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Sam Dolgoff : « Idées Fausses sur l’Anarchisme »

samedi 22 juillet 2023, par Sam Dolgoff (CC by-nc-sa)

Texte original « Misconceptions of Anarchism ». Extrait de Fragments : A Memoir. Traduction : Racines et Branches - Un regard libre sur les formes anti-autoritaires d’hier et d’aujourd’hui.

L’anarchisme n’est pas un individualisme anti-social absolu

L’anarchisme n’est pas synonyme d’une liberté individuelle absolue, irresponsable et anti-sociale qui viole les droits d’autrui et rejette toute forme d’organisation et d’auto-discipline. La liberté individuelle absolue ne peut être atteinte, si tant est qu’elle le puisse, que dans l’isolement : Ce qui ôte réellement la liberté et rend impossible l’initiative c’est l’isolement qui rend impuissant. (Errico Malatesta, Life and Ideas, Freedom Press, p. 87)

L’anarchisme est synonyme du terme « socialisme libre » ou « anarchisme social ». Comme le terme « social » l’implique, l’anarchisme est la libre association d’individus vivant ensemble et coopérant au sein de communautés libres. L’abolition du capitalisme et de l’état ; l’autogestion des travailleurs de l’industrie ; la répartition selon les moyens ; l’association libre ; sont des principes qui, pour toutes les tendances socialistes, en constituent l’essence. Pour distinguer les différences fondamentales existantes sur le comment et quand réaliser ces objectifs, et des individualistes antisociaux, Pierre Kropotkine et les autres théoriciens anarchistes, ont défini l’anarchisme comme « l’aile gauche du mouvement socialiste. » L’anarchiste russe Alexei Borovoi que le fondement même de l’anarchisme au sein d’une société libre était l’égalité entre tous les membres d’une organisation libre. L’anarchisme social pourrait être défini comme le droit de tous à être différents.

L’anarchisme n’est pas la liberté illimitée ni la négation de la responsabilité

Dans les relations sociales entre individus, certaines normes sociales devront être acceptées, et plus précisément, l’obligation de respecter un accord librement consenti. L’anarchisme n’est pas une forme de gouvernement. L’anarchisme, c’est l’auto-gouvernement (ou son équivalent, l’auto-administration). L’auto-gouvernement implique l’auto-discipline. L’ alternative à l’auto-discipline est l’obéissance obligatoire imposée par des gouvernants à leurs sujets. Pour éviter cela, les membres de chaque association en définissent librement les règles et se mettent d’accord pour les respecter. Ceux qui refusent de remplir leur responsabilité d’honorer un accord librement consenti seront privés de ses avantages.

Le droit à la sécession

La sanction pour une violation de l’accord est contrebalancé par le droit inaliénable à la sécession. Le droit des groupes et des individus de choisir leurs propres formes d’association est, selon Bakounine, le plus important de tous les droits politiques. L’abrogation de ce droit conduit à la réintroduction de la tyrannie. Vous ne pouvez pas faire sécession d’avec une prison. La sécession ne paralysera pas l’association. Les individus, avec des intérêts communs primordiaux coopéreront. Ceux qui risquent de perdre beaucoup en scissionnant feront des compromis. Ceux qui n’ont rien ou peu de choses en commun avec la collectivité n’affaibliront as l’association en faisant sécession, mais, au contraire, élimineront une source de friction, et, par conséquent, renforceront l’harmonie générale.

La différence essentielle entre l’anarchisme et l’État

Le concept anarchiste d’une autorité librement consentie dans l’échange de services qui est l’administration des affaires, diffère fondamentalement de l’autorité de l’État, qui est le pouvoir sur ses sujets, le peuple. Par exemple, réparer ma télévision : l’autorité du technicien se termine avec la fin de la réparation. La même chose s’applique lorsque je suis d’accord pour peindre l’appartement du technicien [1]. L’échange réciproque de biens et de services est une relation de coopération limitée, non personnelle, qui exclut automatiquement toute dictature. Mais l’État, au contraire, est un appareil généralisé qui gouverne tous les aspects de ma vie, de la conception à la mort, par autant de décrets auxquels je suis contraint d’obéir sous peine de subir des pressions, la suppression des droits, l’emprisonnement et même la mort.

L’individu peut faire librement sécession d’un groupe ou d’une association, même organiser la sienne propre, mais il ne peut pas échapper à la juridiction de l’État. S’il réussit finalement à échapper à un État pour un autre, il sera immédiatement soumis à la juridiction du nouvel état.

Remplacer l’État

Les concepts anarchistes ne sont pas concoctés artificiellement par les anarchistes. Ils sont issus de tendances déjà à l’œuvre. Kropotkine, qui a formulé la sociologie de l’anarchisme, a insisté sur le fait que la conception anarchiste de la société libre est basée sur ces données déjà fournies par l’observation de la vie du temps présent. Les théoriciens anarchistes se sont contentés de suggérer l’utilisation de tous les organismes utiles dans la vieille société afin d’en construire une nouvelle. Que les éléments de la société nouvelle se développent déjà au sein de la société bourgeoise qui s’effondre (Marx) est un principe fondamental partagé par toutes les tendances du mouvement socialiste. L’écrivain anarchiste, Colin Ward, a résumé admirablement ce point : Si vous voulez construire une société nouvelle, tous les matériaux sont déjà disponibles.

Les anarchistes cherchent à remplacer l’état, pas par le chaos, mais avec des formes naturelles, spontanées d’organisation qui émergent partout là où, soit l’aide mutuelle ou les intérêts communs à travers la coordination et l’auto-gouvernement, deviennent nécessaires. Cela nait de l’interdépendance inéluctable de l’humanité et de sa volonté d’harmonie. Cette forme d’organisation, c’est le fédéralisme. Une société sans ordre (comme l’implique le terme de « société ») est inconcevable. Mais l’organisation de l’ordre n’est pas le monopole exclusif de l’État. Le fédéralisme est une forme d’ordre qui a précédé l’usurpation de la société par l’État et qui lui survivra.

Il n’existe pratiquement pas une seule forme d’organisation, qui, avant que d’être usurpée par l’État, qui ne fut à l’origine fédéraliste dans son essence. Jusqu’à nos jours, la seule liste du vaste réseau de fédérations et confédérations internationales, nationales, provinciales, locales, englobant la totalité de la vie sociale rempliraient facilement des volumes entiers. La forme fédérée d’organisation rend facile pour tous les groupes et fédérations de bénéficier des avantages de l’unité et de la coordination tout en étant autonomes au sein de leurs propres sphères, et donc d’augmenter l’étendue de leur propre liberté. Le fédéralisme – synonyme d’accord librement consenti– c’est l’organisation de la liberté. Comme l’a énoncé, Celui qui dit liberté sans dire fédéralisme ne dit rien.

Après la révolution

La société constitue un vaste réseau imbriqué de travail coopératif et toutes les institutions profondément enracinées qui fonctionnent utilement aujourd’hui continueront à fonctionner sous une forme ou une autre pour la simple raison que l’existence même de l’humanité dépend de cette cohésion interne. Cela n’a jamais été remis en cause par quiconque. Ce dont nous avons besoin, c’est de l’émancipation envers des institutions autoritaires et envers l’autoritarisme au sein des institutions elles-mêmes. Par-dessus tout, celles-ci doivent être imprégnées de l’esprit révolutionnaire et de confiance dans la capacité créative des individus. Kropotkine, en travaillant sur la sociologie de l’anarchisme, a ouvert un champ de recherches fertile qui a été largement négligé par les sciences sociales occupées à cartographier de nouveaux domaines pour le contrôle d’état.

Les anarchistes se sont essentiellement préoccupés des problèmes immédiats de transformation sociale auxquels il faudra faire face dans n’importe quel pays après la révolution. Ce fut la raison pour laquelle les anarchistes ont essayé d’imaginer des mesures pour résoudre les problèmes pressants les plus susceptibles d’émerger durant ce que l’écrivain révolutionnaire anarchiste Errico Malatesta a appelé la période de réorganisation et de transition. Un résumé des réflexions de Malatesta sur les questions les plus importantes suit.

Les problèmes cruciaux ne peuvent pas être évités en les repoussant dans un avenir lointain – peut-être un siècle ou plus – lorsque l’anarchisme sera pleinement établi et que les masses auront été finalement convaincues et devenues anarcho-communistes. Nous, anarchistes, devons avoir nos propres solutions si nous ne voulons pas jouer le rôle de « râleurs inutiles et impuissants, » alors que les autoritaires les plus réalistes et les moins scrupuleux se saisiront du pouvoir. Anarchie ou pas anarchie, les individus doivent manger et se voir fournir du nécessaire vital. Les villes doivent être approvisionnées et les services vitaux ne peuvent pas être interrompus. Même s’il est actuellement mal servi, le peuple ne permettra à personne de perturber ces services à moins que, et jusqu’à ce qu’ils soient réorganisés de manière plus satisfaisante, et cela ne peut être fait en un jour.

L’organisation de la société anarchiste-communiste ne peut être réalisée sur une grande échelle que progressivement, au fur et à mesure que les conditions matérielles le permettent et que les masses sont persuadées des avantages qu’elles en tireront, et qu’elles s’habitueront psychologiquement aux transformations radicales de leurs conditions de vie. Puisque le communisme libre et volontaire (synonyme pour Malatesta de l’anarchisme) ne peut être imposé, il a souligné la nécessité de la coexistence de différentes formes économiques – collectiviste, mutualiste, individualiste – à la condition qu’elles n’exploitent personne. Malatesta croyait que l’exemple convaincant de communes libertaires réussies :

attireront les autres dans l’orbite de la collectivité... Pour ma part, je ne crois pas qu’il existe une solution aux problèmes sociaux, mais un millier de solutions différentes et évolutives, de la même façon que l’existence est différente selon les époques et les lieux. [2]

L’anarchisme « pur » est une utopie

L’anarchisme « pur » a été défini par l’écrivain anarchiste George Woodcock comme le groupe affinitaire émancipé et flexible qui n’a pas besoin d’organisation formelle et qui diffuse la propagande anarchiste via un réseau invisible de contacts personnels et d’influences intellectuelles. Woodcock prétend que l’anarchisme « pur » est incompatible avec des mouvements de masse comme l’anarcho-syndicalisme parce que ce dernier nécessite :

des organisations stables précisément parce qu’il évolue dans un monde qui n’est que partiellement régi par des idées anarchistes... et qu’il fait des compromis face à des situations au jour le jour... [l’anarcho-syndicalisme] doit maintenir l’allégeance des masses [des travailleurs] qui ne sont que faiblement conscients du but ultime de l’anarchisme. [3]

Si ces affirmations sont justes, l’anarchisme est une utopie parce que, jamais, chacun ne sera un « pur » anarchiste et parce que l’humanité devra toujours faire des compromis face aux situations au jour le jour. Cela ne signifie pas que l’anarchisme exclut les « groupes affinitaires ». En effet, c’est précisément parce que la variété infinie d’organisations volontaires qui se forment, se dissolvent et se reconstruisent selon les penchants et les envies des adhérents individuels, reflètent les préférences personnelles, qu’elle constitue la condition indispensable pour une société libre.

Mais les anarchistes insistent sur le fait que la production, la distribution, l’échange de communication et autres nécessités, qui doivent être coordonnés à l’échelle mondiale dans un monde moderne interdépendant, doivent être assurés avec succès par des organisations « stables » et ne peuvent pas être laissés aux envies fluctuantes d’individus. Il existe des obligations sociales que chaque individu valide doit remplir si il ou elle veut profiter du travail collectif. Il doit être évident que de telles associations « stables » indispensables, organisées selon les principes anarchistes, ne sont pas une déviation. Elles constituent l’essence de l’anarchisme comme ordre social viable.

Tracer la route de la liberté

Les anarchistes ne sont pas naïfs au point d’attendre la mise en place d’une société composée d’individus parfaits qui auraient perdu miraculeusement leurs préjugés enracinés et leurs habitudes désuètes le « lendemain de la révolution ». Nous ne nous préoccupons pas de savoir à quoi ressemblera la société dans un avenir lointain lorsque le paradis sur terre existera enfin. Mais nous sommes par-dessus tout intéressés par la direction de l’évolution humaine. Il n’existe pas de « pur » anarchisme. Il n’y a que l’application de principes anarchistes aux réalités de la vie sociale. Le seul et unique but de l’anarchisme est de propulser l’humanité dans une direction anarchiste.

Ceci considéré, l’anarchisme est un guide pratique, crédible, pour l’organisation sociale. Il est sinon condamné à des rêves utopistes, et non pas une force vivante.


[1Sam Dolgoff était peintre, NDT.

[2Errico Malatesta, Life and Ideas, édité par Vernon Richards, Freedom Press, London, pp. 36, 100, 99, 103-4, 101, 151, 159

[3Anarchism, pp. 273-4