Une très petite partie seulement de la pensée de Gustav Landauer est connue du lecteur anglais en dehors des citations se trouvant dans les écrits de Martin Buber. Erich Fromm, dans son livre La société sensée, appelle Landauer l’un des derniers représentants de la pensée anarchiste.
Rudolph Roker le décrit comme un esprit géant
et Ernst Toller le tenait pour l’un des hommes les plus fins, l’un des plus grands esprits
de la révolution allemande.
Landauer est né, le 7 avril 1870, dans une famille juive de classe moyenne, à Karleruhe, et devint, quand il était étudiant, membre du parti social-démocrate allemand (SPD). L’entrée à l’école de médecin de l’université de Fribourg lui fut refusée parce qu’il avait purgé une peine de prison pour activité politique. Il faisait partie du groupe connu sous le nom de « Jugen », groupe exclu du parti en 1891 et qui créa un hebdomadaire à Berlin : c’est Der Sozialist qui, au départ, organe marxiste dissident, devint, sous l’influence de Landauer, le véhicule des idées anarchistes. C’est à cette époque que le SPD cherchait à imposer à tout le mouvement ouvrier européen son socialisme parlementaire et, quand un congrès international fut prévu à Zurich en 1893, les anarchistes, qui avaient été exclus du précédent congrès de Bruxelles, retournèrent à l’attaque. Expliquant leur intervention, Rocher, dans son livre Les années londoniennes, remarque :
Si les congrès de la deuxième internationale n’avaient pas caché leur vraie nature et s’étaient reconnus pour ce qu’ils étaient : conférences internationales du socialisme parlementaire et des partis sociaux-démocrates, les anarchistes auraient été les derniers à souhaiter leur participation. Mais aussi longtemps qu’ils se baptisaient Congrès internationaux du mouvement ouvrier socialiste, il aurait été mauvais de refuser leur admission. Chez les anarchistes, beaucoup étaient après tout socialistes, car ils étaient opposés aux monopoles économiques et luttaient pour une forme coopérative du travail humain visant à satisfaire les besoins de tous et non à faire le profit de quelques-uns. Il ne pouvait pas, non plus, être nié que la grande majorité des anarchistes des différents pays appartenaient à la classe ouvrière.
A Zurich, le premier jour, les Allemands, qui avaient été exclus du SPD, apparaissent et demandent leur admission avec le soutien inattendu de la délégation des Trade Unions britanniques. Bebel, le leader du SPD, les attaque violemment et fait voter une motion limitant la participation aux Trade Unions et aux partis et groupes acceptant l’action politique. Il y eut une agitation indescriptible : Werner et Landauer furent sortis de la salle criant
Nous protestons
, et, le jour suivant, quinze autres délégués, dont Rosa Luxembourg, furent exclus. Ils furent rejoints par Amilcare Cipriani qui rendit son mandat en déclarant Je vais avec ceux que vous avez bannis, avec les victimes de votre intolérance et de votre brutalité.
En 1896, le congrès eut lieu à Londres au Queen’s Hall et il y avait de nombreux anarchistes, parmi les 750 délégués, dont Landauer et Malatesta (qui s’étaient munis des mandats des syndicats espagnols, français et italiens). Une fois encore, le SPD pensait exclure les anarchistes.
Les Allemands essayèrent d’engager le congrès sur cette question si brutalement qu’ils rendirent furieux de nombreux délégués. Le président était, le second jour, Paul Singer, un député du Reichstag. Il essaya d’arrêter la discussion et déclara vouloir passer au vote. Mais Keir Hardie, du ILP (Independent Labour Party), qui était président de la session, se leva et, se faisant entendre dans le tapage, dit à Singer que l’on ne dirigeait pas les réunions de cette façon en Angleterre. Avant le vote, les deux parties purent se faire entendre. Aussi Malatesta et Landauer furent autorisés à parler.
Landauer adresse un rapport au Congrès (publié par Freedom Press) attaquant le SPD en termes dont l’histoire devait montrer la justesse. Il n’y a qu’en Allemagne, dit-il, que puisse exister un tel parti ouvrier croupion à la discipline sévère, utilisant de manière la plus sournoise l’esprit impérialiste et militariste, la dépendance et la soumission des masses, comme les bases sur lesquelles une discipline extrêmement stricte de parti peut être construite, assez forte pour étouffer en chaque occasion la montée des germes de liberté et de révolte.
Je considère, en tant que révolutionnaire allemand et anarchiste, qu’il est de mon devoir aujourd’hui, comme à Zurich il y a trois ans, de faire tomber ce masque, et je déclare solennellement que l’apparente splendeur du mouvement ouvrier en Allemagne n’est que superficielle. En réalité, le nombre de ceux qui pleinement et consciemment vont de l’avant pour une réforme totale de la société, qui se battent pour réaliser une société socialiste et libre, est infiniment plus faible que le nombre des électeurs sociaux-démocrates... Les lois (à l’élaboration desquelles participent les députés sociaux-démocrates avec une grande assiduité au Parlement et dans les diverses commissions) ne font que consolider l’État et le pouvoir de la police — l’État allemand, prussien, monarchiste et capitaliste d’aujourd’hui — et il se pose de plus en plus une question, à savoir si notre social-démocratie pense que quelques touches de finition appliquées à notre État centralisé, autoritaire, à la police sans cesse en éveil, sont tout ce qu’il faut pour transformer l’Empire allemand en ce fameux État du futur.
Il appelle les délégués à entende le point de vue anarchiste :
Ce que nous combattons, c’est l’État socialiste commandé d’en haut, la bureaucratie, ce que nous proposons, c’est l’association libre, l’absence d’autorité, l’esprit libéré de toutes les entraves, l’indépendance et le bien-être de tous. Avant tous les autres, c’est nous qui prêchons la tolérance pour tous — que nous jugions vos opinions bonnes ou mauvaises — nous ne souhaitons pas vous étouffer par la force ou autrement. En même temps que nous réclamons la tolérance pour nous et pendant que les socialistes révolutionnaires et les travailleurs de tous les pays se rencontrent, nous désirons être parmi eux et dire ce que nous avons à dire... Si nos idées sont mauvaises, laissez ceux qui en connaissent de meilleures nous les enseigner... (G. Landauer : Social Democraty en Allemagne - Freedom Press 1896).
Mais les anarchistes furent exclus. Une protestation réunit Kropotkine, Louise Michel, Elisée Reclus, Landauer et Malatesta, et, parmi les non-anarchistes, Tom Mann et Keir Hardie, déclarant :
On en peut prévoir si le socialisme du futur se formera à l’image des sociaux-démocrates ou des anarchistes. Le crime des anarchistes, aux yeux de la majorité du Congrès, est d’être la minorité. S’ils acceptent cette attitude, alors le mouvement socialiste tout entier n’a aucun droit d’être puisqu’il représente une minorité.
Pendant ce temps, Landauer était aux prises avec un problème que rencontrèrent toujours les écrivains anarchistes. Il avait fait de Der Sozialist un journal de haute tenue intellectuelle mais avec peu d’appel à la propagande et cela causait de continuelles discussions. Enfin, il accepta de publier aussi un journal de propagande Le pauvre Conrad publié par Albert Weidner qui, dit Rocher faisait de son mieux... mais ne satisfaisait pas les adversaires de Landauer. Ils créèrent alors un nouveau journal et le Der Sozialist de Landauer disparut lentement. Le nouveau journal était édité pauvrement et mal écrit, et c’était une maigre consolation qu’il fut fait entièrement par des ouvriers. Pour Landauer, ce fut une tragédie. Cela le privait d’une activité valable, pour laquelle il était supérieurement armé et dans laquelle il rendait de grands services.
En 1901 il édite, avec Max Nettlau, un volume d’extraits de Bakounine. J’ai aimé et admiré Bakounine, écrit-il, dès le premier jour où je l’ai rencontré, car il y a peu d’essais écrits de manière aussi vivante que les siens — peut-être est-ce pour cela qu’ils sont aussi fragmentaires que la vie elle-même.
En fait, ce sont Proudhon et Kropotkine qui l’influencèrent le plus. En 1905, à propos des vues de Kropotkine sur l’intégration de l’agriculture et de l’industrie, il écrit :
Le village socialiste, avec les ateliers et les usines communales, avec les champs, les prairies et les jardins, vous, prolétaires des grandes cités, habituez-vous à cette pensée étrange et bizarre au premier abord, car c’est le seul commencement du vrai socialisme, le seul qui soit à notre gauche.
Et, deux ans plus tard, il déclara : Il sera reconnu tôt ou tard que le plus grand des socialistes — Proudhon — a dit en termes incomparables, quoique oubliés aujourd’hui, que la révolution sociale n’avait aucune ressemblance avec la révolution politique...
Ceci se trouvait dans son essai La Révolution écrit à la demande de Martin Buber qui, quarante ans plus tard, remit en circulation des idées de Landauer à travers les chemins de l’utopie
. D’après Buber, les propos de Landauer, après Kropotkine, se trouvent dans sa conception de la nature de l’État qui n’est pas, comme Kropotkine pensait, une institution qui peut être détruite par la révolution, mais plutôt, comme le dit Landauer :
L’État est une condition, une certaine parenté, entre les êtres humains, un mode de comportement ; nous le détruirons en contractant d’autres parentés par un comportement différent. Un jour, on réalisera que le socialisme n’est pas l’invention de quelque chose de nouveau, mais la découverte de quelques choses de présent, de quelque chose qui a grandi.
Il voudrait remplacer l’État par la découverte, le retour à la surface des anciennes motivations communales de la société et l’aide mutuelle instinctive qui, plutôt que cette organisation étatique, rendait la vie sociale possible, la préservant, la renouvelant et l’étendant, libérant l’esprit qui reste captif derrière l’État.
Nous voulons amener les coopératives, qui sont une forme socialiste sans contenu socialiste, et les syndicats qui sont valables mais sans profit, au socialisme, aux grandes expériences.
Tout vrai socialiste, dit-il, est relatif et jamais absolu. Le communisme recherche l’absolu et n’en trouve pas le commencement en dehors du mot. Toutes les choses absolues, détachées de toute réalité, ne sont que des mots.
Chaque chose vient à temps et chaque moment après une révolution est un moment avant la révolution pour tous ceux dont la vie n’a pas été supprimée dans quelque haut moment de passé.
Tout ce que Landauer pense, élabore, dit, écrit, déclare Buber, est imprégné d’une grande croyance en la révolution et d’un désir de celle-ci. Mais la bataille pour la révolution, insiste Landauer, peut seulement porter ses fruits quand nous serons saisis par l’esprit, non de la révolution, mais de la régénération.
La force de la révolution est dans la rébellion et la négation ; on ne peut résoudre les problèmes sociaux par des moyens politiques. Etudiant la signification de la Révolution française, il observe que :
Quand une révolution se trouve dans la situation qui fut la sienne, avec des ennemis tout autour, au dedans et au-dehors, alors les forces de négation et de destruction qui, jusqu’alors, se taisaient, sont obligées de se retourner à l’intérieur contre elles-mêmes, le fanatisme et la passion cèdent la place à la destruction et bientôt à la tuerie ou, tout au moins, à une indifférence pour les tueurs et, avant peu, la terreur devient la seule possibilité pour les autorités du moment de garder provisoirement le pouvoir.
Et, dix ans plus tard, il écrit, sur ces mêmes évènements :
Aussi, il arrive que les plus fervents représentants de la révolution pensent et croient, dans leurs meilleurs moments — peu importe quels étranges rivages ils attaquent finalement, poussés par des vents rageurs — qu’ils vont conduire l’humanité à une renaissance ; mais, je ne sais pourquoi cette renaissance échoue et ils empruntent n’importe quel chemin et blâment les uns, les autres, parce que la révolution s’est alliée à la guerre, à la violence, à la dictature et à l’oppression, en un mot à la politique.
Peu après, Landauer devait être la victime d’une telle situation, une révolution sombrant dans la violence et la politique.
Aux élections allemandes de 1912, le SPD devint le plus fort parti du Reichstag et, l’année suivante, les sociaux-démocrates, sans exception, votent la loi de réarmement. A la veille de la première guerre mondiale, l’Internationale socialiste se réunit à Bruxelles et Jean Jaurès affirme sa foi en la force du SPD. Ne soyez pas soucieux, disait-il à un ami, quatre millions de socialistes allemands se lèveront comme un seul homme et renverseront le Kaiser s’il veut faire la guerre.
Mais Landauer n’avait pas un tel optimisme, en écrivant en juillet 1914 :
Abandonnons nos illusions sur la situation des différents pays aujourd’hui. Quand on arrive là, la seule chose à laquelle ces agitations révolutionnaires ont servi est l’agrandissement du capitalisme nationaliste, nous dirons de l’impérialisme. Même si elles sont teintées au départ de socialisme, elles sont trop facilement entraînées par quelques Napoléon. Cavour ou Bismarck dans le flot de révolution politique ou de guerre nationale et ne peuvent jamais être un moyen de transformation socialiste pour la raison suffisante que les socialistes sont des romantiques qui font toujours inévitablement usage des méthodes de leurs ennemis.
Le 4 août, les socialistes unanimes votent les crédits de guerre. Le SPD, fidèle à son passé réformiste, lie la destiné du prolétariat allemand à celle de l’Empire allemand.
L’opposition à la guerre, conduite par K. Liebknecht et Rosa Luxembourg ne commence pas avant 1916. L’année suivante, E. Toller, qui avait été profondément influencé par Appel au socialisme de Landauer, désirait le voir à Krumbach. Toller décrit sa visite dans son autobiographie J’étais un Allemand :
Je ne pouvais pas comprendre pourquoi, en un temps ou chacun attendait la voie de la vérité, cet ardent révolutionnaire gardait le silence. Mais, quand je lui posait la question, il dit :
Toute ma vie j’ai travaillé à la chute de ce système social, cette société fondée sur le mensonge et la trahison, sur la ruine et la suppression des êtres humains ; et je sais que cette chute est imminente, peut-être pour demain, peut-être dans un an. Et j’ai le droit de conserver mes forces jusqu’à cet instant. Quand l’heure sonnera, je serai prêt.
Le 9 novembre 1918, avec la défaite sur les champs de bataille, la mutinerie dans la marine, la faim à la maison et les Conseils d’ouvriers et de soldats se formant un peu partout, le chancelier, le prince Max von Baden, cède sa place à K. Ebert, le leader de la sociale démocratie qui lui avait dit, deux jours auparavant, Sans l’abdication du Kaiser, la révolution est inévitable. Mais je n’en veux pas. Je la hais comme le pêché.
Et, au moment où les dynasties tombent, le haut commandement décampe et le peuple triomphe, le gouvernement socialiste de Ebert, Scheidemann et Noske essaie de tous les côtés de préserver le militarisme des officiers, la féodalisme des Junkers et le capitalisme des magnats industriels.
A Munich, le 7 novembre, soldats et ouvriers chassent le gouvernement et proclament la République de Bavière et le socialiste indépendant Kurt Eisner forme un cabinet. A propos du rôle de Erich Müsham et de Landauer, qui était venu à Munich dès le début de la révolution, Willy Fritzenkotter écrivant sur « La République des Conseils de Munich », dans Freedom (le 16 septembre 1953), décrit ainsi les évènements :
La première action des deux anarchistes fut d’organiser le Conseil révolutionnaire des ouvriers. Le Conseil prit bientôt l’initiative et forma dans chaque atelier
l’organisation révolutionnaire des ateliers. Ces Conseils devaient être organisés dans chaque ville et former (en liaison avec les Conseils de marins et de fermiers) l’administration de chaque ville et village. Tous ces Conseils, dans le pays, devaient élire des représentants et les envoyer àun Congrès des Conseilsà Munich. D’après le projet de Müsham et Landauer, ces Conseils et ce Congrès devaient travailler sur une base fédéraliste et ne pas être centralisés. Contre ce mouvement révolutionnaire, Eisner et Auer travaillaient en liaison avec les forces révolutionnaires. Ils étaient pour l’élection d’un parlement, un parlement dont ils visaient à faire un véritable faiseur de lois en Bavière, réduisant les Conseils ouvriers à l’insignifiance.
Eisner avait arrêté Müsham et onze autres révolutionnaires le 10 janvier 1919, pace qu’il craignait qu’ils sabotent l’élection du parlement qui devait avoir lieu le 12 janvier. Mais, le lendemain, Müsham et ses compagnons furent libérés de la prison par le ouvriers qui força Eisner à les relâcher.
Eisner fut assassiné en février par un aristocrate bavarois et sa place fût prise par Johann Hoffman, un social-démocrate, qui continua les négociations avec Berlin. Mais les ouvriers de Munich ne furent pas satisfaits de lui et, la nuit du 6 au 7 avril, ils proclamèrent une République des Soviets... Elle fût acclamée aux cris de En dehors du Reich
. Le gouvernement de Hoffmann s’enfuit à Bamberg, en Bavière du nord. Ruth Fischer donnait cette description de la République des Conseils (dans son livre Staline et le communisme allemand) :
Erich Müsham propose au Conseil des ouvriers et des soldats de Munich de proclamer une République Socialiste. Cette proposition fût adoptée par 234 voix contre 70 avec les spartakistes votant contre celle-ci. Le premier gouvernement-Conseil de Bavière a toujours été dépeint comme une aventure à moitié folle de littérateurs et d’intellectuels... Tous prouvèrent plus tard être de sérieux militants qui souffrirent loyalement pour la cause qu’ils avaient adoptée.
A la tête de ce groupe était Gustav Landauer, un anarchiste humaniste et cultivé. Il voyait le socialisme comme un franc coopératisme anti-autoritaire. Landauer était un individualiste, un défenseur de la morale socialiste, un adversaire de la terreur et de la violence contre la classe ennemie. Erich Müsham, l’autre écrivain anarchiste du cabinet, avait fait école chez les intellectuels et les jeunes ouvriers. Ernst Toller, le troisième écrivain dans le gouvernement, était, en 1919, un jeune homme peu sûr de ses idées politiques. Il était aussi ce que les Allemands appellent un socialiste éthique...
Les communistes condamnèrent ce qu’ils appelaient un pseudo-soviet et demandèrent la démission du Conseil central, et les sociaux-démocrates, avec l’aide de la garnison monarchiste, arrêtèrent plusieurs membres du Conseil le 13 avril et les emmenèrent en Bavière du nord. Les troupes communistes battirent la garnison et le Conseil révolutionnaire forma un nouveau cabinet du soviet. Puis une armée de Noske, forte de 100 000 hommes, commandée par le général von Oven, se dirigea vers la Bavière.
Rudolf Coser, dans L’Echec d’une Révolution, dit :
Son armée n’était pas faite pour écraser une poignée d’hommes, elle était faite pour écraser toute idée que la substance de l’État puisse être changée de quelque façon que ce soit... Ce qu’il leur fallait faire, c’était de servir d’avertissement aux millions d’Allemands qui voulaient éliminer le militarisme par tous les moyens.
Les Conseils révolutionnaires réalisaient qu’ils qu’ils n’avaient aucune chance de vaincre l’armée de Noske et déclaraient leur solidarité avec les survivants du premier gouvernement de soviets, et négociaient avec Hoffmann dans le but d’évietr une catastrophe et de devancer l’invasion prussienne.
Environ 700 personnes furent assassinées par l’armée de Noske. Parmi elles, Landauer. Un ouvrier, qui avait été arrêté avec lui, décrit ainsi sa mort :
Au milieu des cris
Landauer ! Landauer !, uen escorte de l’infanterie de Bavière et du Wurttemberger le sortit dans le couloir derrière la porte de la salle d’inspection. Un officier le frappa à la figure. Les hommes criaientSale bolchevick !etAchevez-le !et une pluie de coups de crosses l’étendit sur le sol. Il dit aux soldats autour de lui :Je ne vous ai pas trahi. Vous ne savez pas vous-mêmes comme vous avez été trahis !Freiherr von Gagern vint à lui et le frappa avec un lourd bâton jusqu’à ce qu’il tombe d’une masse sur le sol. Il se releva de nouveau et essaya de parler, mais l’un des hommes lui tira à travers la tête. Il respirait calmement et le compagnon dit :Cette damnée charogne a neuf vies. Il ne peut même pas mourir comme un gentleman.
Ensuite, un sergent des Dragons cria :
Enlevez-lui son manteau.Ils le lui enlevèrent et le posèrent sur l’estomac.Restez derrière, nous allons le finir proprement !cria l’un d’entre eux, et il lui tira dans le dos. Landauer remuait encore, convulsivement. Alors ils le piétinèrent jusqu’à ce qu’il meurt ; ensuite ils tirèrent son corps et le mirent dans la salle de bains.
Toller et Müsham furent emprisonnés dans une forteresse pour 5 ans. En 1934, Müsham fût tué par les nazis au camp de concentration de Orienberg.
En 1933, les nazis déterrèrent les restes de Landauer et les envoyèrent à la communauté juive de Munich. Il y a quelques années, Madame Adama van Scheltems, d’Amsterdam, me raconta comment, en 1939, elle rendit visite à la fille et au gendre de Landauer qui vivaient dans la terreur dans une ville du Rhin, pour recueillir les papiers et manuscrits qu’elle ramena pour l’Institut d’Histoire Sociale.
G. Landauer échoua, dit le philosophe Fritz Mauthner, parce qu’il n’était pas politicien et fût trop entraîné par sa compassion passionnée pour les peuples pour être actif politiquement. Trop fier pour rejoindre un parti, pas assez rigoureux pour former un parti autour de son propre nom.
Landauer échoua, mais l’échec des socialistes politiciens n’est-il pas plus ignominieux ? Dans la bataille pour l’âme du mouvement socialiste dans les années 1890, comme ce fut le cas pour Marx et Bakounine sous la Première Internationale dans les années 1870, ses prévisions sur la nature de la social-démocratie allemande furent ignorées mais furent justifiées dans chaque détail par les évènements de 1914, par l’écrasement des espoirs révolutionnaires de 1918 et par l’écroulement final devant les nazis. Sa vision d’une société d’échange égalitaires basée sur les communautés régionales et rurales, qui combine agriculture et industrie
, est-elle plus ridicule que la vision d’une société de machines à penser et de bureaucrates qui est la réalisation que les socialistes peuvent offrir ?
Mais que pouvons-nous dire de la République des Conseils de Munich ? Était-ce, en fait, l’incarnation de l’anarchisme romantique et impraticable
comme le prétend James Joll dans son livre sur La Seconde Internationale ? Des éléments fragmentaires et contradictoires qui sont tout ce que l’on peut trouver, il est difficile de tirer une conclusion ferme, mais un certain nombre de points se firent jour. Il est question, tantôt de République Soviétique de Bavière, tantôt de République des Conseils de Bavière (Bayrische Raterepublik). Ceci n’a en soi aucune signification. Soviet est le mot russe signifiant Conseil et le slogan « Tout le pouvoir aux soviets » usurpé par les bolchéviks pour trouver un support à une politique exactement opposée, avait largement cours dans les années qui suivirent immédiatement la Révolution russe. Les communistes étaient opposés à la République des Conseils. Pourquoi formèrent-ils un second cabinet soviétique
pour lui succéder ? Très simplement, les communistes ne pouvaient pas résister à l’élan des travailleurs de Munich qui irrités par le coup de force de la garnison, voulaient défendre Munich
explique Ruth Fischer.
Le cabinet de Landauer était-il un gouvernement ? C’est une question de vocabulaire. C’était le Soviet installé par le Conseil Central de Bavière des Conseils d’ouvriers et de soldats. Fritzenkotter considère que la République des Conseils a duré six mois, c’est-à-dire toute la période comprise entre l’abdication et la suppression par l’armée allemande et les corps-francs. Pour lui, le terme est valable pour la période d’existence effective des Conseils ouvriers. Landauer voyait la tâche de la révolution dans l’instauration d’une société en dehors et parallèlement à l’État..
Existait-il quelques chances de succès ? Mme Fischer, en tant qu’ex-communiste, déprécie l’attitude communiste qui serait simplement une folie aventuriste
. Elle fait ressortir que ceci trouvait sa place dans le contexte d’un débridement général en Allemagne, spécialement dans la Saxe toute proche, et de l’instauration de la République des Soviets hongrois de Bela Kun. De plus, la Bavière n’avait été incluse dans l’Empire allemand qu’en 1871, et avec une forte tradition séparatiste. On avait généralement pensé que Berlin n’oserait pas envahir la Bavière.
En Bavière, à la différence du reste de l’Allemagne, les Conseils de paysans s’étaient formés à la fin de la guerre. Rudolf Coser dit :
La majorité d’entre eux n’étaient pas révolutionnaires. Néanmoins, ils supportaient la révolution car ils craignaient que la Bavière devienne un champ de bataille après la défaite de l’Autriche, et parce qu’ils considéraient la guerre comme une affaire privée entre monarques... La guerre terminée, les Conseils de paysans bavarois demeurèrent importants. Ils veulent avoir leur mot à dire dans l’administration de leur région... Évidemment, bien qu’un de leurs leaders soit dans le gouvernement des soviets, ils bloquent la capitale ; aucune victuaille n’est envoyée à Munich.
La République des Conseils échoua parce qu’il n’y avait pas assez de gens pour la porter, parce qu’elle n’arriva pas à gagner contre la paysannerie et contre les soldats renégats des « corps-francs » réactionnaires, parce qu’elle ne parvint pas à détacher le peuple de son allégeance aux partis politiques et à la violence politique profondément liée à la réaction. Le socialisme, avait écrit Landauer quelques années auparavant, est en même temps possible et impossible, il est possible quand le peuple véritable est celui qui le veut et qui le fait ; il est impossible quand le peuple ne le veut pas ou même quand il le veut toute en restant incapable de le faire.
C’est dans ce sens que la République des Conseils ne pouvait qu’échouer.
Dans son « Souvenir d’un mort », reproduit dans Montrant le Chemin, Martin Buber conclut : Landauer combattait dans la révolution contre la révolution, pour l’amour de la révolution. La révolution ne le remerciera pas pour cela. Mais ceux qui le remercieront sont ceux qui ont combattu comme il le fit et, peut-être un jour, ceux-ci le remercieront pour l’amour avec lequel il combattit.
C. W.