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Albert Libertad : « Obsession »

vendredi 1er avril 2022, par Albert Libertad (CC by-nc-sa)

Albert Joseph, plus connu sous le pseudonyme de Libertad. Militant et propagandiste anarchiste individualiste. Il naît à Bordeaux le 24 novembre 1875, de parents inconnus. Pupille des enfants assistés de la Gironde, il fréquente le lycée de Bordeaux puis exerce en 1894 le métier de comptable, mais professe déjà des opinions anarchistes qui lui valent une surveillance de la police. En 1897, il arrive à Paris et se rend au siège du Libertaire auquel il collaborera l’année suivante. Mais très vite il s’impose par sa personnalité hors du commun et la violence de ses propos. Payant de sa personne, il devient rapidement « le chef de file » des anarchistes individualistes. Joignant le geste à la parole et quoique infirme des 2 jambes, il est de toutes les bagarres, se servant de ses béquilles avec dextérité. Il n’hésite pas, comme ce 5 septembre 1897, à perturber un office religieux au Sacré-Cœur. Tabassé par la police, il sera condamné le 5 novembre à 2 mois de prison pour rébellion, cris séditieux, outrage à agents, etc. Il subira de nombreuses autres condamnations. En 1899, il collabore au Journal du Peuple (journal lancé par Sébastien Faure pour soutenir Dreyfus), pour lequel il est aussi correcteur d’imprimerie. Il poursuit la propagande en donnant de nombreuses conférences tant à Paris qu’en province. En 1901, nouvelle condamnation à 3 mois de prison pour avoir crié A bas l’armée ! à Noisy-le-Sec.

Albert Libertad.

Après avoir participé au mouvement des « Universités populaires », il crée en 1902 « Les Causeries populaires » lieu de débat et de formation où les réunions sont souvent fort animées (sises en 1906, au 22, rue du Chevalier de la Barre, à son domicile). Il ouvre également une bibliothèque et participe avec Beylie, Janvion, Paraf-Javal et Yvetot à la création de la « Ligue Antimilitariste ». En 1905, il fonde avec ses 2 compagnes, Armandine et Anna Mahé le journal l’anarchie ; amour-libriste, il vivra également avec Jeanne Morand. En 1907, une rixe éclate avec les policiers qui ne cessent de le surveiller ; à nouveau tabassé, il est laissé pour mort sur le pavé. Mais les dissensions s’installent dans le camp individualiste notamment avec le groupe de Paraf-Javal, ce qui donnera lieu à de violentes bagarres. En 1908, alors qu’il allait donner une conférence il est arrêté en Suisse (il y restera 8 jours au secret). Admis à l’hôpital de Lariboisière le 6 novembre, il y meurt le 12, âgé de 33 ans (d’un anthrax selon certains, d’un coup qu’il aurait reçu selon d’autres).
Partisan de vivre en homme libre l’instant présent sans attendre le « Grand soir », il sera l’objet de nombreuses calomnies. (Cette introduction est extraite de l’article de l’Ephéméride Anarchiste consacré à sa mort le 12 novembre 1908)

Sortie champêtre en compagnie de Libertad (avec la canne) .

 

Durand, sortant de son hôtel, un sourire de contentement sur les lèvres, eut un petit recul, en lisant une minuscule affiche :

Pendant que nous crevons dans la rue,
Le bourgeois a des palais pour se loger.
Mort aux bourgeois !
Vive l’anarchie !

Puis il ricana, et cria au concierge : Vous enlèverez ces idioties plaquées sur la porte. Et son sourire tranquille revint quand il aperçut, glorieux dans leur nullité, deux agents faisant les cent pas. Mais il s’arrêta, en même temps qu’eux d’ailleurs. Des étiquettes rouges tranchaient sur la crudité blanche du mur :

Les sergots sont les bouledogues du bourgeois
Mort aux flics !
Vive l’anarchie !

Les sergots s’usèrent les ongles à gratter ces affiches et Durand s’en alla soucieux. Lorsque, au coin de l’avenue, un bruit de clairons et tambours se fit entendre et au loin apparurent deux bataillons, il se sentit protégé et poussa un soupir de soulagement.

La troupe passant devant lui, il se découvrit ; à ce moment, comme un vol de papillons, flotta dans l’air une multitude de carrés de papier ; indifféremment, il lut :

L’armée est une école du crime.
Vive l’anarchie !

Quelques-uns de ces papiers volèrent sur les soldats, d’autres les couvrirent ; l’obsession le reprit, il se sentit comme écrasé par ses légers papillons.

Comme il s’asseyait en sa place ordinaire pour prendre le bock ou l’apéritif habituel, sur la table s’étalait encore une étiquette :

Va, gave toi, le jour viendra où la haine nous rendra cannibales.
Vive l’anarchie !

Il ricana, mais cette fois il n’amoncela pas soucoupe sur soucoupe. Se levant, il se dirigea rapidement vers le coin de la rue X, où les exploiteurs demandent des ouvriers, et machinalement chercha des yeux son affiche réclame, elle était recouverte et on lisait :

L’exploiteur Chose ou Machin demandent vos fils pour vous avilir,
Vos filles pour les violer, vous et vos femmes
Pour vous exploiter.
Avis aux pantres.
Vive l’anarchie !

Il hocha la tête et se rendit vers son bureau. On lisait sur une plaque : « Durand et Cie, société au capital de 2 millions », mais dessous, l’exaspérante critique disait son mot :

Le capital est le produit du travail volé
Et accumulé par les fainéants.
Vive l’anarchie !

Il l’arracha rapidement. Il expédia quelques affaires et, pour se distraire, pensa à voir sa maîtresse. Chemin faisant, il acheta un bouquet qu’il lui offrit.

Elle sourit, voyant parmi les fleurs comme un billet doux : Des vers, maintenant ? dit-elle.

La prostitution est le déversoir du trop-plein des bourgeois.
Du fils de pauvre on fait l’esclave et de sa fille la courtisane.
Vive l’anarchie !

Elle lui jeta son bouquet à la face et le chassa. Honteux, fatigué, il rentra chez lui ; la porte avait repris son aspect ordinaire.

Or, rentrant dans son salon, sa femme dit : Vois cette potiche que je viens d’acheter, une occasion. Il la prit, la tourna, la retourna ; un papier tomba :

Luxe du bourgeois est payé par le sang du pauvre.
Vive l’anarchie !

Et ce Vive l’anarchie ! , et ces réclamations acerbes, tout cela voltigeait autour de lui et, ce soir-là, il ne vit pas sa femme, de crainte de trouver, en un endroit discret et touffu, une étiquette où il eût lu :

Le mariage, c’est la prostitution.
Vive l’anarchie !