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Contre la glorification des conquistadores passés et présents

vendredi 18 novembre 2022, par Alfredo Fernandes, OLT (CC by-nc-sa)

Article publié dans Soleil Noir n°6 - Septembre 1991.

Il reste encore beaucoup d’idoles à déboulonner... Alors que les statues tombent à l’Est, l’Ouest en dresse de nouvelles en réhabilitant les vieilleries les plus rétrogrades...

En grande pompe l’« Espagne éternelle », celle des rois catholiques, des conquistadores de la Sainte Inquisition s’apprête à fêter le cinquième centenaire des « grandes découvertes ». En 1992 cela fera en effet cinq siècles que l’« héroïque » Christophe Colomb, à la tête d’une poignée de miséreux et d’aventuriers, atteignit, pour le plus grand malheur des autochtones, les rives d’une île du « Nouveau Monde ».

C’était, nous dit-on, une joyeuse époque que celle-là. La foi, qui se taillait la part du lion à défaut de soulever les montagnes, allumait des bûchers... Eh oui, déjà jadis, en ces temps bénis des voyages hasardeux le sabre et le goupillon « civilisaient » allègrement, à tire larigot, aux quatre points cardinaux. Nous savons ce que provoquèrent ces « glorieuses » pérégrinations. Aux dernières nouvelles, c’est tout juste s’il reste encore, de-ci de-là, quelques traces de vie des civilisations ayant eu l’honneur de profiter de l’apport culturel de notre très cher Occident chrétien. En étant optimistes, plus que quelques années, et si rien ne change, ce qui reste des dernières tribus de l’Amazonie ne fera plus partie que de la légende. Et le FMI et ou le gouvernement brésilien ne cesseront leurs grands projets d’aménagement du territoire amazonien que sous la contrainte d’un rapport de forces qui reste à créer contre ces modernes conquistadores...

La « rencontre » de deux mondes

L’identité culturelle ibéro-américaine est le fruit du croisement et de la symbiose de différentes cultures. C’est en ces termes que, dans Libération, le ministère de la Culture espagnol, c’est-à-dire le bureau de propagande de l’État espagnol, annonce ce que seront les festivités du « Ve Sanguinario » (comme l’appelle les opposants espagnols). Voilà des gens que les questions de vocabulaire n’embarrassent pas. Rappelons, par exemple, qu’il n’y a pas tellement longtemps, quand des Indiens canadiens osèrent manifester contre la transformation des terres où reposaient leurs ancêtres en terrain de golf, ils se retrouvèrent en face de la police et de l’armée. Bel exemple de symbiose de différentes cultures...

Le ton est donné. A voir les productions relatives à ce « grand » événement (films à la gloire de Colomb et des jésuites, livres, rééditions, etc.), on devine que, même si la nostalgie n’est plus tout à fait ce qu’elle était, elle n’en renferme pas moins un potentiel émotionnel propre à servir de thème en or pour l’industrie de spectacle...

Le pape dans le show

Le show que l’on nous prépare semble susciter l’intérêt de « nos esprits les plus vertueux ». Le pape en tête, ainsi lors du voyage qu’il effectua au Portugal du 10 au 13 mai 1991, il fit l’apologie du passé missionnaire de ce pays qu’il glorifia en ces termes : les fruits abondants apportés aux cinq continents par cette nation réellement glorieuse (sic !). Pour ceux qui ne reconnaissent aucune autorité, ni spirituelle ni d’aucune autre sorte à tous ces pitres-à-mitres, de telles déclarations se passent de tout commentaire. D’ailleurs, les paroles de gens qui, à l’aube du XXIe siècle, sont encore catholiques-romains prêteraient à sourire si elles n’avaient pour but d’occulter les réalités qui nous touchent en réécrivant l’histoire. Ainsi, en 1979, au cour d’un voyage à Saint-Domingue et au Mexique, le « très Saint-Père », probablement inspiré par le « Saint-Esprit », donna la réponse suivante au journaliste qui l’interrogeait sur les exactions commises par les KKKonquistadores : Il faut replacer les choses dans leur juste perspective historique. Il y a eu, certes, des pages sombres, mais aussi l’évangélisation, source d’un grand bien. Un bon « infidèle » n’est-il pas un « infidèle » mort ? Et l’évangélisation que quelques « âmes perdues » ne rachète-t-elle pas les pires horreurs dans une logique religieuse ?

Le « Ve Sanguinario » devrait se clore, si tout se passe comme prévu, par la canonisation d’Isabelle la Catholique. Les débats sont entamés entre historiens et religieux : c’est du sérieux... Çà discutaille ferme au sein de la commission composée de religieux et d’universitaires chargés d’examiner le cas de cette reine de Castille et d’Aragon par son mariage). L’affaire présente en effet des aspérités évidentes et irréductibles. L’unité de l’Espagne, dont Isabelle la Catholique, est le symbole, ne s’est pas faite sans coup férir : elle ne s’est réalisée qu’après de longues luttes et par des moyens violents. C’est sous le règne d’Isabelle la Catholique et en son nom, quoi que puissent en dire certains historiens, qu’eurent lieu les bûchers de l’Inquisition, l’expulsion de la communauté juive séfarade, la confiscation de leurs biens et la nomination du sinistre Torquemada comme Grand Inquisiteur. Symbole apprécié durant le franquisme, Isabelle la Catholique se pavanait avec son « roitelet » d’époux (Ferdinand d’Aragon) sur les billets de mille pesetas. L’idée de l’Espagne que ce couple de joyeux drilles véhicule assurait une certaine légitimité historique au franquisme. A coup sûr, la canonisation d’Isabelle la Catholique devrait satisfaire nombre de nostalgiques...

Pour en finir avec les historiens officiels, on ne peut être que frappé de stupeur à la lecture des revues d’histoire parues en juin/juillet 1991, par les articles traitant du « Ve Centenaire des Grandes Découvertes ». Au fond, quand ils reconnaissent que la prétendue « mission civilisatrice » de l’Europe chrétienne s’est déroulée sur un tapis de cadavres, c’est pour conclure que, malgré tout, Au-delà de ces malentendus et de ces exactions, la découverte de l’Amérique a inauguré pour l’Europe, une nouvelle façon de concevoir l’univers (...). Un choc qui a permis l’émergence, de part et d’autre de l’Atlantique, d’une civilisation commune aux deux continents. (éditorial de L’Histoire juillet/août 1991). N’oublions pas « qu’il faut replacer les choses dans leur juste perspective historique », celle « d’un bilan globalement positif » aurait pu dire Georges Marchais en son temps, c’est à vomir !

No al Ve Sanguinario

En Europe, à part la presse révolutionnaire —particulièrement la presse anarchiste—, il semble qu’il y ait pour le moment peu d’initiatives pour contrer la propagande des « élites bien pensantes ». Notons au passage que la manifestation qui s’est déroulée du 7 au 12 octobre 1990 à Bogota (Colombie) n’a provoqué, à notre connaissance, aucun écho dans la presse officielle. Cette première rencontre latino-américaine, patronnée par des organisations paysannes et indigènes, s’était donnée pour objet de débattre sur ce Cinquième Centenaire. Ce type d’événement organisé par des gens pourtant concernés n’est sans doute que « de la roupie de sansonnet » pour les journalistes...

Nous devons donc constater que ces festivités particulièrement indécentes ne servent, et ne serviront, qu’à donner libre cours à un patriotisme de bas étage et des plus puants qui soit : une fête à la gloire de l’Occident chrétien, triomphant et « civilisateur ».

Si vous passez devant ces fêtes, allez-y donc puisqu’on vous invite. Les grosses têtes ne manqueront pas, vous pourrez (avec joie) y jouer le rôle de la claque...