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La leçon de Colin Ward

dimanche 11 février 2024, par Francesco Codello (CC by-nc-sa)

Le 11 février 2010 au soir, Colin Ward est mort à l’hôpital d’Ipswich, en Angleterre. Un message de sa compagne Harriet nous l’a fait savoir rapidement, en quelques mots émus. La nouvelle de sa disparition s’est vite diffusée sur internet (lui qui utilisait toujours sa vieille machine à écrire !), et les témoignages ont afflué auprès de Harriet et de ses fils. Colin a été et reste pour moi un maître, une personne qui ne te révèle jamais la vérité mais qui d’incite à la chercher en toi et dans les petites choses du quotidien. L’avoir connu, l’avoir reçu comme ami est un privilège ; il laisse un grand vide en moi et en d’autres qui l’ont connu. Colin était d’une génération rare de ces anarchistes d’après-guerre qui ont entretenu le flambeau de l’anarchisme et témoigné de leur choix par une vie militante, anoblissant l’idée anarchiste par leur sensibilité et leur humanité.

Fils d’un instituteur, militant travailliste, et d’une secrétaire, Colin est né le 14 août 1924 à Wanstead, dans l’Essex. A l’école, il n’est pas un élève particulièrement brillant, et arrête à l’âge de 15 ans. Il trouve un premier emploi dans une entreprise qui construit des refuges aériens, puis dans les bureaux techniques de la commune d’Ilford. C’est là qu’il découvre les injustices de la bureaucratie dans l’allocation de logements populaires, dans une région où règnent la pauvreté et la misère. Il a déjà été sensibilisé dans sa famille : un de ses souvenirs les plus chers est d’avoir assisté avec son père à un Premier Mai à Hyde Park, en 1938, où a parlé Emma Goldman.

En 1942, il est appelé à l’armée ; à Glasgow, un ancien mineur, Frank Leech, lui fait connaître les idées anarchistes et l’incite immédiatement à écrire pour War Commentary, périodique dirigé par Vernon Richards et Maria-Luisa Berneri, où il publie son premier article. Quand ses obligations militaires le lui permettent, il fréquente assidûment le groupe anarchiste local. Il se cultive aussi en allant à la bibliothèque publique. Ce sera une constante de toute sa vie, cohérente avec son mode de vie simple : dans la maison de Debenham (Suffolk), où il a vécu les trente dernières années de sa vie avec Harriet, il y a peu de livres et beaucoup de notes et de coupures de journaux, car il n’a cessé de recourir aux services de la bibliothèque publique.

Frank Leech en prison fait une grève de la faim ; lorsque Colin va le voir en uniforme (il n’a rien d’autre à se mettre), il est envoyé en punition aux îles Orcades et Shetland où il restera jusqu’à la fin de la guerre.

Libéré finalement en été 1947, il rejoint la rédaction du périodique Freedom auquel il a déjà envoyé nombre d’articles. Il y retrouve des compagnons qui deviendront ses amis, John Hewetson, Vernon Richards, Philip Sansom, Maria Luisa Berneri, puis George Woodcock, Herbert Read, Alex Confort, Geoffrey Ostergaard, Gerald Brenan. Sa collaboration est assidue. Dès le début des années 1950 il se consacre à des thèmes qui lui seront chers, le logement, l’espace urbain, le contrôle ouvrier, l’auto-organisation dans les usines, l’auto-suffisance agricole, la décolonisation. Il est particulièrement attentif, grâce à ses côtés empiriques et ouverts, à ce qui se passe dans le monde intellectuel, et signale les contributions qui peuvent intéresser un mouvement anarchiste peu nombreux qui se reconstitue avec peine, notamment les développements de la recherche sociologique ou historique, avec des auteurs comme Isaiah Berlin.

Dessin de Clifford Harper

Faisant un bilan de cette période, Colin Ward écrit qu’il a cherché à faire rentrer l’anarchisme dans le mouvement intellectuel, dans le champ des idées prises au sérieux. C’est à cela qu’il s’attachera en fondant une revue mensuelle, sans doute la plus sérieuse et la plus intéressante de ces années-là, Anarchy, qu’il rédigera de 1961 à 1970. Colin la fabrique chez lui, écrivant au début beaucoup de textes signés de divers pseudonymes (John Ellerby, John Schubert, Tristram Shandy) ou anonymes. Pour son biographe et ami David Goodway, la revue exsude la vitalité, elle correspond aux tendances de l’époque, elle parle aux jeunes gens. Elle s’occupe surtout de questions comme le logement et les occupations de maisons, l’école, le contrôle ouvrier, le système pénal. Grâce à la rencontre avec Murray Bookchin, elle va aussi parler d’écologie et de technologies appropriées. Tout cela à la lumière d’une nouvelle culture libertaire, intégrant les réflexions scientifiques, sociologiques et philosophiques contemporaines et renouvelant les anciennes spéculations anarchistes. Ses collaborateurs sont de plus en plus compétents, proviennent de tous les milieux et militent dans divers groupes et associations anti-autoritaires.

Anarchy trouve un tel écho que d’autres revues, militantes ou établies, demandent des collaborations à Colin Ward. Au début des années 1970 la série Penguin Education publie ses premiers livres, Violence, Work, Utopia, qui s’adressent aux adolescents. Il publiera bientôt son livre le plus connu, Anarchy in action (traduit dans plusieurs langues [1]).

Ce livre renverse la conception traditionnelle de l’anarchisme, qu’il ne présente pas comme quelque chose qui doit advenir mais comme une réalité déjà présente, avec toutes les implications méthodologiques et idéologiques que cela comporte. Ce livre, écrit Ward, veut démontrer qu’une société anarchiste, une société qui s’organise sans autorité, existe de tout temps, comme le grain sous la neige [c’est le titre d’un roman d’Ignazio Silone, qu’il appréciait particulièrement], enfouie sous le poids de l’État et de la bureaucratie, du capitalisme et de son gaspillage, des privilèges et des injustices, du nationalisme et de sa réalité mortifère, des religions et de leurs superstitions et discriminations.

Cela veut dire que les moyens pour réaliser l’anarchisme sont à portée de main : il suffit de regarder d’un autre œil, plus attentivement, la réalité spontanée que vivent les hommes et les femmes sans le filtre de la domination et de l’oppression. Colin Ward le montre par des exemples concrets, recueillant des données dans les sciences sociales ; il reprend ainsi les thèses de Kropotkine qu’il trouve les plus adéquates (il publiera d’ailleurs une édition commentée et mise à jour de Champs, usines, ateliers) pour décrire des situations libertaires dans l’urbanisme, dans l’économie, dans l’éducation.

Paul Goodman

Cette vision de l’anarchisme le rapproche de réflexions d’Alexandre Herzen, qui disait qu’un but situé dans l’infiniment lointain n’est plus un but, c’est une mystification. Ou des intuitions de Gustav Landauer, pour qui l’État n’est pas une chose que l’on peut détruire par une révolution, mais que c’est une condition, une manière de relations entre les êtres humains, une manifestation de leur comportement ; il ne pourra être détruit qu’à condition de créer de nouvelles relations, de nouveaux comportements. Enfin Ward a été influencé par Paul Goodman, qui écrivait que le principe fondamental de l’anarchisme n’est pas la liberté mais l’autonomie, la capacité d’entreprendre une tâche et de la réaliser à sa manière ; ou qu’une société libre ne peut remplacer l’ordre ancien par un ordre nouveau mais doit élargir les domaines de l’agir autonome à toute la vie sociale.

Il a su décrire de manière exemplaire l’usage non conventionnel que les humains, enfants et adultes, font de leur milieu, de la ville qu’ils habitent, des écoles qu’ils fréquentent, de leurs jeux et de leurs activités, dès qu’ils se libèrent de l’hégémonie suffocante de la domination, et comment cet usage libertaire nous permet d’entrevoir les rapports égalitaires et solidaires qui s’instaurent alors. C’est cela qu’il faut encourager, stimuler, développer pour créer dès maintenant d’autres sociétés. L’alternative anarchiste propose la fragmentation plutôt que la fusion, la diversité au lieu de l’unité, une masse de sociétés et non une société de masse.

Colin Ward a travaillé comme architecte et aménagiste, enseignant, journaliste, il a publié de très nombreux livres. En français, l’Atelier de création libertaire (Lyon) a publié L’anarchie en société : conversations avec Colin Ward, par David Goodway, ainsi queLes voleurs d’eau : les déboires marchands d’un bien commun, et La liberté de circuler : pour en finir avec le mythe de l’automobile. Il ne prêchait pas, il pratiquait effectivement les transports publics, nombre d’entre nous peuvent en témoigner.

Il laisse en nous un grand vide, mais aussi l’exigence de reprendre le témoin pour continuer de défendre un anarchisme concret, à la portée de chacune et chacun.

Francesco Codello

(adapté de Rivista A, n°342, Milan, avril 2010)

Cet article est paru dans :
 Le bulletin du CIRA (Lausanne) n°66, 2010
 Réfractions n°25 - automne 2010


[1Aucune traduction en français à notre connaissance.