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Dernière visite au « Père Peinard »

mercredi 14 septembre 2022, par Maurice Chambelland (CC by-nc-sa)

Sous ce titre Dernière visite au Père Peinard Le Cri du Peuple, sous la signature de M. Chambelland, a publié l’article ci-après, plein d’intérêt et de souvenirs.

Ainsi, le « Père Peinard » n’est plus.

Il s’est éteint, dans sa petite maison de Lozère, en Seine-et-Oise. Pour nous, le coup fut d’autant plus dur qu’il était inattendu. Nous avions rendu visite à Emile Pouget, il y a deux mois à peine, ma femme et moi, et nous l’avions trouvé alerte, en excellente santé.

Durand, l’ancien militant des Syndicats de Bûcherons du Cher, nous avait emmenés dans sa « bagnole », en compagnie de notre vieux « Garno », qui fut, à l’époque héroïque, le secrétaire de la Fédération de la Bijouterie. Durand et Garnery, c’étaient, je crois bien, les seuls militants de la CGT d’avant guerre avec qui le « Père Peinard » était resté en relations.

Quelques mois avant, Durand et Garnery m’avaient présenté. Durand lui avait écrit pour lui demander s’il voulait bien recevoir un camarade désireux de faire connaissance. Il avait répondu : Amène-le toujours, mais rappelle-toi que je n’aime pas les raseurs.

Emile Pouget avait la réputation d’un silencieux. De fait, pendant cette première visite, il nous fit parler beaucoup plus qu’il ne parla. Accoudé, la tête légèrement inclinée, il nous observait d’un œil assurément exercé.

Je lui parlai du mouvement pour l’Unité syndicale, de la Révolution prolétarienne et du Cri du Peuple. Je peux dire qu’il exprima de l’intérêt pour notre effort.

Dans le langage des « peinards », Garno lui avait dit : En somme, ces bougres-là .ils veulent refaire une CGT à l’image de la vieille. Pendant le trajet du retour, Garno m’assurait que ça avait biché, que ma gueule lui revenait, et que je pourrais me représenter à Lozère. j’y était d’ailleurs invité.

Nous revînmes donc à Lozère. C’était, je crois, le 23 mai. Nous laissons l’auto devant la gare, au pied du raidillon baptisé chemin du Rocher. Quelques minutes d’ascension, et nous arrivons, à flanc de coteau, devant la modeste maison du « Père Peinard ». Il nous reçoit en tenue de jardinier, un béret de gros drap sur l’oreille. En haut du perron de bois, Mme Pouget nous accueille très gracieusement, je pourrais écrire affectueusement. Nous sommes bientôt installés sur ce perron, autour d’une table de jardin. Le « Père Peinard » s’est assis, lui, sur la première marche de l’escalier. Sa place habituelle, nous dit Mme Pouget. Nous échangeons quelques appréciations à propos de l’élection présidentielle, qui vient d’avoir lieu. Sur le conseil de Monatte, j’avais, avant l’élection, écrit à Pouget pour lui demander de rassembler, à l’intention des lecteurs du Cri du Peuple, quelques souvenirs au sujet des « chevaliers du travail, » sorte de franc-maçonnerie révolutionnaire où naguère Briand exerça ses talents d’illusionniste et participa notamment à l’élaboration d’un plan de révolution à Paris par les égouts. L’article aurait pu s’intituler, dans l’hypothèse du succès de Briand, « des chevaliers du travail à la présidence de la République ». J’ai connu les chevaliers du travail ainsi que ce fameux plan de révolution par les égouts — me répondit en substance Pouget — mais je n’y ai pas participé. Je me suis borné à en rire.

 

 

Du reste, le « Père Peinard » n’était pas décidé à reprendre la plume. L’année d’avant, il avait été assez gravement malade. Et puis, il lui fallait encore, à l’âge de 71 ans, travailler pour gagner sa vie. Plusieurs jours par semaine, il venait à Paris pour s’occuper de la publicité des catalogues de salons de peinture. Comme je lui demande d’écrire chaque semaine pour le Cri, un article de « souvenirs », il me répond par un refus que la mort devait, hélas ! rendre définitif.

La première fois, il m’avait dit : Le grenier est à votre disposition  ; quelques instants après que Garnery le lui a rappelé, il installe dans le vestibule, contre une armoire, une échelle qu’avec une agilité étonnante il gravit le premier, il soulève une trappe, et nous voilà tous les deux au milieu de paperasses accumulées dans un grenier poussiéreux.

Une première pile. Ce sont des collections du Père Peinard « reflets d’un gniaff ». Tenez, me dit Pouget en me tendant un paquet de petites brochures à couverture rose, voici la première année. 1889. La collection est malheureusement incomplète. Avec les années suivantes, nous sommes plus heureux. Le format du Père Peinard s’est agrandi. Puis voici sept à huit brochurettes : c’est le Père Peinard de l’exil, le Père Peinard de Londres où Pouget s’est réfugié après l’exécution de Carnot. Dans l’une des brochurettes, on trouve les déclarations de l’exécuteur Caserio devant la Cour d’Assises.

J’aurais voulu consulter la collection de la Révolution, le quotidien dont le Cri a, la semaine dernière, rappelé la brève existence. Nous cherchons en vain. J’ai peur que le « Père Peinard » se fatigue et je lui dis qu’on pourrait peut-être s’en tenir là. Mais c’est lui qui m’incite à poursuivre les recherches, c’est lui qui soulève de nouvelles piles de journaux. Il me tend un paquet. Non, ce n’est pas ça. C’est tout de même quelque chose de précieux : la collection complète de la Révolution sociale, hebdomadaire anarchiste qu’édita Emile Gautier en 1880. Louise Michel devait y collaborer après son retour en France.

— Eh bien me dit Pouget, c’est à la lecture de la Révolution Sociale que je suis devenu anarchiste.

Quelques instants après, le « Père Peinard » me tend une petite brochure. Elle est datée, je crois, de 1880. C’est l’exposé des revendications défendues alors par le Syndicat des Employés de Commerce Parisiens. Des convocations y sont encore jointes. Les réunions de propagande ont lieu à 9 heures et demie du soir, après la sortie des magasins. Pouget était l’animateur de ce premier mouvement syndical des employés. Il avait vingt ans.

— Presque tout ce que nous réclamions à l’époque, me dit-il, est aujourd’hui conquis, réalisé.

Des collections du Musée Social de l’époque de Robert Pinot, des comptes rendus de congrès, des dossiers sur la CGT, sur les métiers d’enfants à Paris, sur les jaunes, sur la verrerie ouvrière, etc. s’ajoutent à un butin déjà impressionnant.

 

 

il y a beaucoup plus d’une heure que nous sommes dans ce grenier. Le « Père Peinard » ne parait pas fatigué. Je lui dis : Nous reviendrons ; nous verrons les autres piles la prochaine fois. Enfin, je le décide à descendre.

La conversation continue à bâtons rompus. Mme Pouget raconte des anecdotes qui nous montrent qu’à la « belle époque » le mouvement syndical n’était cependant pas tout rose. Il y eut, comme il y a aujourd’hui, de sérieux attrapages entre les combattants de la même cause. Les injures voltigeaient presque comme elles voltigent de nos jours.

Pouget nous parle. de ses prisons.

On venait un soir de chaque semaine — me raconte-t-il — prendre ma copie de dernière heure. Un camarade la ramassait dans la rue où je la jetais, à l’heure convenue, par le vasistas de ma cellule. Le directeur s’aperçut de notre petit manège. Il me fit appeler et me dit :

— Si un sergent de ville passait dans la rue au moment où vous jetez votre copie, cela pourrait créer des ennuis. Dites à votre ami qu’il vous demande à la porte de la prison, vous descendrez lui remettre votre article.

... Mais le temps a passé. Le « Père Peinard » veut nous faire les honneurs de son petit domaine. Derrière la maisonnette, ça grimpe presque à pic. Un petit sentier monte en lacets dans la verdure. D’en haut, l’on domine la vallée de Chevreuse vue remarquable. Nous repartons vers huit heures, ma femme chargée de roses, moi chargé de deux énormes paquets de documents.

— A bientôt ! nous disent le « Père Peinard » et Mme Pouget.

Nous ne devions plus le revoir.