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« Mohand Saïl : l’Irrécupérable ! »

vendredi 22 octobre 2021, par Sarah Haider (CC by-nc-sa)

Contribution intégrale de Sarah Haidar, écrivaine et journaliste anarchiste [1], à la rencontre autour de Sail Mohand Ameziane et l’inauguration d’une stèle dédiée à sa mémoire. Cet hommage s’est tenue dans son village natal Taourit commune de Tibane en Kabylie le 15 octobre 2021.

Mort en 1953, il nous a fallu plus d’un demi-siècle pour redécouvrir Mohand Saïl, un personnage unique dans notre Histoire tant par son envergure politique que symbolique. Il est l’excroissance heureuse d’une mémoire kabyle et berbère trop longtemps cantonnée dans une iconographie, certes nécessaire, mais homogène et figée, où l’attention accordée aux idées et aux combats était conditionnée par leur portée identitaire, linguistique et culturelle. De Si Moh U Mhand à Matoub, en passant par Mouloud Mammeri et Ferhat, la Kabylie voulait, devait se rattacher, comme à un cordon ombilical, à des figures et des mots qui se confondaient avec une culture millénaire victime d’un déni officiel et d’un processus de minoration méthodique.

Entre « Tamazight di lakul » et « Aksil VS Okba », entre la résistance à l’arabisation forcée et le combat identitaire, Mohand Saïl n’avait que très peu de place pour rayonner dans un imaginaire kabyle contraint au repli et à la réaction. Et pourtant, il y a dans la vie, le parcours et les idées de cet authentique militant de la liberté mille et une richesses à puiser pour ouvrir, aérer et étoffer nos schémas politiques et philosophiques. Aujourd’hui, plus qu’hier, Mohand Saïl peut incarner l’alternative à l’éternel clivage que l’on nous propose depuis des lustres et qui réduit considérablement nos horizons.

Né en 1894, dans une Kabylie déjà conquise et quasiment « pacifiée » par les forces coloniales françaises, et mort en 1953, un an avant le début d’une révolution qu’il n’a cessé d’appeler de tous ses vœux, il aura entre-temps consumé plusieurs vies et transgressé les innombrables ghettos auxquels ses origines et sa condition le prédestinaient, pour devenir un révolutionnaire indomptable et « irrécupérable ».

Mohand Saïl n’était pas berbériste, encore moins « nationaliste » ; il n’a pas fait ses armes dans les rangs du PPA/MTLD ni distribué des tracts à la gloire de Messali Hadj ; on ne le retrouve pas aux côtés de Rachid Ali Yahia ou de Ouali Bennaï en 1949 ni parmi les futurs novembristes formés par l’OS. Il n’était rien de tout cela et il était tout cela à la fois. Il était anarchiste !

Illustration de Naser Yanat

En 2020, sortait en France L’étrange étranger, une compilation de textes coordonnée et commentée par Francis Dupuis-Derri. On y redécouvrait un Saïl habité par les plus beaux principes révolutionnaires et obstinément réfractaire aux cadres et « offres » politiques prédominants de l’époque. On pouvait alors aisément constater le miracle intellectuel que fut cet enfant de Souk Oufella, devenu anarcho-syndicaliste puis combattant de la Colonne Durruti durant la guerre d’Espagne, puis rédacteur inspiré de chroniques et autres tracts appelant les dominés à la révolte ; le tout dans un contexte où il aurait pu se contenter du cheminement classique emprunté par les jeunes politisés de sa génération. Saïl pouvait à la fois pourfendre les colonialistes, les staliniens, les marabouts kabyles et le nationalisme étriqué, dans un refus permanent et noble de toutes les facilités et les schémas éculés. Il appelait les Algériens, « ses frères indigènes », à se soulever contre la colonisation française mais il ne n’opposait pas pour autant à cette dernière le projet d’un futur État algérien qui ne ferait que reproduire le vieux piège de la domination ; il exhortait les ouvriers, Algériens comme Français, à faire chuter le système anthropophage qui leur volait leurs vies, au-delà de leurs nationalités et origines ; il n’hésitait pas à envoyer balader « le fascisme rouge » qui se faisait passer pour la seule alternative à l’impérialisme mortifère ; il reconnaissait « les prémices » d’une démocratie véritable dans « l’exemple kabyle » que représentait l’organisation sociale millénaire de sa région natale mais il ne sombrait pas pour autant dans un identitarisme niais et n’éprouvait aucune crainte à démystifier les sacro-saints de ses compatriotes, religion et maraboutisme compris.

Mohand Saïl incarne, à l’instar de ses compagnons et compagnonnes issus de géographies différentes, l’être politique à la fois transcendant et ancré dans le réel, exigeant et intègre, cohérent et inaliénable, dont la Kabylie gagnerait à questionner et comprendre la richesse ; elle qui vit aujourd’hui l’une des périodes les plus sombres de son Histoire.

 

 

Illustration de Naser Yanat

Voir en ligne : L’étrange étranger | Écrits d’un anarchiste kabyle Mohamed Saïl - Lux Éditeur, 176 pages, 10 euros


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