos « professionnels ».

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Les provos n’ont pas de ligne idéologique absolue. Quand ils préparent une action, il peut se faire qu’une partie d’entre eux soit en désaccord avec les autres. Dans ce cas, ils ne participent pas, à l’action ou en organisent une autre. L’un des meilleurs exemples du pluralisme provo se trouve dans l’action antimilitariste. Le point commun est que tous les provos sont antimilitaristes. Ils diffèrent quant à la tactique. Les uns vont combattre avec les objecteurs de conscience ; d’autres vont organiser la contestation au sein même de l’armée et créent des syndicats de soldats ; les plus nombreux sont partisans d’une lutte sans merci et, pour ce qui concerne le service militaire, sont partisans d’une désobéissance totale (ni service militaire, ni service civil).

Une autre question où les opinions divergent est celle de la participation électorale. Tous rejettent les élections au Parlement, mais certains admettent la participation aux élections municipales.

A mesure que se développe leur action, les provos bruxellois, comme ceux des autres villes, vont découvrir que la révolte contre les autorités et la mise en question du système capitaliste ne peuvent se mener sans une analyse profonde de chaque aspect de la vie en société. Il y a non seulement les luttes « traditionnelles » de caractère libertaire : l’antimilitarisme, l’antiétatisme, le fédéralisme, l’élimination de la propriété (collectivisation et autogestion), mais également des problèmes nouveaux, encore que produits par le système d’autorité et de profit, à savoir les problèmes écologiques ; et ceux qui remettent en cause la médecine, la psychiatrie, les mass média, la Culture frelatée et mise en conserve. C’est aussi la remise en question des syndicats.

La difficulté est de trouver une solution positive, et immédiatement réalisable, pour chaque problème envisagé. Prouver que l’anarchisme n’est pas seulement la négation de la société autoritaire. Proposer une alternative et la faire passer dans les faits.

Cette problématique va aboutir au morcellement de l’action provo. Beaucoup de provos vont se « spécialiser » dans l’un ou l’autre domaine. C’est la période des releases et secours-noirs (centres d’aide et d’accueil pour tous ceux qui sont en difficulté : mineurs en fugue, déserteurs, drogués, immigrés). On y donne des tuyaux sur la contraception, l’avortement, on y fournit des jobs, on y trouve des logements, etc.

En Hollande et en Belgique, les autorités vont « doubler » les releases en patronnant des organisations de même inten­tion. En Belgique, ce sera Infor-Jeunes.

L’action va se porter sur la création de crèches anti-auto­ritaire ; la naissance de comités contre la censure ; la formation de groupes d’études sur la concentration de la presse, de l’édi­tion et de la distribution des écrits ; l’édition des premiers disques-pirates ; la constitution de petites imprimeries alterna­tives ; la mise en route d’un réseau alternatif de distribution de livres, revues et affiches ; l’éclosion des Free Press, librairies alternatives (la première se crée à Bruxelles, une autre à Lou­vain, puis à Anvers, Gand, Bruges, puis à Liège). Elles feront faillite, sauf celle d’Anvers. D’autres librairies, de tendance marxiste, se créeront à l’imitation des Free Press Bookshops. C’est aussi la période d’apparition de centres créatifs (cafés, théâtres, cinemas d’essai, cabarets, galeries d’exposition) qui se solderont par un échec.

Les autorités ne voient pas d’un bon œil ces maisons de jeunes d’un type nouveau. Les descentes de police et de gen­darmerie sont nombreuses.

Le mouvement se porte également sur la création de co­mités de quartier ; la formation de coopératives d’achats ou de services ; de groupes d’action (libération de la femme, défense des homosexuels, campagnes écologiques). Sous l’influence des happenings, la recherche s’oriente vers de nouvelles formes de théâtre et le théâtre de rue. Une autre recherche porte sur de nouvelles formes de communication des connaissances. Plus de conférences ex cathedra avec un orateur et des auditeurs. C’est enfin la naissance de communautés.

Lorsque Provo se sabordera à Amsterdam en 1967, ou dis­paraîtra un ou deux ans plus tard dans d’autres villes, la plu­part des provos se retrouveront dans ces comités ou groupes d’action alternative qu’ils contribuèrent à créer.

Bruxelles, Juillet 1977.

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[*Ex-provo. Active militante du mouvement provo en Belgique.