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He Yinzhen : « À propos de la revanche des femmes. Première partie, les instruments de la domination masculine sur les femmes »

dimanche 24 octobre 2021, par He Yinzhen (CC by-nc-sa)

He Yinzhen (1884-1920) est une anarchiste chinoise, épouse d’un membre éminent du groupe anarchiste de Tokyo, Liu Shipei, et rédactrice dans le journal Tianyi bao (« Principes naturels »), auteure de nombreux articles et essais. Ici elle évoque un contexte particulier, celui des dernières années de la dynastie Qing, dirigée par des mandchou — peuple du Nord-Est — et non par les Han, dernières années avant le renversement du pouvoir et le début de la République de Sun Yat-sen en 1911. Elle y évoque le danger de la récupération nationaliste et xénophobe de la lutte contre le pouvoir autoritaire et l’oppression des femmes dans ce contexte. Elle en profite aussi pour relire l’histoire de la Chine à l’aune de l’anarcho-fiéminisme.

Je m’adresse aux femmes de ce pays : ne vous est-il jamais venu à l’esprit que les hommes sont nos pires ennemis ? Êtes-vous seulement conscientes que les hommes nous ont soumises durant des milliers d’années ? Les anciens disaient que ceux qui abusent de moi ne peuvent qu’être mon ennemi. C’est pourtant ainsi que les hommes ont traité les femmes, et il n’y a pas une seule femme qui ne fût maltraitée par un homme. De ce fait, il n’y a pas une seule femme qui ne nourrit de rancune envers les hommes. Les critiques comparent cette situation à la soumission politique d’un sujet à son prince, mais j’ose m’y opposer. Il est vrai que les hommes peuvent

être oppressés, et doivent se soumettre à un groupe donné, au pouvoir d’un roi, à des capitalistes. Mais quand cela arrive, ceux qui dominent et ceux qui sont dominés sont, dans les deux cas, des hommes. La domination des hommes sur les femmes est d’une tout autre nature. On ne peut nier qu’une impératrice occupe une position élevée et prestigieuse, mais elle ne remet jamais en question sa propre soumission à un homme (aux hommes). À l’autre extrémité de la hiérarchie, on trouve aussi des mendiants dont la position sociale ne peut être plus basse, mais même une mendiante ne remettra en question sa soumission à un homme (aux hommes). Cette situation n’est nullement confinée dans le passé, et est toujours aussi prévalente dans le monde d’aujourd’hui. Ce n’est pas non plus une situation uniquement chinoise, puisque cela se passe également dans d’autres contrées. Je ne soulèverais pas cette question si les femmes étaient considérées comme une espère non-humaine. Mais puisqu’on nous inclut dans l’humanité, comment pouvons-nous tolérer cette oppression jour après jour sans songer à résister ?

Le niveau de conscience de soi parmi les femmes chinoises est souvent très bas, et celles qui se sont hissées plus haut se ruent pour ramasser les miettes du discours fallacieux des hommes à propos de la révolution raciale. Il n’y a aucune doute quant au fait que le pouvoir mandchou de la dynastie Qing doit être renversé, mais je voudrais faire remarquer qu’un régime ou souverain Han serait un désastre bien pire encore que ceux imposés par le pouvoir étranger. Je pense que plus un régime dominé par les Han est puissant, pires seront l’oppression des femmes et les injustices commises contre nous.

Pendant longtemps, les Han ont vénéré l’Empereur Jaune comme l’ancêtre de notre peuple. L’Empereur Jaune avait une vingtaine d’épouses, qui donnèrent naissance à vingt-cinq fils. Douze d’entre eux portèrent des noms de famille différents, qui indiquaient l’origine matrilinéaire. Après cela, les rois Shun et Wen devinrent les grands sages de la Chine. Shun eut trois épouses, tandis que Wen aurait prétendument eu une centaine de fils. Cela semble attester de la prédominance de la polygamie des hommes chez les Han. L’empereur Wu de la dynastie des Han (156-87 avant J-C), reconnu pour ses prouesses militaires, exploita et viola cruellement des femmes, aussi terrible qu’un monstre. Il n’épargna pas même la vie de ses épouses, lorsqu’il établit la règle selon laquelle toute reine ou épouse royale dont le fils avait été nommé héritier direct au trône devait être mise à mort. L’empereur fondateur de la dynastie des Ming (Zhu Yuanzhang) construisit toute son illustre carrière sur l’expulsion des envahisseurs mongols. Il est aussi resté dans la mémoire collective pour avoir dit que « si je ne devais ma propre vie à une femme, je me serais bien débarrassé de toutes les femmes ».

Cette histoire ne prouve-t-elle pas assez clairement qu’il n’y eut un seul souverain Han qui ne fut l’ennemi des femmes ? Si on admet que chaque souverain Han a été notre ennemi, il n’y a plus de raison pour que notre révolution s’arrête à la simple abolition de la domination étrangère. Nous devons pousser plus loin et nous opposer à la domination politique d’un souverain (masculin) Han et le renverser également. La raison pour laquelle nous voulons mettre fin à la domination mandchoue actuelle est que ce peuple étranger a imposé sa tyrannie sur nous, les femmes. Il a permis aux hommes d’exercer leur pouvoir au sein du gouvernement et d’étendre leur contrôle au sein du système bureaucratique de ce pays. C’est pourquoi la révolution visant à renverser le gouvernement mandchou devrait incomber aux femmes. Si on se laisse guider par le langage xénophobe pour répondre au discours de certains hommes, on fera comme les hommes Han qui ont, de fait, aidé le gouvernement mandchou, en voulant lutter contre d’autres étrangers. Quelle différence cela ferait, alors ? Nous nous battons contre ce régime étranger surtout parce qu’ils nous ont imposé leur tyrannie, et non parce qu’ils sont étrangers.

Tous les régimes de despotes doivent être renversés. Même lorsque un État despotique décide d’adopter une constitution ou de se transformer en État républicain, c’est la responsabilité de chacun d’entre nous de renverser le gouvernement qu’ils essaient d’établir. Pour mettre sur pied un gouvernement républicain, ils importeraient l’arsenal de la domination politique ; et cet arsenal ne pourra que tomber entre les mains des hommes. Ce ne sera pas très différent du despotisme. Même si les femmes et les hommes tiennent le pouvoir ensemble, ils ne partageraient pas le pouvoir politique de manière égale, et il y aurait toujours une distinction entre ceux qui exercent le pouvoir et ceux qui en sont victimes. On ne peut alors parler de justice, tant que des femmes continuent à être dominées par des hommes, et on ne pourrait pas davantage parler de justice tant que des femmes se voient imposer la volonté d’autres femmes. Nous devons, à terme, abolir tous les gouvernements. Et ce n’est que lorsque nous nous serons débarrassés de tous les gouvernements que des hommes pourront obtenir des droits égaux par rapport aux autres hommes, et que les femmes pourront être faites les égales des autres femmes, et qu’ainsi les hommes et les femmes seront mis sur un pied d’égalité. N’est-ce pas là la vérité universelle ?

Pour se débarrasser des gouvernements, nous devons considérer la possibilité d’une possession commune de la propriété. Mon argument est que le fossé social entre riches et pauvres prend source dans l’existence de la structure de classes ; contrairement à se borner à l’idée selon laquelle les riches abandonnent leur humanité en réduisant les pauvres à l’esclavage comme ils le font, nous devons chercher l’explication au sein de cette structure de classes. Prenez les riches en Chine par exemple. Les femmes sont souvent considérées avec le plus grand mépris par la classe des riches. Plus la famille d’un homme est riche, plus il possède de concubines ; plus un homme accumule de richesses, plus son comportement est licencieux. La plupart de ceux qui vont dans les maisons closes et rendent visite aux prostituées sont des hommes riches. Tant que la classe des hommes existera, les femmes souffriront toujours du mal qu’ils leur causeront. Pour éradiquer les causes de distribution inégale de richesses entre les hommes et les femmes, les terres comme la propriété doivent être mis en commun. C’est la seule voie qui mènera à l’égalité de tous, pour que les hommes ne puissent pas céder à leurs désirs licencieux lorsque leurs besoins élémentaires sont satisfaits et que les femmes n’aient pas à vendre leurs corps et à s’humilier pour se nourrir.

Suivant cette voie, tous auraient leurs droits restitués et les femmes auront enfin pu faire valoir leurs droits. Souvenez-vous que l’objectif de la lutte des femmes est ni plus ni moins la réalisation de la justice universelle, pour tous. Notre but n’est pas de nous venger auprès des hommes pour tous les maux qu’ils nous ont infligés au cours des ans, ni de les soumettre et les faire obéir à la loi féminine. Peu de femmes en Chine semblent comprendre ceci ; beaucoup échouent à comprendre leur propre situation ou à comprendre comment elles en sont arrivées là.

 

L’histoire de l’anarchisme en Chine remet à la fois en question l’historiographie « traditionnelle » de l’anarchisme – souvent très occidentalo-centrée – et l’historiographie traditionnelle de la Chine. L’anarchisme fut un moment important de l’histoire chinoise : un moment de reformulation des discours politiques et sociaux, d’effervescences d’idées et d’organisations socialistes radicales, enfin de débat sur l’abolition de l’autorité et de l’oppression – que ce soit le féodalisme, le patriarcat, l’impérialisme ou le capitalisme.
Et ce bien avant la naissance du parti communiste en 1921 et sa victoire en 1949... Quelle est l’histoire de ce mouvement ?
Quel a été son rôle dans l’histoire du pays et l’histoire révolutionnaire chinoise ?
Groupe de lectures du CIRA, septembre 2017
Histoire de l’anarchisme en Chine - PDF
Centre International de Recherches sur l’Anarchisme (CIRA)
Avenue de Beaumont 24 – 1012 Lausanne – Suisse

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