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1906 : La question des huit heures

mercredi 12 janvier 2022, par Michel Auvray (CC by-nc-sa)

La Bourse du Travail de Paris s’orne d’une immense banderole rouge : « A partir du 1er mai 1906, nous ne travaillerons que 8 heures par jour ».

Jamais mouvement d’une telle ampleur n’avait été préparé aussi systématiquement. On était alors bien loin de la foire du muguet, bien loin de cette fête du travail et de la concorde sociale instaurée, en 1941, par le maréchal Pétain. En ce 1er mai 1906, la revendication des 8 heures était associée à ce formidable moyen de lutte qu’est la grève générale. Le mouvement ouvrier prenait alors conscience de sa force. Dans l’action et par l’action. Directe.

A l’aube du XXe siècle, deux grandes tendances du français viennent de s’unifier pour créer la Section Française de l’Internationale Ouvrière (SFIO). Les plus réformistes doivent se soumettre aux décisions prises au Congrès d’Amsterdam, décisions qui s’apparentent à une condamnation de la politique de collaboration de classes incarnée par Jaurès. L’alliance du radicalisme et du socialisme qui avait suivi l’Affaire Dreyfus n’est plus de saison. Et, en accédant au pouvoir, Clémenceau va ancrer sa majorité à droite.

Nous sommes surtout aux heures de gloire du syndica­lisme révolutionnaire. Fondée au Congrès de Limoges, en 1895, la Confédération Géné­rale du Travail n’est venue réellement au monde qu’à Montpellier, en 1902 : la Fédé­ration des Bourses du Travail s’y est incorporée. Porteuse d’un syndicalisme de classe, la CGT connaît alors une rapide croissance ; influencée par de fortes personnalités anarcho­syndicalistes, elle attend la révolution sociale de la grève générale. La revendication de, 8 heures va lui être l’occasion de mener un mouvement d’une ampleur exceptionnelle.

Du Père peinard à la Voix du peuple

En ce début de siècle, la durée du temps de travail est longue, très longue. Il a fallu attendre 1900 pour qu’une loi la limite à... 10 heures pour les femmes et les enfants, 12 heures pour les hommes. Et ce, en théorie !

Reprenant la tactique des ouvriers américains qui, en 1886, étaient parvenus à imposer les 8 heures, les syndicalistes français ambi­tionnent de faire du 1"’ mai une journée de lutte pour la réduction du temps de travail. Ils renouent, ce faisant, avec la tradition guesdiste des années 1890.

Plus que d’autres le « gniaff » du Père Peinard était bien conscient que les autorités politiques se fou­taient autant des 8 heures que bibi d’une croix d’hon­neur. Emile Pouget n’en fut pas moins l’un des principaux artisans de ce mouvement. Dès 1897, il écrivait : Eh foutre, décrocher les 8 heures n’est pas si cotonneux qu’on voudrait nous le faire croire, ce n’est pas la mer à boire ! Seulement, le joint n’est pas de nommer des députés socialos et d’attendre, en suçant nos pouces, que ces bouffe-galette aient pondu une loi limitant la journée de travail à 8 heures. (...) Y a pas à torpiller, c’est un mauvais système que d’attendre que les alouettes nous tombent rôties du ciel gouvernemen­tal ! Le jour où nous voudrons fermement les 8 heures, nous n’aurons qu’à nous entendre et à quitter l’atelier et les usi­nes, une fois huit heures de travail accomplies. Ce jour-là, il n’y aura pas d’erreur. Ni patrons, ni gouvernements, n’ayant assez de puissance pour nous faire travailler cinq minutes de plus, il faudra bien que les charognards mettent les pouces.

Emile Pouget.

Dans La Voix du Peu­ple qu’il fonde par la suite, l’excellent propagandiste qu’est Pouget poursuit inlas­sablement son œuvre. Sensi­ble aux critiques de militants anarchistes qui ne croient pas à la possibilité d’une amélio­ration du sort de l’ensemble des travailleurs tant que durera le capitalisme, et non moins critique vis-à-vis du recours aux pouvoirs publics qu’implique le vote d’une loi, Pouget persiste. Et signe : La journée de 8 heures n’est pas un idéal. C’est une étape. Franchissons-là. II est néces­saire de ne jamais perdre de vue que le but de l’action ouvrière est l’émancipation intégrale ; mais il est aussi indispensable de ne pas se désintéresser du présent et de s’efforcer toujours d’améliorer nos conditions actuelles d’existence. Entre les réfor­mes immédiatement réalisa­bles, la journée de 8 heures est une des meilleures. Mar­chons à sa conquête ! N’at­tendons pas que les gouver­nants nous l’octroient (...). Fixons-nous une date et pro­clamons qu’à partir du jour que nous aurons choisi, pour rien au monde, nous ne con­sentirons à faire plus de 8 heu­res. (La Voix du Peuple, 1er mai 1901).

Une démarche volontariste

La Bourse du Travail de Paris s’orne d’une immense banderole rouge : A partir du 1er mai 1906, nous ne travaillerons que 8 heures par jour. Ainsi en a décidé le Congrès confé­déral de la CGT réuni en 1904 à Bourges. Comme le relèvera l’historienne Made­leine Reberioux, la formule est, bien sûr, chargée de sens multiples : souhait ou espé­rance pour les plus modérés, décision derrière laquelle se profile la grève générale pour Pouget ou Duberos, les pre­miers pères du 1er mai 1906, appel à la combativité pour le secrétaire général de la Confédération Criffuelhes.

L’objectif est concret, pré­cis et unificateur. La centrale ouvrière de la rue du Château-d’Eau s’efforce, deux ans durant, de canaliser tout l’effort syndical vers cette revendication :Nous ne ferons plus que huit heures par jour. La formule revient dans chaque numéro de l’heb­domadaire de la CGT, La Voix du Peuple. Des cen­taines de milliers d’affiches sont collées, 400 000 tracts distribués. Les correspondan­ces sont tamponnées de ce mot d’ordre et des étiquettes, larges comme deux doigts, apposées sur les trains, les tramways, sur les vitrines des magasins et autres tables des cafés : il y en aura six millions de collées. Articles de presse, chanson des 8 heures sur l’air de l’« Internationale », tour­nées de conférences, bro­chures spéciales éditées jusqu’à 150 000 exemplai­res... La Commission des 8 heu­res créée par le Congrès de Bourges met tout en œuvre pour faire vivre le mot d’ordre.

La veillée d’armes

Enthousiasmé par cet objectif, le mouvement ouvrier fait montre d’un dynamisme exceptionnel. Il n’y a qu’un pas du comité de grève au syndicat et la for­midable vague de grèves qui marque la période voit les or­ganisations ouvrières croître de façon remarquable. En deux ans, de 1904 à 1906, le nombre des Bourses du Tra­vail passe de 110 à 135, pres­que toutes adhérentes à la CGT ; le nombre de syndi­cats confédérés passe, lui, de 1 792 à 2 339.

A l’approche du terme fixé à leur campagne, les ouvriers voient les socialistes unifiés mener parallèlement une action en faveur des 8 heures. l’ancien commu­nard Edouard Vaillant, devenu député, dépose même sur le bureau de l’Assemblée une proposition de loi en 17 articles réduisant la jour­née de travail des adultes à 8 heures, celles des ouvriers et des ouvrières de 16 à 20 ans à 4 heures.

N’en déplaise aux réfor­mistes, la campagne prend une allure de plus en plus radicale. les grèves se multi­plient, particulièrement à la suite de la catastrophe de Courrières qui, le 10 mars, tue plus de 1 100 mineurs. Le nou­veau ministre de l’Intérieur Georges Clémenceau, fait, contrairement à ses engage­ments, occuper le bassin minier par 20 000 hommes de troupe. A Paris même, nombre de vieux métiers sont en grève dès avril, la tension monte. Tout laisse penser que la classe ouvrière et la bour­geoisie mobilisent leurs forces en prévision d’une lutte qui s’annonce décisive.

Venu de la gauche, celui qui s’intitule lui-même le premier des flics n’a pas caché que son parti était pris. Recevant une délégation de la CGT, Clémenceau a tenu des propos d’une clarté exem­plaire : Vous êtes derrière une barricade, moi je suis devant. Votre moyen d’action c’est le désordre. Mon devoir, c’est de faire de l’ordre. Mon rôle est de contrarier vos efforts. Et il va sans nul doute s’y employer.

La grande peur

La CGT est désormais considérée comme un adversaire redoutable par les tenants de l’ordre éta­bli. La presse à sensation contribue à répandre la pani­que dans les beaux quartiers. A l’approche de l’échéance, des capitaux commencent à être transférés en Belgique. Bientôt, les magasins d’ali­mentation sont pris d’assaut, des stocks sont constitués. l’on voit même des écuries de superbes bâtisses loger désormais des vaches et des lapins. Certains bourgeois filent en province, d’autres à Londres, où les trains venant des côtes de la Manche ont été doublés par suite de l’affluence des fuyards. A Genève, des hôtels sont pleins de familles arri­vées de Paris avec de nom­breux bagages. Quant aux bourgeois restés sur place, ils se calfeutrent dans leurs demeures. L’on voit même des patrons fortifier leurs usines...

Un grand frisson secoue l’échine des notables et autres mondaines. Le ministre de l’Intérieur en profite pour multiplier perquisitions et arrestations. le 30 avril, un bonapartiste connu est arrêté en même temps que le secré­taire général et le trésorier de la CGT, Griffuelhes et Monatte. le « Tigre » mani­feste un goût prononcé pour la machination policière et invente... un complot « anti­républicain » commun à l’ex­trême-droite et à l’extrême-­gauche ! Du complot, il ne sera plus rapidement ques­tion : le dossier du procureur de Béthune, chargé de l’affaire, restera vide. Mais le gouvernement aura pu, un temps, assimiler à des en­nemis de la République les ouvriers luttant pom leur émancipation.

Vivre, pas seulement survivre !

La Conférence des Fédérations avait, le 6 avril, invité les travailleurs à participer, le jour du 1" mai, à un chômage de solidarité qui [soit] une manifestation de la puissance d’action du prolétariat organisé. Les organisations avaient le choix entre deux tactiques : Ou bien la cessation du travail la huitième heure accomplie, ou bien l’arrêt complet du travail, le 1er mai, jusqu’à satis­faction.

La Manifestation du 1er mai 1906 à Paris. Devant la Bourse du Travail. Cartoliste

Le jour tant attendu, Paris ressemble à une ville en état de siège. Quelques 50 000 sol­dats et gardes républicains tiennent le pavé, interdisant tout rassemblement, notamment autour de la place de la République, proche de la Bourse du Travail. Il y a bien des manifestations dans les rues avoisinantes, des affron­tements, des centaines d’arrestations, des blessés. Pas, à proprement parler, de troubles graves. De violents incidents se produisent, en province, à Brest, Bordeaux, Nice. Sans commune mesure avec l’insurrection redoutée par les autorités.

1er mai 1906 : manifestations, le drapeau noir et son escorte (Dijon). Cartoliste

Côté grève, le « chô­mage » traditionnel a été for­tement accentué. Les terras­siers, puisatiers. maçons du Métro en construction s’octroient les 8 heures en ces­sant le travail au moment fixé. Les charpentiers, les ébé­nistes se mettent en grève, tandis que bijoutiers et ouvriers du Livre se lancent dans l’action. Au total, quel­ques 150 000 grévistes, aux­quels s’ajoutent les 50 000 métallurgistes du départe­ment de la Seine.

On est loin de la grève générale, même si le mouve­ment se prolonge au lende­main du 1er mai, parfois très durement : 21 grèves ont une durée supérieure à cent jours. 438 000 grévistes sont dénom­brés cette année-là, un record non battu jusqu’à la guerre. 64% d’entre eux relèvent des conflits touchant la réduction du temps de travail à l’occa­sion du 1er mai. La plupart de ces luttes se soldent pourtant par un échec. A peu près seuls, les typographes obtien­nent alors la journée de 9 heures.

Une révolution manquée ?

Le mouvement du 1er mai 1906 a échoué en ce sens que la classe ouvrière a été dans l’incapa­cité d’imposer la journée de 8 heures (elle ne sera légalisée qu’en avril 1919). Les résultats obtenus sont pourtant loin d’être négligeables. Ils se tra­duisent tantôt par une aug­mentation de salaires, tantôt par une réduction sensible de la journée de travail. Et la bourgeoisie doit très rapide­ment concéder le vote de la loi du 13 juillet 1906, qui rend obligatoire le repos hebdoma­daire.

Paul Delesalle.

Faut-il alors voir dans cette campagne d’action une révolution manquée ? Certes non. D’abord, parce que les résultats médiocres de la souscription spéciale, le refus de certaines fédérations (tex­tile. par exemple), les objec­tifs plus « raisonnables » fixés par d’autres (le livre) attes­tent que l’organisation de cette échéance n’a mobilisé ni toute la classe ouvrière, ni même toute la CGT. Ensuite, parce que l’objectif des leaders était sans ambiguïté. Paul Delesalle, qui était le secrétaire de la Commission des 8 heures, précisait alors : La question des 8 heures ne doit être envisagée par nous que comme un tremplin des­tiné à intensifier pendant un certain laps de temps la pro­pagande. Ce n’est surtout là qu’un prétexte à action et agi­tation, un moyen de tenir les esprits en éveil. (Les Temps Nouveaux , le 14 jan­vier 1905).

Jamais une campagne d’action d’une telle ampleur n’avait été préparée avec autant de soin par la classe ouvrière. C’est pendant cette veillée d’armes que les syndicalistes révolutionnaires en vinrent à considérer leur grou­pement, la CGT, comme l’organisation qui, par ses seules forces, était capable de mener le prolétariat à son émancipation. Comme le notera Maurice Dommanget dans son admirable Histoire du Premier Mai  : Il est incontestable que la cons­cience de classe des travail­leurs s’est considérablement renforcée, leur espérance, leur cohésion aussi. Ce n’est pas là des résultats que les statistiques les mieux faites peuvent déceler. Cinq mois à peine après ce 1er mai mé­morable, ce sera, le 8 octobre 1906, le Congrès d’Amiens, où le syndicalisme se définira lui-­même en tant que mouve­ment autonome ouvrier.

 

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Cet article de Michel Auvray est extrait du numéro 32 d’Agora daté d’avril-mai 1986. Tous les numéros d’Agora (1980-1986) - Sur le site Fragments d’Histoire de la gauche radicale.