La presse bourgeoise nous chante chaque jour, sur tous les tons, la valeur et la portée des libertés politiques, des « droits politiques du citoyen » : suffrage universel, liberté des élections, liberté de la presse, de réunion, indépendance de la magistrature, etc., etc. Elle le chante si bien qu’elle réussit admirablement tromper l’opinion des masses ouvrières, et ceci d’autant plus qu’une partie de la presse ouvrière même fait chorus avec la presse bourgeoise. — Nous devons donc analyser ce que valent ces fameuses « libertés politiques » notre point de vue, au point de vue de la classe qui ne possède rien, qui ne gouverne personne, qui a très peu de droits et beaucoup de devoirs.
Nous ne dirons pas, comme on l’a dit quelquefois, que les droits politiques n’ont pour nous aucune valeur. Nous savons fort bien que depuis les temps du servage et même depuis le siècle passé, certains progrès ont été réalisés : l’homme du peuple n’est plus l’être privé de tous droits qu’il était autrefois. Le paysan français ne peut pas être fouetté dans les rues, comme on le fait encore en Russie. Dans les lieux publics, hors de son atelier, l’ouvrier, surtout dans les grandes villes, se considère l’égal de n’importe qui. Le travailleur français n’est plus enfin, cet être dépourvu de tous droits humains, considéré jadis par l’aristocratie comme une bête de somme. Grâce aux révolutions, grâce au sang versé par le peuple, il a acquis certains droits personnels, dont nous n’irons pas amoindrir la valeur.
Mais nous savons distinguer, et nous disons qu’il y a droits et droits. Il y en a qui ont une valeur réelle, et il y en a qui n’en ont pas, — et ceux qui cherchent à les confondre, ne font que tromper le peuple. Il y a des droits, comme, par exemple, l’égalité du manant et de l’aristo dans leurs relations privées, l’inviolabilité corporelle de l’homme, etc., qui ont été pris de haute lutte, et qui sont assez chers au peuple pour qu’il s’insurge si on venait a les violer. Et il y en a d’autres, comme le suffrage universel, la liberté de la presse, etc. pour lesquels le peuple est toujours resté froid, parce qu’il sent parfaitement que ces droits, qui servent si bien à défendre la bourgeoisie gouvernante contre les empiétements du pouvoir et de l’aristocratie, ne sont qu’un instrument entre les mains des classes dominantes pour maintenir leur pouvoir sur le peuple. Ces droits ne sont pas même des droits politiques réels, puisqu’ils ne sauvegardent rien pour la masse du peuple ; et si on les décore encore de ce nom pompeux, c’est parce que notre langage politique n’est qu’un mauvais jargon, élaboré par les classes gouvernantes pour leur usage et dans leur intérêt.
En effet, qu’est-ce que c’est qu’un droit politique, s’il n’est pas un instrument pour sauvegarder l’indépendance, la dignité, la liberté de celui qui n’a pas encore la force de l’imposer lui-même aux autres ? Quelle en est l’utilité s’il n’est pas un instrument d’affranchissement pour ceux qui ont besoin d’être affranchis ? Les Gambetta, les Bismarck, les Gladstone n’ont pas besoin de liberté de presse, ni de réunion, puisqu’ils écrivent ce qu’ils veulent, se réunissent avec qui bon leur semble, professent les idées qu’il leur plait de professer : ils sont déjà affranchis, ils sont libres. S’il faut garantir à quelqu’un la liberté de parler et d’écrire, la liberté de se grouper, etc., c’est précisément à ceux qui ne sont pas assez puissants pour imposer leur volonté. Telle a été même l’origine de tous les droits politiques.
Mais, à ce point de vue, les droits politiques dont nous parlons, sont-ils faits pour ceux qui on ont seuls besoin ?
— Certainement non. Le suffrage universel est évidemment un excellent instrument pour protéger la bourgeoisie contre les empiétements du pouvoir central, sans qu’elle ait besoin de recourir constamment à la force pour se défendre. ll peut mettre un frein à l’ambition d’un candidat à la dictature, sans qu’il y ait besoin pour cela de prendre les armes. ll peut servir à rétablir l’équilibre entre deux forces qui se disputent le pouvoir, sans que les rivaux en soient réduits à se donner des coups de couteau, comme on le faisait jadis. Mais il ne peut aider en rien s’il s’agit de renverser le pouvoir, d’abolir la domination. Excellent instrument pour résoudre d’une manière pacifique les querelles entre gouvernants,— de quelle utilité peut-il être pour les gouvernés ?
L’histoire du suffrage universel n’est-elle pas là pour le dire ? — Tant que la bourgeoisie craignait que le suffrage universel ne devint, entre les mains du peuple, une arme qui puisse être tournée contre les privilégiés, elle l’a combattu avec acharnement. Mais le jour, où il lui a été prouvé, en 1848, que le suffrage universel n est pas à craindre, et qu’au contraire on mène très bien un peuple à la baguette avec le suffrage universel, elle l’a accepté d’emblée. Maintenant, c’est la bourgeoisie elle-même qui s’en fait le défenseur, parce qu’elle comprend que c’est une arme excellente contre le pouvoir royal, mais une arme absolument impuissante contre les privilèges de la bourgeoisie.
De même pour la liberté de la presse. — Quel a été l’argument le plus concluant, aux yeux de la bourgeoisie en faveur de la liberté de la presse ? — Son impuissance ! Oui, son impuissance : M. Girardin a fait tout un livre sur ce thème : l’impuissance de la presse. Jadis, — dit-il — on brûlait les sorciers, parce qu’on avait la bêtise de les croire tout-puissants ; maintenant, on fait la même bêtise par rapport à la presse, parce qu’on la croit, elle aussi, toute-puissante. Mais il n’en est rien : elle est tout aussi impuissante que les sorciers du moyen-âge. Donc plus de persécutions de la presse !
Voilà le raisonnement que faisait jadis M. Girardin. Et lorsque les bourgeois discutent maintenant entre eux sur la liberté de la presse, quels arguments avancent-ils en sa faveur ? — « Voyez,— disent-ils —l’Angleterre, la Suisse, les États-Unis. La presse y est complétement libre, et cependant, l’exploitation capitaliste y est plus invétérée que n’importe où, le règne du capital y est établi sur une assiette plus sûre que partout ailleurs. Laissez se produire, — ajoutent-ils, — les doctrines dangereuses. N’avons-nous pas tous les moyens d’étouffer la voix de leurs journaux sans avoir recours à la violence ? Et puis, si un jour, dans un moment d’effervescence, la presse révolutionnaire devenait une arme dangereuse, — parbleu, ce jour-là on aura bien le temps de la raser d’un seul coup sous un prétexte quelconque » .
Pour la liberté de réunion, mène raisonnement. — « Donnons pleine liberté de réunion, — dit la bourgeoisie : — elle ne portera pas atteinte à nos priviléges. Ce que nous devons craindre, disent-ils, ce sont les sociétés secrètes, et les réunions publiques sont le meilleur moyen de les paralyser. Mais, si, dans un moment de surexcitation, les réunions publiques devenaient dangereuses, eh bien, nous aurons toujours les moyens de les supprimer, puisque c’est bien nous qui possédons la force gouvernementale » !
« L’inviolabilité du domicile ? — Parbleu ! inscrivez-la dans les codes, criez-la dessus les toits » ! — disent les malins de la bourgeoisie. — « Nous ne voulons pas que des agents viennent nous surprendre dans notre petit ménage. Mais, nous instituerons un cabinet noir, pour surveiller les suspects ; nous peuplerons le pays de mouchards, nous ferons la liste des hommes dangereux, et nous les surveillerons de près. Et, quand nous aurons flairé un jour que ça se gâte, alors allons-y drûment, fichons-nous de l’inviolabilité, arrêtons les gens dans leurs lits, perquisitionnons, fouillons ! Mais surtout, allons-y hardiment, et s’il y en a qui crient trop fort, coffrons-les aussi et disons aux autres : « Que voulez-vous, messieurs ! A la guerre comme à la guerre ! On nous applaudira ».
Le secret de la correspondance ? — Dites partout, écrivez, criez que la correspondance est inviolable. Si le chef d’un bureau de village ouvre une lettre par curiosité, destituez-le immédiatement, écrivez en grosses lettres : « Quel monstre ! quel criminel » ! Prenez garde à ce que les petits secrets, que nous nous disons les uns les autres dans nos lettres, puissent être divulgués. Mais, si nous avons vent d’un complot tramé contre nos priviléges, — alors, ne nous gènons pas : ouvrons toutes les lettres, nommons mille employés pour cela, s’il le faut, et si quelqu’un s’avise de protester, répondons franchement, comme un ministre anglais l’a fait dernièrement aux applaudissemente du parlement : — Oui, messieurs, c’est le cœur serré et avec le plus profond dégoût, que nous faisons ouvrir les lettres ; mais c’est exclusivement parce que la patrie (c’est-à-dire, l’aristocratie et la bourgeoisie) est en danger
!
Voilà à quoi ce réduisent ces soi-disant libertés politiques.
Liberté de la pressa et de réunion, inviolabilité du domicile et tout le reste n’est respecté qu’autant que le peuple n’en fait pas usage contre les classes privilégiées. Mais, le jour où il commence à s’en servir pour saper les privileges, — toutes ces soi-disant libertés sont jetées par dessus bord.
C’est bien naturel. L’homme n’a de droits que ceux qu’il a acquis de haute lutte. Il n’a de droits que ceux qu’il est prêt à défendre à chaque instant, l’arme au bras. Si on ne fouette pas hommes et femmes dans les rues de Paris, comme on le fait à Odessa, c’est parce que le jour ni un gouvernement l’oserait, le peuple mettrait en pieces les exécuteurs. Si un aristo ne se fraye plus un passage dans les rues à coups de bâton distribués à droite et à gauche par ses valets, c’est parce que les valets de l’aristo qui en aurait eu l’idée seraient assommés sur place. Si une certaine égalité existe entre l’ouvrier et le patron dans la rue et dans les établissements publics, c’est parce que l’ouvrier, grâce aux révolutions précédentes, a un sentiment de dignité personnelle qui ne lui permettra pas de supporter l’offense du patron, — et non pas parce que ses droits sont inscrits dans la loi.
Il est évident que dans la société actuelle, dividée en maîtres et serfs, la vraie liberté ne peut pas exister ; et elle ne pourra pas exister tant qu’il y aura exploiteurs et esclaves, gouvernants et gouvernés. Cependant, il ne s’en suit pas que jusqu’au jour où la Revolution Anarchiste viendra balayer les distinctions sociales, — nous voulions voir la presse baillonnée, comme elle l’est en Allemagne, le droit de réunion annulé comme en Russie, et l’inviolabilité personnelle réduite à ce qu’elle est en Turquie. Tout esclave du capital que nous sommes, nous voulons pouvoir écrire et publier ce que bon nous semble, nous voulons pouvoir nous réunir et nous organiser comme il nous plaira, — precisément pour secouer le joug du capital.
Mais il est bien temps de comprendre que ce n’est pas aux lois constitutionnelles qu’il faut demander ces droits. Ce n’est pas dans une loi, — dans un morceau de papier, que les gouvernants peuvent déchirer à chaque instant — que nous irons chercher la sauvegarde de ces droits naturels. C’est seulement en nous constituant comme force, capable d’imposer notre volonté, que nous parviendrons à faire respecter nos droits.
Voulons-nous avoir la liberté de dire et d’écrire ce que bon nous semblera ? Voulons-nous avoir le droit de nous réunir et de nous organiser ? — Ce n’est pas à un parlement que nous devons aller en demander la permission ; ce n’est pas une loi que nous devons mendier au Sénat. Soyons une force, organisée, capable de montrer les dents chaque fois que n’importe qui s’avise de nous restreindre le droit de la parole ou de réunion ; soyons une forte organisation, — et nous pourrons être sûr que personne n’osera venir nous disputer le droit de parler, d’écrire, de nous réunir. Le jour où nous aurons su établir assez d’entente entre les exploités, pour sortir au nombre de plusieurs mille hommes dans la rue pour la défense de nos droits, — personne n’osera nous disputer ces droits, ni bien d’autres encore que nous saurons nous arroger. Alors, mais seulement alors, nous aurons acquis ces droits, que nous pourrions vainement mendier pendant des dizaines d’années à la Chambre ; alors ces droits nous seront garantis d’une manière bien autrement sûre que ceux qui sont inscrits sur des chiffons de papier.