Tout idéal qui ne se réalise pas tend à perdre, au long du temps, dans la pensée de ses propagandistes, la précision des buts que lui assignaient ses créateurs. C’est ce qui est, en partie, arrivé à l’anarchisme. C’est ce qui, pareillement, est arrivé au syndicalisme révolutionnaire. Les forces constituées pour défendre et réaliser l’un et l’autre se sont affaiblies, par rapport à ce qu’elles étaient à leurs débuts, et pendant longtemps l’essentiel du contenu des deux doctrines a été relégué au second plan, et des préoccupations d’importance indiscutable, mais secondaires, ont pris le pas sur les objectifs primordiaux.
Le premier livre dans lequel Proudhon formula ses aspirations anarchistes fut Qu’est-ce que la propriété ? Il y écrivait comme un philosophe, mais aussi comme un économiste. C’est par la critique de la formule économique fondamentale de la société qu’il apparaissait comme révolutionnaire ; c’est par son idéal de justice économique, son affirmation du mutuelliste, sa revendication du crédit gratuit, de la liberté des échanges, son initiative de la Banque du Peuple, qu’il fondait par la suite la conception anarchiste de la société.
Chez lui, le philosophe idéaliste peut parfois s’égarer, le socialiste anarchiste, quand il se manifeste, tend toujours à un but qu’il a hâte de réaliser. Et dans toute l’œuvre proudhonienne, nous retrouvons, inspirant les idées sociales et les principes moraux, l’homme avide de « justice économique », dont les conceptions sont parfois discutables, mais qui ne lâche pas la proie pour l’ombre.
Bakounine n’était pas un économiste comme l’avait été Proudhon. Sa culture fondamentale, accumulée pendant ses dix ans de séjour en Allemagne, était avant tout philosophique, et c’est plus comme philosophe que comme sociologue, au sens véritable du mot, qu’il formule ses idées anarchistes. Les enseignements de l’histoire contribuent à ses conclusions.
Mais il a été bien loin d’oublier que le but de la lutte sociale était la suppression de l’exploitation de l’homme par l’homme et le triomphe du socialisme. Au contraire, dès qu’il élabora ses conceptions définitives, la réorganisation de la société sur la base des communes et des fédérations de communes, des syndicats ouvriers — on disait alors « union de métiers » — et des fédérations nationales et internationales de travailleurs, organisées « de bas en haut », et coordonnant leurs efforts sur un plan universel, fut son leitmotiv constant.
Ce souci de la réalité lui fit applaudir l’effort de Marx pour baser le socialisme sur l’interprétation matérialiste de l’histoire, bien que son propre matérialisme fût à la fois moins érudit et plus complet ; ces mêmes raisons lui faisaient reconnaître que les bases philosophiques de Proudhon étaient à la fois trop métaphysiques et trop abstraites.
Et tous ceux de la brillante pléiade anti-autoritaire de la Première Internationale — James Guillaume, Adhémar Schwitzguébel, Caffiero, Malatesta, Cavelli, Anselmo Lorenzo, Farga Pellicer et leurs camarades — s’efforcèrent, avec Kropotkine, de préciser l’idéal anarchiste de la nouvelle société, la structure et le fonctionnement de cette société, les institutions chargées de la production et de la distribution, les principes de cette distribution et le mode de fonctionnement de ces institutions.
Ceux qui séparent l’anarchisme socialiste — il n’y a, à part lui, que l’anarchisme individualiste — de ses aspirations économiques concrètes, oublient trop ou ignorent les études profondes auxquelles se sont alors livrés nos prédécesseurs ; les discussions ardentes entre mutuellistes proudhoniens et anarchistes collectivistes, entre ceux-ci et les anarchistes communistes, discussions dans lesquelles on ne parla pas seulement de principes juridiques et d’une éthique que l’on n’oublia jamais, mais du rendement des terres, des moyens de production, de l’organisation des services publics, des problèmes monétaires, etc.
Ceux qui croient que s’occuper de la réorganisation sociale est anti-anarchiste, oublient ou ignorent que Kropotkine a écrit La Conquête du Pain, dont le seul titre est un programme nullement métaphysique, et dont chacun des chapitres — le logement, les vêtements, les denrées, l’aisance pour tous, la décentralisation industrielle, l’agriculture, etc. — précise le but et le contenu pratiques ; et que plus tard, le même auteur écrivit Champs, usines et ateliers livre tout entier destiné à l’analyse de certains faits économiques et à l’exposé de conceptions personnelles sur la structure nouvelle de l’économie sociale.
Tous ces théoriciens, tous ces sociologues, ces fondateurs de l’anarchisme comme doctrine et comme mouvement, lui assignaient un but fondamental et concret : l’égalité économique dans la liberté. Il est vrai que du mutualisme proudhonien au communisme libertaire actuel, la conception de cette égalité a évolué à mesure qu’évoluaient les conceptions morales, les connaissances sociologiques et les moyens de production. Mais elle s’est toujours basée sur cette éternelle idée de la simple justice humaine que Bakounine répétait dans les statuts de la Fraternité Internationale : qui ne travaille pas est un voleur.
Ce but est clair, concret, précis. Les modes de son application dépendent, comme pour toutes choses, des circonstances de lieu et de temps, mais il se résout toujours en ceci : celui qui est apte à le faire doit apporter sa part à l’effort commun ; celui qui n’est pas volontairement un parasite a droit à sa quote-part des biens obtenus par l’effort commun.
Nulle métaphysique ne doit nous faire oublier la clarté, la précision et l’urgence de ces buts. Si, comme mouvement, l’anarchisme a pendant un certain temps dévié de sa tâche essentielle, nous revenons à cette tâche et nous sommes dans la tradition de sa pensée, dans l’essentiel de sa doctrine. On peut discuter sur les meilleures façons de la réaliser, mais non pas de la définir, la définition est donnée depuis longtemps. À nous de la reprendre avec un esprit de réalisateurs, en replaçant au deuxième plan ce qui, par erreur, a été placé au premier, et en ne permettant plus que la métaphysique, même la métaphysique économique, nous fasse oublier notre tâche historique.