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Colin Ward : « La sociologie anarchiste du fédéralisme »

dimanche 11 février 2024, par Colin Ward (CC by-nc-sa)

Texte original : The Anarchist Sociology of Federalism – Colin Ward Freedom, Juin-Juillet 1992 (traduction Racines et Branches)

La minorité des enfants de tous les pays européens qui ont eu l’opportunité d’étudier l’histoire de l’Europe ainsi que celle de leur propre pays ont appris qu’il y avait eu deux grands événements durant le siècle dernier ; l’unification de l’Allemagne, réalisée par Bismarck et l’empereur Wilhelm I, et celle de l’Italie, réalisée par Cavour, Mazzini, Garibaldi et Victor Emmanuel II.

Le monde entier, ce qui signifiait à l’époque le monde européen, a accueilli favorablement ces victoires. L’Allemagne et l’Italie avait abandonné toutes ces petites principautés, républiques, cités-États et provinces papales, pour devenir des États-nations, des empires et des conquérants. Elles ressemblaient à la France, dont les petits despotes locaux avaient finalement été unifiés par la force d’abord par Louis XIV avec son slogan majestueux « L’État c’est moi », puis par Napoléon, héritier de la Grande Révolution, tout comme Staline au vingtième siècle qui a construit la machinerie administrative pour se mettre en conformité. Ou elles ressemblaient à l’Angleterre dont les rois (et un gouvernant républicain, Oliver Cromwell) avait réussi à soumettre les Gallois, les Écossais et les Irlandais, et ensuite dominé le reste du monde en dehors de l’ Europe. La même chose était arrivée à l’autre extrémité du continent. Ivan IV, nommé à juste titre « Le Terrible », avait conquis l’Asie Centrale jusqu’au Pacifique et Pierre Ier, connu comme « Le Grand », avait mis la main sur la Baltique, la plus grande partie de la Pologne et l’ouest de l’Ukraine, en utilisant les techniques qu’il avait apprise de la France et de la Grande Bretagne .

L’opinion éclairée à travers l’Europe a salué le fait que l’Allemagne et l’Italie avaient rejoint le club des gentlemen des puissances nationales et impérialistes. Le résultat final lors de ce siècle fut des aventures consternantes de conquêtes, la perte dévastatrice de jeunes vies dans tous les villages d’ Europe lors de deux guerres mondiales, la montée des démagogues populistes comme Hitler et Mussolini, ainsi que de leurs imitateurs, jusqu’à ce jour, qui prétendent que « L’État c’est moi ».

Par la suite, chaque nation a eu sa moisson de politiciens de toutes tendances qui ont plaidé pour l’unité européenne, dans tous les domaines : économique, social, administratif et, bien sûr, politique.

Inutile de dire que, dans les efforts pour promouvoir l’unification prônée par les politiciens, nous avons une multitude de technocrates à Bruxelles formulant des édits sur quelles variétés de graines potagères ou quels constituants de steaks hachés ou de glaces peuvent être vendus dans les magasins des états membres. Les journaux se font joyeusement l’écho de ces bagatelles. La presse porte beaucoup moins d’attention à un autre courant d’opinion pan-européen, qui se manifeste dans des positions exprimées à Strasbourg et venant de personnes de diverses tendances du spectre politique, qui osent affirmer que les États-nations sont un phénomène du seizième au dix-neuvième siècle, qui n’aura aucun avenir utile dans le vingt-et-unième siècle. L’histoire à venir de l’administration d’une Europe fédérée qu’elles s’efforcent de découvrir est un lien entre, disons, la Calabre, le Pays de Galles, l’Aquitaine, l’Andalousie, la Galice ou la Saxe, comme régions plutôt que comme nations, à la recherche de leur identité régionale, économique et culturelle, perdue lors de leur intégration dans les États-nations, où le centre de gravité est ailleurs.

Lors de la grande vague des nationalismes du dix-neuvième siècle, il y eut une poignée de voix prophétiques et dissidentes, appelant à un type différent de fédéralisme. Il est intéressant, pour le moins, de noter que ceux dont les noms survivent furent les trois théoriciens les plus connus de l’anarchisme de ce siècle : Pierre-Joseph Proudhon, Michel Bakounine et Pierre Kropotkine.

L’évolution de la gauche politique durant le vingtième siècle a rejeté leur héritage comme infondé. Tant pis pour la gauche, puisque la route a été laissée libre pour la droite qui a pu mettre en place son propre programme de fédéralisme et de régionalisme. Écoutons, juste quelques minutes, ces précurseurs anarchistes.

Proudhon

Proudhon photographié par Nadar, en 1864

D’abord, il y eut Proudhon, qui a consacré deux de ses volumineux travaux à l’idée de fédération opposée à celle d’État-nation. Il y eut La Fédération et l’Unité en Italie en 1862, et l’année suivante, Du Principe fédératif.

Proudhon était citoyen d’un État-nation unifié et centralisé, dont il fut obligé de fuir pour la Belgique. Et il craignait l’unification de l’Italie pour plusieurs raisons. Dans De la Justice en 1858, il affirmait que la création de l’Empire allemand n’apporterait que des problèmes aux Allemands et au reste de l’Europe et a poursuivi son argumentation à travers l’histoire politique de l’Italie.

Au premier plan, l’histoire, à travers laquelle des facteurs naturels comme le climat et la géologie avaient modelé des coutumes et attitudes locales L’Italie, affirmait-il , est fédérale par la composition de son territoire ; elle l’est par la diversité de ses habitants ; elle l’est par son génie ; elle l’est par ses mœurs ; elle l’est encore par son histoire ; elle est fédérale dans tout son être et de toute éternité… par la fédération vous la rendrez autant de fois libre qu’elle formera d’États indépendants [1]. Il ne s’agit pas pour moi de défendre l’hyperbole du langage de Proudhon, mais il avait d’autres objections. Il avait compris comment Cavour et Napoléon III s’étaient mis d’accord pour transformer l’Italie en une fédération d’États, mais il avait aussi compris que la Maison de Savoie ne se contenterait de rien de moins qu’une monarchie constitutionnelle centralisée. Et en plus de cela, il se méfiait énormément de l’anticléricalisme libéral de Mazzini, non pas par amour de la papauté mais parce qu’il avait conscience que le slogan de ce dernier, « Dio e popolo », pouvait être exploité par n’importe quel démagogue qui se saisirait de la machinerie de l’État centralisé. Il affirmait que l’existence de cet appareil administratif constituait une menace absolue pour la liberté local et personnelle. Proudhon était pratiquement le seul théoricien politique du dix-neuvième siècle à percevoir cela :

Libérale aujourd’hui avec un gouvernement libéral, elle deviendra demain un instrument formidable d’usurpation pour un pouvoir usurpateur, et après l’usurpation, un instrument formidable de despotisme ; sans compter que par cela même elle est une tentation perpétuelle pour le pouvoir, une menace perpétuelle pour les libertés des citoyens. Sous le coup d’une force pareille, il n’y a point de droits individuels ou collectifs qui soient sûrs d’un lendemain. Dans ces conditions, la centralisation pourrait s’appeler le désarmement d’une nation au profit de son gouvernement… [1]

Tout ce que nous savons de l’histoire du vingtième siècle en Europe, en Asie, en Amérique du Sud ou en Afrique, justifie cette perception. Pas plus que le style de fédéralisme nord-américain, si amoureusement conçu par Thomas Jefferson, ne garantit la disparition de cette menace. Un des biographes anglais de Proudhon, Edward Hyams, commente : Il est devenu évident depuis la seconde guerre mondiale que les présidents des États-Unis peuvent utiliser et utilisent l’appareil administratif fédéral d’une manière qui se moque de la démocratie. Et son traducteur canadien cite la conclusion de Proudhon :

Sollicitez l’opinion des hommes de la masse et ils vous renverront des réponses stupides, volages et violentes ; sollicitez leur opinion en tant que membres d’un groupe défini avec une réelle solidarité et un caractère distinctif et leurs réponses seront responsables et avisées. Exposez-les au langage politique de la démocratie de masse, qui représente le peuple comme uni et les minorités comme traitres et ils donneront naissance à la tyrannie ; exposez-les au langage politique du fédéralisme, par lequel le peuple est présenté comme un agrégat diversifié d’associations réelles et ils résisteront à la tyrannie jusqu’au bout.

Cette observation révèle une compréhension profonde de la psychologie politique. Proudhon extrapolait à partir de l’évolution de la Confédération Suisse mais il existe d’autres exemples en Europe. Les Pays-Bas avait la réputation d’une politique pénale clémente ou tolérante. L’explication officielle en était le remplacement du Code Napoléon en 1886 par un code criminel spécifiquement hollandais basé sur des traditions culturelles comme la fameuse tolérance hollandaise et la tendance à accepter les minorités déviantes. Je cite le criminologue hollandais, le Dr Willem de Haan, qui avance l’explication selon laquelle la société hollandaise a été basée traditionnellement sur des fondements religieux, politiques et idéologiques plutôt que de classes. Les grands groupes confessionnels ont créé leurs propres institutions sociales dans toutes les grandes sphères publiques. Ce processus… a véhiculé une attitude générale tolérante et pragmatique comme règle sociale absolue.

Autrement dit, c’est la diversité et non l’unité qui crée le type de société dans laquelle nous pouvons vivre vous et moi de manière confortable. Et les attitudes modernes aux Pays-Bas sont enracinées dans la diversités des cités-États de Hollande et de Zélande, ce qui explique, aussi bien que le régionalisme de Proudhon, qu’un futur souhaitable pour toute l’Europe est dans la combinaison des différences locales.

Proudhon a assisté dans les années 1860, à une conférence sur une confédération européenne ou des États Unis d’Europe. Son commentaire fut :

Par cela ils ne semblent envisager rien d’autre qu’une alliance de tous les états qui existent actuellement en Europe, petits et grands, présidés par un congrès permanent. Il est considéré comme allant de soi que chaque état gardera la forme de gouvernement qui lui conviendra le mieux. Mais, puisque chaque état disposera de voix au sein du congrès en proportion de sa population et de son territoire, les petits états de cette soi-disant confédération seront bientôt intégrés dans les plus grands…

Bakounine

Bakounine photographié par Nadar

Le second de mes mentors du dix-neuvième siècle, Michel Bakounine, attire notre attention pour diverses raisons. Il fut pratiquement le seul parmi les théoriciens politique de ce siècle à prévoir les horreurs de l’affrontement des États-nations modernes du vingtième siècle lors de la première et seconde guerre mondiale, ainsi qu’à prédire le destin du marxisme centralisateur dans l’empire russe. En 1867 la Prusse et la France semblaient prêtes pour une guerre qui déciderait quel empire contrôlerait le Luxembourg et ceci, à travers le réseau d’intérêts et d’alliances, « menaçait d’engloutir toute l’ Europe ». Une Ligue pour la Paix et la Liberté tint son congrès à Genève, sponsorisé par des personnalités en vue de différents pays comme Giuseppe Garibaldi, Victor Hugo et John Stuart Mill. Bakounine saisit l’occasion de s’adresser à cette audience, et publia ces positions sous le titre Fédéralisme, Socialisme et Anti-Théologisme. Ce document présentait treize points sur lesquels, selon Bakounine, le congrès était d’accord.

Le premier proclamait : Que pour faire triompher la liberté, la justice et la paix dans les rapports internationaux de l’Europe, pour rendre impossible la guerre civile entre les différents peuples qui composent la famille européenne, il n’est qu’un seul moyen : c’est de constituer les États-Unis de l’Europe. Son second point affirmait que cet objectif impliquait que les États soient remplacés par des régions car, observait-il : les États de l’Europe ne pourront jamais se former avec les États tels qu’ils sont aujourd’hui constitués, vu l’inégalité monstrueuse qui existe entre leurs forces respectives. Son quatrième point affirmait : Qu’aucun État centralisé, bureaucratique et par là même militaire, s’appela-t-il même république, ne pourra entrer sérieusement et sincèrement dans une confédération internationale. Par sa constitution, qui sera toujours une négation ouverte ou masquée de la liberté à l’intérieur, il serait nécessairement une déclaration de guerre permanente, une menace contre l’existence des pays voisins. Par conséquent son cinquième point demandait : Que tous les adhérents de la Ligue devront par conséquent tendre par tous leurs efforts à reconstituer leurs patries respectives, afin d’y remplacer l’ancienne organisation fondée, de haut en bas, sur la violence et sur le principe d’autorité, par une organisation nouvelle n’ayant d’autre base que les intérêts, les besoins et les attractions naturelles des populations, ni d’autre principe que la fédération libre des individus dans les communes, des communes dans les provinces, des provinces dans les nations, enfin de celles-ci dans les États-Unis de l’Europe d’abord et plus tard du monde entier.

Cette vision devenait donc de plus en plus étendue mais Bakounine eut la prudence d’inclure l’acceptation de la sécession. Son huitième point déclarait que : De ce qu’un pays a fait partie d’un État, s’y fût-il même adjoint librement, il ne s’ensuit nullement pour lui l’obligation d’y rester toujours attaché. Aucune obligation perpétuelle ne saurait être acceptée par la justice humaine… Le droit de la libre réunion et de la sécession également libre est le premier, le plus important de tous les droits politiques ; celui sans lequel la confédération ne serait jamais qu’une centralisation masquée.

Bakounine fait référence avec admiration à la Confédération Suisse qui pratique la fédération avec tant de succès aujourd’hui, tout comme Proudhon, qui lui aussi, prit explicitement comme modèle la suprématie suisse des communes comme unités de l’organisation sociale liées entre elles au sein des cantons, avec un conseil fédéral purement administratif. Mais tous les deux se souviennent des évènements de 1848, lorsque le Sonderbund des cantons sécessionnistes fut obligé par la guerre d’accepter la nouvelle constitution de la majorité. C’est pourquoi Proudhon et Bakounine étaient d’accord pour condamner la subversion du fédéralisme par des principes unitaires. En d’autres termes, il doit exister un droit à la sécession.

Kropotkine

Pierre Kroptokine photographié par l’atelier Nadar.

La Suisse, précisément du fait de sa constitution décentralisée, a été un refuge continuel pour des réfugiés politiques venus des empires austro-hongrois, allemand et russe. Un anarchiste russe fut même expulsé de Suisse. Il allait trop loin, même pour le conseil fédéral suisse. C’était pierre Kropotkine, qui a fait le lien entre le fédéralisme du dix-neuvième siècle et la géographie régionale du vingtième siècle.

Il a passé sa jeunesse comme officier de l’armée dans des expéditions géologiques dans les provinces de l’est de l’empire russe, et son autobiographie nous apprend l’indignation qu’il a ressenti en voyant comme l’ administration centrale et le système de financement empêchaient toute amélioration des conditions locales, par ignorance, incompétence et corruption généralisée, ainsi que par la destruction d’anciennes institutions collectives qui auraient pu permettre aux gens d’améliorer leurs vies. Les riches devenaient plus riches, les pauvres plus pauvres et l’appareil administratif était paralysé par l’ennui et les détournements de fonds.

Il existe une littérature similaire dans chaque empire ou état-nation : l’empire britannique, austro-hongrois, et on peut lire des conclusions similaires dans les écrits de Carlo Levi ou Danilo Dolci. En 1872, Kropotkine s’est rendu pour la première fois en Europe de l’ouest et, en Suisse, il fut contaminé par l’air de la démocratie, même bourgeoise. Il résida dans les collines du Jura avec les horlogers. Son biographe Martin Miller explique comment ce fut le moment charnière de sa vie :

Les rencontres et les discussions de Kropotkine avec les ouvriers durant leur travail ont fait apparaître une sorte de liberté spontanée sans autorité ou consignes venant d’en haut à laquelle il rêvait. Isolés et auto-suffisants, les horlogers impressionnaient Kropotkine qui y voyait un exemple pour transformer la société si une telle collectivité pouvait se développer sur une large échelle. Il ne faisait aucun doute dans son esprit que cette collectivité travaillerait parce qu’il n’était pas question d’imposer un système artificiel, comme Muraviev avait essayé de le faire en Sibérie, mais de permettre l’activité naturelle des ouvriers de fonctionner selon leurs propres intérêts.

Ce fut le moment-clé de sa vie. Le reste fut, en un sens, consacré à rassembler les preuves du bien-fondé de l’anarchisme, du fédéralisme et du régionalisme.

Ce serait une erreur de croire que l’approche qu’il a développé n’est qu’une question d’histoire théorique. Pour le démontrer, il suffit de se référer à l’étude que Camillo Berneri a publié en 1922 on Un federaliste Russo, Pietro Kropotkine [2]. Berneri cite la « Lettre aux ouvriers d’Europe de l’ouest » que Kropotkine a écrit à Margaret Bondfield, membre du Parti Travailliste britannique en juin 1920. Dans laquelle il déclarait :

La Russie impériale est morte et ne revivra jamais. L’avenir de ses différentes qui composaient l’empire ira vers une large fédération. Les territoires naturels de ses différentes parties ne seront en rien distincts de celles que nous connaissons de l’histoire de la Russie, de son ethnographie et de son économie. Toutes les tentatives pour réunir les parties qui constituaient l’empire russe, comme la Finlande, les provinces baltes, la Lithuanie, l’Ukraine, la Géorgie, l’Arménie la Sibérie et autres, sous une autorité centrale, sont vouées à un échec certain. L’avenir de ce qui fut l’empire russe va vers un fédéralisme d’unités indépendantes.

Vous et moi pouvons voir aujourd’hui le bien-fondé de cette opinion, même si elle fut ignorée comme totalement non pertinente pendant soixante-dix ans. Comme exilé en Europe de l’Ouest, il fut en contact permanent avec toute une variété de pionniers de la pensée régionaliste. La relation entre régionalisme et anarchisme a été établie élégamment, somptueusement même, par Peter Hall, le géographe qui est le directeur du Institute of Urban and Regional Development à Berkeley, Californie, dans son livre Cities of Tomorrow (1988). Il y eut le collègue géographe anarchiste de Kropotkine, Élisée Reclus, plaidant pour des sociétés humaines à petite échelle basées sur l’écologie de leurs régions [3]. Il y eut Paul Vidal de la Blache, un autre fondateur de la géographie française, qui soutenait que la région était plus qu’un objet de survie ; elle servait à fournir la base d’une totale reconstruction de la vie politique et sociale. Pour Vidal, comme l’explique le professeur Hall, la région, et non la nation, qui en tant que force motrice du développement humain, la réciprocité presque sensuelle entre hommes et femmes et leur environnement, a été le siège d’une liberté concrète et le ressort de l’évolution culturelle, et a été attaquée et érodée par l’État-nation centralisé et par l’appareil industriel à grande échelle.

Patrick Geddes

Patrick Geddes

Enfin, il y eut l’extraordinaire biologiste écossais Patrick Geddes, qui a essayé de résumer toutes ces idées régionalistes, sur le plan géographique, social, historique politique ou économique, dans une idéologie rationnelle pour les régions, connu pour la plupart d’entre nous à travers les travaux de son disciple, Lewis Mumford. Le professeur Hall a soutenu que :

Beaucoup, si ce n’est toutes, les premières visions du mouvement d’urbanisme proviennent du mouvement anarchiste, qui a prospéré dans la dernière décennie du dix-neuvième siècle et les premières années du vingtième… La vision de ces pionniers anarchistes n’était pas seulement une forme alternative de construction, mais une société alternative, ni capitaliste, ni socialiste bureaucratique : une société fondée sur la coopération volontaire parmi les femmes et les hommes, travaillant et vivant dans de petites collectivités auto-gouvernées. [4]

Aujourd’hui

Aujourd’hui, dans les dernières années du vingtième siècle, je veux partager cette vision. Ces théoriciens anarchistes du dix-neuvième siècle étaient un siècle en avance sur leurs contemporains en avertissant les peuples d’Europe des conséquences en n’adoptant pas une approche régionaliste et fédéraliste. Parmi les survivants de chaque sorte d’expériences désastreuses du vingtième siècle, les gouvernants des États-nations d’Europe ont conduit des politiques allant vers plusieurs types d’existence supranationale. La question cruciale à laquelle il sont confrontés est de concevoir soit une Europe des États ou une Europe des régions.

Proudhon, il y a 130 ans, a lié cette question à l’idée d’un équilibre des pouvoirs européen, le but des hommes d’état et théoriciens politiques, et a soutenu qu’il était impossible de le réaliser avec de grandes puissances dotées de constitutions unitaires. Il a affirmé dans La Fédération et l’Unité en Italie que la première étape vers une réforme du droit public en Europe était la restauration des confédérations d’Italie, de Grèce, des Pays-Bas de Scandinavie et du Danube, comme prélude à la décentralisation des grands états et par conséquent, du désarmement. Et dans Du Principe Fédératif, il a noté que Parmi les démocrates français, il y a eu beaucoup de discussions sur Confédération Européenne ou États Unis d’Europe. Par cela ils ne semblent envisager rien d’autre qu’une alliance de tous les états qui existent actuellement en Europe, petits et grands, présidés par un congrès permanent. Il affirmait qu’une telle fédération serait soit un piège, soit n’aurait aucune signification pour la raison évidente que les grands États domineraient les petits.

Un siècle plus tard, l’économiste Leopold Kohr (Autrichien de naissance, de nationalité britannique, Gallois par choix), qui se présente aussi comme anarchiste, a publié un livre The Breakdown of Nations, glorifiant les vertus de sociétés à petite échelle et soutenant, une fois de plus, que les problèmes de l’Europe proviennent de l’existence des États-nations. Faisant l’éloge, une fois de plus, de la Confédération Suisse, il a affirmé, cartes à l’appui, que le problème de l’Europe — comme de toute fédération — est la division, pas l’union.

Maintenant, pour leur rendre justice, les avocats des États Unis d’Europe ont élaboré une doctrine de « subsidiarité », avançant que les décisions gouvernementales ne seraient pas prises par les institutions supranationales de la Communauté Européenne, mais de préférence, par des niveaux locaux ou régionaux d’administration, plutôt que par des gouvernements nationaux. Ce principe particulier a été adopté par le Conseil de l’ Europe, appelant les gouvernements nationaux a adopté sa Charte Européenne de l’Autonomie Locale [5] pour formaliser l’engagement sur le principe que les fonctions gouvernementales seront effectuées au plus bas niveau possible et seulement transférées à un plus haut niveau uniquement par consentement.

Ce principe est un extraordinaire hommage à Proudhon, Bakounine et Kropotkine, et aux opinions qu’ils étaient les seuls à exprimer (à part quelques théoriciens espagnols captivants comme Piy Margall ou Joaquin Costa), mais, bien sûr, c’est l’un des premiers aspects de l’idéologie pan-européenne que les gouvernements choisiront d’ignorer. Ils existe des différences manifestes entre les différentes états-nations à ce sujet. Dans beaucoup d’entre eux — L’Allemagne, l’Italie, l’Espagne et même la France — l’appareil d’état est beaucoup plus décentralisé qu’il ne l’était il y a cinquante ans. Cela sera bientôt vrai pour l’Union Soviétique. Cette décentralisation a pu ne pas s’effectuer à la vitesse où vous et moi l’aurions voulu et je serais heureux de convenir que les fondateurs de la Communauté Européenne ont atteint leur but premier de mettre fin aux anciens antagonismes nationaux et qu’ils ont rendu inconcevables de futures guerres en Europe de l’ouest. Mais nous sommes encore très loin de l’Europe des Régions.

Je vis dans ce qui est maintenant l’état le plus centralisé d’Europe de l’ouest et la domination de l’état central ici s’est infiniment accrue, au lieu de diminuer, ors de ces dix dernières années. Certaines personnes ici se rappelleront les paroles du Premier Ministre d’alors en 1988 :

Nous n’avons pas fait reculer avec succès les frontières de l’État en Grande Bretagne pour les voir réimposer à un niveau européen, avec un super-État européen exerçant un nouveau pouvoir de Bruxelles.

C’est de l’aveuglement. Ce n’est pas un langage lié à la réalité Vous n’avez pas à être un partisan de la Commission Européenne pour vous en rendre compte Mais cela illustre combien certains d’entre nous sommes loin de concevoir la vérité du commentaire de Proudhon que : Même l’Europe serait trop grande pour former une seule confédération ; elle ne formerait qu’une confédération de confédérations.

L’avertissement anarchiste est précisément que l’obstacle à une Europe des régions est l’État-nation. Si vous ou moi avons une quelconque influence sur la pensée du prochain siècle, nous devrions plaider pour les régions. « Penser globalement — agir localement » est un des slogans utiles du mouvement international Vert. L’État-nation a occupé une petite portion de l’histoire européenne. Nous devons nous libérer des idéologies nationales afin d’agir localement et de penser régionalement. Les deux nous permettront de devenir des citoyens du monde, et non de nations ou de super-États nationaux.


[1Pierre-Joseph Proudhon, Du Principe fédératif

[3Idée reprise par Peter Berg aux États-Unis à travers les biorégions.

[4Ward a travaillé comme architecte et a écrit de nombreux ouvrages sur le sujet, dont Housing : An Anarchist Approach (1976) When We Build Again : Let’s Have Housing that Works ! (1985) ou encore Sociable Cities : The Legacy of Ebenezer Howard (avec Peter Hall) (1999) parmi d’autres.