Les jeunes sont majeurs quand ils gazouillent comme les vieux ; on les pousse dans les écoles pour qu’ils apprennent les vieux refrains.
Quand j’étais un petit écolier, aux alentours de 1910, j’ignorais ce propos de Stirner, mais le samedi après-midi, je chantais avec mes camarades :
Les connais-tu les trois couleurs ;Les trois couleurs de France...
ou encore :
Flotte petit drapeau,Flotte, flotte bien haut !
Ces séances musicales ont certainement contribué, avant même d’être « majeur », à me dégoûter des drapeaux. Pour être plus précis, je n’aime ni ne hais les drapeaux : ils me sont indifférents. Nous sommes déjà possédés par tant de fantômes, pour parler comme Stirner, qu’il est bien inutile de créer de nouveaux fétiches ou de conférer à des morceaux d’étoffe et à des bouts de métal un caractère sacré. Il est ridicule de saluer un drapeau, et il est non moins ridicule de le planter dans le fumier ou de le brûler solennellement ; ces gestes en apparence contradictoires procèdent du même état d’esprit et, sous une forme positive ou négative, sont une reconnaissance de la religion du drapeau.
Malgré mon indifférence à l’égard des drapeaux rouges, noirs ou tricolores, j’ai ouvert le gros livre de notre camarade Dommanget [1] sans appréhension. L’auteur, militant syndicaliste irréprochable de la vieille Fédération de l’Enseignement, est aussi un historien consciencieux du mouvement ouvrier, et, dès son introduction il expose clairement son dessein.
... Il ne s’agit point, ici, du drapeau rouge de l’ancienne France pas plus, au reste, que des drapeaux rouges devenus avec des signes distinctifs, les emblèmes de différents peuples. Le présent livre est consacré uniquement au drapeau rouge du prolétariat et de la subversion sociale. Faire l’histoire, ou plutôt esquisser l’histoire du drapeau rouge équivaut donc à retracer partiellement l’histoire du prolétariat... L’histoire du drapeau rouge est liée si étroitement à l’hagiographie socialiste, à l’héroïsme, au sacrifice, au martyrologe de la classe ouvrière qu’elle prend, par la force des choses, le caractère d’une épopée.
On peut considérer l’attachement à un drapeau comme un fétichisme puéril, mais il y a un fait historique : depuis 1848, le drapeau rouge est devenu, pour la fraction révolutionnaire de la classe ouvrière, un signe de ralliement dans les manifestations et les grèves, un symbole des revendications et des aspirations des prolétaires, et par là, un objet d’exécration pour les États bourgeois et les polices du monde entier. Quelle que soit notre opinion personnelle à l’égard des drapeaux nous ne pouvons négliger ce petit morceau d’étoffe rouge cher à des hommes comme Proudhon, Bakounine ou Blanqui, et qui résumait l’idéal de tant de combattants anonymes des luttes sociales.
Certes il y eut en France et un peu partout dans le monde des exagérations enfantines. Dommanget, dans le dernier chapitre de son ouvrage, en donne bien des exemples savoureux et peut écrire : On a parlé du fétichisme ouvrier à propos du drapeau rouge et du premier Mai. Le mot n’est pas trop fort.
Mais à « l’idolâtrie rouge » répond la « phobie rouge », et Dommanget fait l’historique de cette chasse au drapeau rouge pratiquée à la fin du siècle dernier ou dans les premières années du siècle actuel, par toutes les polices. Chasse symbolique, mais c’était l’idée qu’on traquait derrière le symbole, c’étaient des hommes de chair et de sang qu’on matraquait pour arracher de leur main le drapeau rouge.
Le livre de Dommanget ne se laisse pas résumer. Il faut le lire — et le relire ! —pour se rendre compte de l’immense travail de recherche accompli par l’auteur. Jamais, malgré l’abondance de renseignements, de citations, de références, une telle lecture n’est fastidieuse. Nous croyons connaître l’histoire du mouvement ouvrier, et nous constatons à chaque page combien notre connaissance est fragmentaire ou défaillante. L’Histoire du Drapeau Rouge se lit non comme un roman, mais pour reprendre le mot de Dommanget, comme une « épopée » ; épopée douloureuse, car le tragique l’emporte, et la marche en avant des ouvriers révolutionnaires est marquée de plus de deuils que de fêtes.
Je voudrais seulement insister sur quelques points, j’entends sur ceux qui m’ont particulièrement frappé.
Et tout d’abord les origines du drapeau rouge. Il apparut peut-être dans la Guerre des Paysans en Allemagne en 1525 ; il apparut certainement à Bordeaux en 1653 lors de la Fronde populaire connue sous le nom de l’Ormée. Mais ce sont là manifestations bien lointaines. Le drapeau rouge naît légalement le 21 octobre 1789, comme drapeau de la répression légale et de la loi martiale. En le hissant aux fenêtres de l’Hôtel de Ville de Paris, on annonçait l’emploi de la force militaire pour réprimer les troubles et la municipalité de La Fayette et de Bailly, après avoir déployé le drapeau rouge, fit fusiller au Champ-de-Mars les citoyens qui réclamaient après la fuite de Varennes la déchéance de Louis XVI. C’est en 92 que l’idée se répandit de retourner le petit torchon rouge contre ceux qui l’emploient
et de faire ainsi passer le drapeau de mort, le drapeau du courage
dans le camp de la révolution populaire.
A partir de la journée du 10 Août, les Jacobins étant au pouvoir, le drapeau rouge semble abandonné. Il ne fut même pas repris par Babeuf lors de la conspiration des Egaux, et il faut attendre l’insurrection qui suivit les funérailles du général Lamarque (1832) et l’insurrection de Lyon (1834) pour voir réapparaître sur les barricades le drapeau rouge.
Mais c’est en février 1848 que vraiment les ouvriers de Paris prennent en général le drapeau rouge comme signe de ralliement
. Et le 25 février la question se pose : le drapeau rouge deviendra-t-il le drapeau national ? La foule envahit l’Hôtel de Ville réclamant le drapeau rouge et c’est là que se place l’épisode fameux de Lamartine haranguant le peuple. Un beau morceau d’éloquence et de brillante rhétorique ! Un chef-d’œuvre aussi de mauvaise foi dépassant les bornes de l’impudence
. Lamartine, confondant deux drapeaux, le drapeau rouge du passé, celui des répressions légales, et le drapeau rouge du présent, celui des revendications ouvrières, trompait sciemment le peuple. Et le peuple fut ébloui par le cliquetis des mots sonores et vides
. Le gouvernement provisoire adopte, le 25 février, le drapeau tricolore. Une circulaire adressée aux Commissions du Gouvernement Provisoire dans chaque département précise :
Le drapeau rouge est un appel à l’insurrection, le bonnet rouge retrace des souvenirs de sang et de deuil. C’est provoquer à la désobéissance aux lois et à la violence que d’arborer ces tristes emblèmes.
Au cours de son étude, Dommanget est amené à préciser l’apparition du drapeau noir, le futur drapeau de l’anarchisme
. Il semble que c’est en 1831 qu’il fut arboré pour la première fois : à Reims, à Lyon et à Grenoble. A Reims et à Lyon ce sont des ouvriers terrassiers réduits à la misère qui manifestent aux cris de : Du travail ou la mort !
Drapeau de deuil soulignant que les travailleurs sont acculés à la mort s’ils n’ont pas de travail, parce qu’ils n’auront pas de pain
. Le drapeau noir réapparaît en 1848-1849 lors des troubles agraires dans diverses campagnes, et à Paris après la perte de l’Alsace-Lorraine : dans ce dernier cas il représente la détresse et le malheur de la nation.
Dommanget signale en passant que c’est le drapeau ronge qui fut arboré en 1876 lors du huitième congrès de la branche bakouniniste de l’internationale et rappelle ce qu’écrit alors James Guillaume : Ce n’est qu’à partir de 1848 que le drapeau rouge prend sa signification contemporaine comme drapeau international de l’affranchissement des travailleurs.
C’est en 1883 que le mouvement anarchiste prend de l’importance, et il semble que la résurgence du drapeau noir doit beaucoup à Louise Michel
. Le drapeau noir apparaît dans la manifestation des sans-travail (9 mars 1883) et Louise Michel, devant la cour d’assises de la Seine, déclarait que le caractère de la manifestation impliquait le port du drapeau noir, drapeau de la misère, drapeau des grèves plutôt que le port du drapeau rouge, cloué sur les tombes de la Commune
. Cependant les drapeaux rouges et noirs devaient figurer dans les manifestations ouvrières : même chez les anarchistes les opinions étaient divisées et Louise Michel elle-même abandonna par la suite toute distinction entre les deux drapeaux émancipateurs
.
Cet éclectisme ne fut pas du goût de Paul Lafargue qui, en 1900, fit l’apologie du drapeau rouge et condamna le drapeau noir signe de deuil et emblème de l’anarchie
! Cela n’empêcha pas, en 1904, lors des funérailles de Louise Michel, que des centaines de drapeaux rouges et noirs défilèrent dans Paris. Et dans toutes les grandes manifestations qui précédèrent la guerre de 1914, le drapeau noir était présent à côté du drapeau rouge.
Dommanget rappelle enfin que lors de la guerre civile d’Espagne le sang des militants coula autant sous les plis non seulement du drapeau rouge, mais du drapeau rouge-noir du syndicalisme libertaire et du drapeau noir
.
S’il y a d’heureux mariages de couleurs, il en est d’autres qui font grincer les dents... Et Dommanget consacre quelques pages au confusionnisme du Front Populaire ! Il stigmatise la fraternisation du drapeau rouge et du drapeau tricolore et, à propos de la manifestation du 14 juillet 1935 à Paris, il écrit : Par la volonté du Parti Communiste, et par la complexité du Parti Socialiste et de la C.G.T., cette démonstration, essentiellement prolétarienne dans sa composition et qui fut peut-être la plus forte démonstration de classe de l’histoire de France, marquait un recul du prolétariat sur ses positions idéologiques.
Drapeau rouge et drapeau tricolore, Marseillaise et Internationale, Jeanne d’Arc et la police avec nous
; on connaît la conclusion de ces mascarades ! Il serait trop long de reproduire les singulières déclarations du secrétariat du Parti Communiste (Humanité du 30 juin 1936). Je laisse au lecteur du livre de Dommanget le soin de les lire in extenso ; de telles lectures sont nécessaires et édifiantes pour ceux qui auraient oublié les malpropretés du Parti Communiste et sa merveilleuse aptitude à retourner sa veste. Concluons avec Dommanget : Dans le pays qui fut le berceau du drapeau rouge, il reste des vétérans irréductibles ou des jeunes débordant d’enthousiasme pour considérer comme une souillure son mariage avec le drapeau tricolore.
Puissent ces quelques notes inciter nos camarades à lire et à méditer le livre de Dommanget ! Et, peut-être, regretteront-ils comme moi, l’absence d’un chapitre final. Dans son introduction Dommanget insiste sur le fait que le drapeau rouge a conquis droit de cité sur une large partie du globe. Il est devenu l’étendard de nombreux pays du tiers monde et, après avoir été adopté par la populeuse Russie, il est aujourd’hui l’emblème de la Chine, pays de 700 millions d’habitants
. Et il ajoute : Bien mieux... le drapeau rouge est le premier et jusqu’ici le seul drapeau qui ait été déposé sur un autre astre que la terre
, faisant ainsi allusion au spectaculaire exploit soviétique du 3 février 1966. Sautons 420 pages et nous lisons : La guerre passée, le drapeau rouge allait redevenir pour le prolétariat universel l’image de la libération des masses exploitées et de l’unité du genre humain. Cette image, espérons-le restera impérissable.
Vraiment ces lignes ne peuvent être la conclusion d’un tel livre. Qu’a de commun le drapeau rouge de Moscou ou de Pékin, le drapeau rouge des Premiers Mai militaires et des foules enrégimentées, avec le drapeau rouge des révoltes ouvrières ? Autant que, jadis, le drapeau tricolore, le drapeau rouge est déshonoré : c’est sous les plis du drapeau rouge, au nom de ce drapeau qu’ont été écrasés les marins de Kronstadt, les paysans de Makhno, les ouvriers de Budapest ! S’il est vrai que « le pavillon couvre la marchandise », le drapeau rouge couvre une singulière marchandise : interdiction des grèves, syndicats domestiqués, parti unique, dictature de ce parti unique, assassinats individuels ou collectifs, déportations. Tous ceux qui, depuis un siècle, ont lutté et sont morts pour le drapeau rouge, luttaient et mouraient pour la liberté, contre l’oppression des États, des polices et des armées. Il n’y a rien de commun entre ce drapeau rouge et celui qui a conquis droit de cité sur une large partie du globe
. Je sais bien que telle est aussi la pensée de Dommanget. Je n’en regrette que plus vivement l’absence d’un chapitre où cette nécessaire distinction eût été largement développée. Mais alors une conclusion s’impose : de même que la classe ouvrière a abandonné à son déshonneur le drapeau tricolore, elle doit renoncer au drapeau ronge. Séparation déchirante peut-être, mais nécessaire pour des raisons d’honnêteté et de clarté. Le drapeau rouge, ainsi que le Premier Mai, appartiennent au passé, un passé qu’ont définitivement enterré les fossoyeurs qui règnent à Moscou ou à Pékin. Faut-il alors changer de drapeau ? Ne pourrait-on s’en passer et renoncer une fois pour toutes aux emblèmes, insignes et fétiches ? Ce serait, je pense, la solution la plus sage. On roulerait à son tour le drapeau rouge des vieilles luttes dans le linceul de pourpre où dorment les dieux morts
; il resterait de lui des souvenirs exaltants, quelques chants, et le livre où Dommanget retrace magnifiquement son histoire intimement liée à l’épopée ouvrière.