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Les hommes du jour - Edouard Vaillant

vendredi 26 août 2022, par Victor Méric - Flax (CC by-nc-sa)

Voici l’une des plus nobles et des plus belles figures du monde révolutionnaire. Cet homme, parvenu aujourd’hui à l’âge de soixante-huit ans, a consacré son existence à défendre les idées de liberté et de progrès. Sa vie s’est déroulée, calme et une, au service de la cause dont il est devenu, de bonne heure, un des plus ardents soldats. Pour le dépeindre, point n’est besoin de recourir à des artifices littéraires ; point n’est besoin de le fouiller profondément et de remonter, comme dirait Mirbeau, jusqu’aux sources de son atavisme. Il suffit, simplement, de le suivre dans sa longue et glorieuse carrière de militant. Il suffit de raconter sa vie, de dire comment Edouard Vaillant, fils de bourgeois, homme de science et d’érudition a su renoncer aux vains triomphes de ce monde, pour se donner entièrement au Socialisme, à la Révolution, an Peuple, qu’il a toujours aimé, au Peuple pour lequel il a risqué plus d’une fois et sa peau et sa liberté...

Edouard Vaillant est venu au monde, d’un père notaire, à Vierzon, dans le Cher, mais on peut le considérer comme parisien. Dès l’age de deux ans, en effet, il habitait la capitale, où sa famille était venue se fixer. A neuf ans, on le plaçait au collège Sainte-Barbe, où il demeurait dix années. Il entrait ensuite à l’Ecole Centrale des Arts et Manufactures, en 1859. Il en sortait en 1862 avec le diplôme d’ingénieur.

De 1862 à 1866, il poursuivait ses études scientifiques à la Sorbonne, à l’Ecole de Médecine, au Laboratoire du Muséum d’Histoire Naturelle. Puis, brusquement, à l’âge de vingt-six ans, il partait pour l’Allemagne. Il nous faut ici mentionner une erreur du Larousse, Vaillant n’a jamais été docteur-ès-sciences. Il n’a subi aucun examen. Il s’est contenté de parcourir l’Allemagne, d’étudier à Heidelberg, à Vienne, à Tuebingen. Ses voyages et ses études durèrent jusqu’à la guerre de 1870 qui l’obligea à revenir en France.

Cependant, avant de rentrer à Paris, le jeune étudiant s’était familiarisé avec les idées socialistes, et particulièrement avec les théories de Karl Marx. Il s’était affilié à l’Internationale. Signalons, à ce propos, une deuxième erreur du Larousse. Vaillant n’a pas adhéré à l’Internationale à Heidelberg, mais bien à Genève, où Johan-Philipp Becker lui délivra sa carte.

Dès son retour à Paris, le rêve de Vaillant fut d’organiser, en France, le parti socialiste dont il avait pu suivre les progrès et reconnaître la puissance en Allemagne. Il se voua entièrement à cette tâche, cette époque, date sa vie politique,

Ses premières années de militant, pendant la guerre, se partagèrent entre la défense nationale et l’agitation politique. A peine la République était-elle proclamée que Vaillant, sachant qu’il ne fallait rien attendre des partis bourgeois, constituait place de la Corderie le fameux Comité central qui devait être un centre d’action révolutionnaire et de ralliement. Il s’efforça, par tous les moyens, de donner au peuple parisien la direction de la capitale et la possibilité de la défendre.

Malheureusement le parti bourgeois devait triompher. Le gouvernement de trahison, à la tête duquel se trouvait le fameux Trochu, celui dont le nom, selon Victor Hugo, était le participe passé du verbe trop choir, devint le maître de la situation après les journées des 8 et 31 octobre. La capitulation de Paris était inévitable. Vaillant tenta un dernier effort le 22 janvier, mais une fois encore l’insurrection fut étouffée. Huit jours après, Paris était livré aux Allemands.

A ce moment, Vaillant était à Bordeaux avec Tridon, l’apologiste d’Hébert et le vieux Blanqui. Il s’était lié avec ce dernier, depuis le 31 octobre et, avec son aide, avait constitué, à la Corderie, la première organisation révolutionnaire. Ce fut pendant son absence, alors qu’il cherchait à sauver le pays et à le débarrasser de l’Assemblée infâme, que le 18 mars éclata. Vaillant revint, en hâte, dans la capitale.

Tout de suite, a se vit délégué par le Comité central au Ministère de l’Intérieur, en compagnie d’Arnaud. Quelques jours après, le VIIIe arrondissement le nommait membre de la Commune.

Vaillant, quand il parle aujourd’hui de cette époque héroïque déplore qu’on ait fait élire les membres de la Commune par le suffrage universel qui nomma, pêlemêle, des républicains et des socialistes. Selon lui le Comité central aurait dû prendre la direction politique, déléguer ses membres et ses partisans au Pouvoir et la tendance socialiste se serait fait sentir plus vigoureusement.

Nous ne raconterons pas ici la Commune. On sait que les Versaillais, maitres de Paris, fusillèrent et massacrèrent les travailleurs pendant une semaine. Vaillant fit le possible et l’impossible pour la résistance. On le vit avec les combattants, se porter sur tous les points. Le 37 mai, au soir, il cherchait à gagner la mairie du Ier arrondissement et se vit cerner dans une rue. Il put heureusement s’échapper. Un ami lui offrit un asile sûr jusqu’au lendemain. Après ça, il erra de cachette en cachette, de refuge en refuge. Enfin il put gagner l’Angleterre, grâce à un passeport qu’un ami lui procura.

En Angleterre où il demeura jusqu’à l’amnistie, il se livra entièrement à l’étude et au travail. Là il connut Karl Marx. Il devint membre de la Société des Réfugiés et du groupe la Commune révolutionnaire.

Il rentra en France en 1880, dix ans après. La Commune était presque oubliée. La République était définitivement assurée. Tout de suite, Vaillant se reprit à organiser le parti socialiste. Il fit appel à ses amis pour se grouper autour de Blanqui, le grand révolutionnaire qui venait justement de sortir de prison, grâce aux élections de Lyon et de Bordeaux. Ils fondèrent ensemble le journal Ni Dieu ni Maître qui ne dura que peu de temps. A cette ’époque, comme aujourd’hui, les journaux socialistes avaient contre eux les forces coalisées du capital, du gouvernement et de la police.

Peu après Vaillant contribuait à fonder le Comité révolutionnaire central dont il devenait l’un des membres les plus actifs et les plus influents. Enfin, en 1884, il était nommé Conseiller municipal de Paris par les électeurs du Père-la-Chaise.

Qu’on nous permette, à ce sujet, d’ouvrir une parenthèse. Nous avons récemment biographié le citoyen Jules Guesde, pour lequel on nous a reproché de nous être montré très dur. Pareille aventure nous est arrivée avec les anarchistes qui n’ont pas su comprendre notre Sébastien Faure et avec les bourgeois qui ont très bien compris notre général d’Amade. Eh bien, si nous avons montré, à l’égard de Guesde, une certaine acrimonie, c’est uniquement en raison du mal qu’il a fait au parti révolutionnaire en le lançant dans la bagarre électorale. Des hommes d’action et de révolution comme Edouard Vaillant s’y sont laissés prendre. La formule de la conquête des pouvoirs publics les a séduits.

Ils ont cru à la vertu du suffrage universel. Aujourd’hui que le parti radical triomphe dans la personne de Clemenceau et que des transfuges du socialisme sont au gouvernement, on s’aperçoit que la question sociale n’est pas prés d’être résolue. On s’aperçoit en même temps qu’il y a près de quarante ans qu’on travaille dans le vide. Près de quarante ans d’efforts inutiles, perclus. Si l’on avait employé ce temps à organiser le parti révolutionnairement, en utilisant des énergies comme Vaillant, quels progrès n’auraient-on pas accomplis ? Mais les socialistes ont préféré suivre le citoyen Jules Guesde et cette déviation essentielle a rendu le parti impuissant pour de longues années. C’est là ce que de véritables révolutionnaires ne sauraient pardonner à l’Apôtre.

Engagé dans la mêlée électorale, Edouard Vaillant a naturellement continué. Il faut reconnaitre cependant qu’il n’a abandonné en rien ses convictions et sa foi révolutionnaires. Mais au Conseil municipal comme la Chambre des députés, il n’a pu faire grand chose.

Une circulaire électorale que j’ai sous les yeux lui sait gré d’avoir transformé radicalement le quartier le plus déshérité de Paris. Il a demandé et obtenu le percement de l’avenue de la République. Il a, d’accord avec Durand-Claye, établi un plan d’assainissement du quartier. Il a obtenu la construction d’égouts, l’établissement de fontaines, la construction d’écoles, de cantines scolaires, de dispensaires scolaires. Tout cela est fort bien, citoyens. Vive la Révolution sociale.

Heureusement, Vaillant n’a pas fait que cela. Il s’est occupé surtout d’organiser et de fortifier le parti socialiste. Il a, en maintes occasions, affirmé ses convictions socialistes-révolutionnaires. Il a lutté contre le préfet Andrieux. Il a bataillé contre le boulangisme et contre le ferrysme. Et quoique souvent candidat, il n’a pas oublié un seul des articles de son programme.

Il a été élu député la première fois en 1893, réélu en 1898, en 1902 et en 1906.

Durant toute sa carrière parlementaire, Vaillant a représenté l’opposition révolutionnaire sous quelque ministère que ce soit. Pour lui, le but à poursuivre a toujours été le même et la tactique a à peine changé. Cela le différencie de certains arrivistes qui après avoir débuté dans le socialisme, ont trouvé bon de verser, d’année en année, un peu d’eau réformiste dans leur vin rouge.

Aujourd’hui, Vaillant vieilli, atteint par l’âge, offre le rare exemple d’un homme demeuré fidèle à ses idées. Il est resté vigoureux d’esprit. Son énergie ne l’a point abandonné et il se sent prêt, comme dans le passé, à l’action révolutionnaire.

Des hommes comme Edouard Vaillant sont un réconfort pour les jeunes qui se jettent dans la bataille politique. Ils sont la preuve vivante que les années n’affaiblissent pas fatalement les convictions. A leur suite, on peut marcher avec confiance.

Il n’y a pas si longtemps, pour qu’on l’ait oublié, que la question de l’attitude socialiste, en cas de grève, a été posée. Les trois quarts des socialistes directeurs du parti poussèrent des cris d’horreur. Vaillant et ses amis du parti socialiste révolutionnaire furent parmi les plus catégoriques.

Mais bien avant Gustave Hervé, et d’une façon presque aussi nette, Edouard Vaillant avait précisé la question. Voici un extrait d’un article publié par le Socialiste en 1904 :

La grandeur du socialisme, c’est que dans son action, quel qu’en soit le motif, il résume tout ce qu’il se propose, et que son action contre la guerre se confond avec son action pour l’émancipation du prolétariat.

Aussi ne devons-nous pas hésiter, et dès maintenant, il nous faut envisager ce que nous pouvons avoir à faire. Et si le prolétariat international et national par nous appelé ne répondait pas suffisamment, et ne savait pas, par sa grève générale, se défendre, défendre sa vie, ses revendications, son émancipation, notre devoir d’agir et de ne reculer devant rien pour le sauver, pour conjurer le danger, pour éviter la guerre, n’en serait que plus grand. Il n’est pas de bien supérieur à la paix internationale. Il n’est rien qui ne soit préférable à la guerre.

Plutôt l’insurrection que la guerre.

Au fond, quoique parlementaire et devenu partisan de la conquête des pouvoirs publics, Vaillant est demeuré le révolutionnaire qu’il était à ses débuts. Il croit toujours à l’action d’une minorité conscience, fomentant l’insurrection à la faveur des événements et entrainant la masse. En cela, il tient de Blanqui. Mais se sépare du « Vieux », cependant, sur le terrain patriotique. On sait que Blanqui était patriote et il ne faut pas craindre de l’avouer. Cet homme était d’une génération républicaine qui considérait la France comme le foyer de la Révolution, qui avait grandi parmi les guerres et les invasions. Mais en même temps que patriote à la façon des républicains de 92-93, Blanqui était antimilitariste. Il avait l’horreur du sabre, le mépris pore l’uniforme. Vaillant lui, a poussé la logique plus loin. Il a affirmé, maintes fois, son internationalisme.

Sur un autre terrain, Vaillant a fait preuve de clairvoyance révolutionnaire. Il s’est prononcé contre l’alliance ou plutôt contre le mélange du syndicalisme et du socialisme. Il veut l’unité syndicale comme il veut l’unité socialiste. Il considère que les travailleurs doivent s’organiser, à part, sur le terrain économique et sur le terrain politique pour joindre leurs efforts lorsque les circonstances le permettront.

Il n’y a qu’à lire à ce sujet le manifeste du 22 juin 1892, avant le congrès de Limoges. Ajoutons qu’à plusieurs reprises, Vaillant a préconisé la grève générale comme il a admis l’insurrection en cas de guerre. En résumé organisation économique des travailleurs d’une part, organisation politique d’autre part ; préparation à la grève générale et à l’insurrection : telles sont les grandes lignes de la politique de ce révolutionnaire impénitent qui, par une inconcevable contradiction demeure en même temps partisan de la conquête des pouvoirs publics et continue à siéger au Palais, Bourbon.

Achevons de le peindre. Il faut voir Vaillant chez lui, dans l’intimité. Là où l’on s’attend à trouver un révolutionnaire féroce, on est tout étonné de rencontrer un brave homme souriant et accueillant, qui vous reçoit dans le désordre de ses paperasses et de ses livres. Il habite, à l’est de Paris, une petite rue donnant sur l’avenue de Saint-Mandé. Mais longtemps, bien longtemps, il a habité la rive gauche, qu’il s’est décidé difficilement à abandonner.

Ceux qui ont entendu Vaillant à la tribune de la Chambre où dans une réunion publique le connaissent imparfaitement, se font de l’homme une idée très fausse. C’est que Vaillant n’est pas orateur. Solennel, bégayant un peu, monotone, il ne sait pas emballer son public. A peine l’intéresse-t-il. Cela résulte un peu de sa timidité et disons-le, de sa naïveté. Vaillant ignore les hommes. Il a toujours vécu un peu à l’écart, dans son rêve révolutionnaire, confiant dans la raison humaine, très indulgent et plein de bonté. Il croit fermement au progrès, à l’émancipation des travailleurs, à l’évolution de la race humaine… Mais, s’il n’est pas orateur, ce révolutionnaire est un causeur exquis et érudit, remuant les souvenirs, contant aimablement les anecdotes.

Il aime surtout à parler de Georges Sand, le grand écrivain trop oublié, qu’il lit avec passion. Pourtant il déteste les romantiques qui lui apparaissent comme des barbares ; il ne veut pas connaitre la jeune poésie qui l’indiffère. La poésie qu’il trouve dans Georges Sand lui parait grandement suffisante et il ne délaisse son auteur favori que pour la musique dont il est un fervent.

Tel est Edouard Vaillant. Certes, cette biographie est incomplète. Il aurait fallu le suivre pas à pas et noter tous les détails de son histoire qui se confond souvent avec l’histoire de ce temps. Mais si brève que soit cette esquisse rapidement menée, on a pu reconnaitre en Vaillant l’homme de droiture, d’énergie et de conviction. Il serait à souhaiter que le parti socialiste possédât, nombreux, de tels militants devant qui tous les partis s’inclinent et qu’on est unanime à considérer, ainsi que nous le disions en débutant, comme l’une des plus nobles et des plus belles figures du monde révolutionnaire.

La seule querelle que nous chercherons à Edouard Vaillant, ce sera justement de nous avoir mis dans l’impossibilité d’en dire du mal, ainsi que nous avons pris la détestable habitude de le faire, chaque fois que nous parlons de nos contemporains.