Accueil > PARTAGE NOIR - Brochures > Portraits > Voltairine de Cleyre (1866-1912) > De l’Action directe - Les luttes actuelles contre l’esclavage salarié

De l’Action directe - Les luttes actuelles contre l’esclavage salarié

vendredi 30 avril 2021, par Voltairine de Cleyre (CC by-nc-sa)

Nous subissons maintenant l’oppression dans ce pays — et pas seulement ici, mais dans toutes les parties du monde qui jouissent des bienfaits fort contrastés de la civilisation. Et de même que l’ancien esclavage, le nouveau provoque à la fois des actions directes et des actions politiques. Une fraction de la population américaine produit la richesse matérielle qui permet à tous de vivre ; exactement de la même façon que quatre millions d’esclaves noirs entretenaient la foule de parasites qui les commandaient. Aujourd’hui ce sont les travailleurs agricoles et les ouvriers d’industrie.

A travers l’action imprévisible d’institutions qu’aucun d’eux n’a créées, mais qui sévissent depuis leur naissance, ces travailleurs, la partie la plus indispensable de toute la structure sociale, sans le travail desquels personne ne pourrait ni manger, ni s’habiller, ni se loger, ces travailleurs, disais-je, sont justement ceux qui disposent du moins de nourriture, de vêtements et des pires logements — sans parler des autres bienfaits que la société est censée leur dispenser, comme l’éducation et l’accès aux plaisirs artistiques.

Ces ouvriers ont, d’une façon ou d’une autre, joint leurs efforts pour que leur condition s’améliore ; en premier lieu par l’action directe, en second lieu par l’action politique. Nous avons des groupes comme la Grange [1], les Farmers’ Alliances [2], les coopératives, les colonies expérimentales, les Knights of Labor [3], les syndicats et les Industrial Workers of the World. Tous ont organisé les travailleurs pour alléger le poids de l’exploitation, pour des prix meilleur marché, des conditions de travail moins catastrophiques, et une journée de travail un peu plus courte ; ou contre une réduction de salaire, la détérioration des conditions de travail ou l’allongement des horaires.

Aucun de ces groupes, à part les IWW, n’a reconnu qu’il existe une guerre sociale et qu’elle se poursuivra tant que se perpétueront les conditions sociales et juridiques actuelles. Ils ont accepté les institutions fondées sur la propriété privée, telles qu’elles étaient. Ces organisations regroupent des gens ordinaires, aux aspirations ordinaires, et elles ont entrepris de faire ce qu’il leur semblait possible et raisonnable d’accomplir. Lors de la création de ces groupes, ces militants ne se sont pas engagés sur un programme politique particulier, ils se sont associés pour mener une action directe, décidée par eux-mêmes, offensive ou défensive.

Il y a vingt-deux ans, j’ai rencontré des militants des Farmers’ Alliances, des Knights of Labor et des syndicalistes qui m’ont dit cela. Ils voulaient lutter pour des objectifs plus larges que ceux que proposés par leurs organisations ; mais ils devaient aussi accepter leurs camarades de travail comme ils étaient, et essayer de les inciter à lutter pour des objectifs immédiats qu’ils percevaient clairement : prix plus justes, salaires plus élevés, conditions de travail moins dangereuses ou moins tyranniques, semaine de travail moins longue. A l’époque où sont nés ces mouvements, les travailleurs agricoles ne pouvaient pas comprendre que leur lutte convergeait avec le combat des ouvriers des usines ou des transports ; et ces derniers ne voyaient pas non plus leurs points communs avec le mouvement des paysans. D’ailleurs, même aujourd’hui, peu d’entre eux le comprennent. Ils doivent encore apprendre qu’il n’existe qu’une seule lutte commune contre ceux qui se sont approprié les terres, les capitaux et les machines.

Malheureusement les grandes organisations paysannes ont gaspillé leur énergie en s’engageant dans une course stupide au pouvoir politique. Elles ont réussi à prendre le pouvoir dans certains États, mais les tribunaux ont déclaré que les lois votées n’étaient pas constitutionnelles, et toutes leurs conquêtes politiques ont été enterrées. A l’origine, leur programme visait à construire leurs propres silos, y stocker les produits et les tenir à l’écart du marché jusqu’à ce qu’ils puissent échapper aux spéculateurs. Ils voulaient aussi organiser des échanges de services et imprimer des billets de crédit pour les produits déposés afin de payer ces échanges. Si ce programme d’aide mutuelle directe avait fonctionné, il aurait montré, dans une certaine mesure, au moins pendant un temps, comment l’humanité peut se libérer du parasitisme des banquiers et des intermédiaires. Bien sûr, ce projet aurait fini par être liquidé, à moins que sa vertu exemplaire n’ait bouleversé tellement l’esprit des hommes qu’il leur ait donné envie de mettre fin au monopole légal de la terre et des capitaux ; mais au moins ce projet aurait eu un rôle éducatif fondamental. Malheureusement, ce mouvement poursuivit une chimère et se désintégra surtout à cause de sa futilité.

Les Knights of Labor sont eux aussi devenus pratiquement insignifiants, non pas parce qu’ils n’ont pas eu recours à l’action directe, ni parce qu’ils se sont mêlés de politique, mais parce qu’il s’agissait d’une masse d’ouvriers trop hétérogène pour réussir à conjuguer efficacement leurs efforts.


[1National Grange of the Patrons of Husbandry : association de fermiers créée en 1867 et qui prit de l’ampleur après la crise agricole de 1873, durant laquelle les prix agricoles chutèrent considérablement. La Grange était organisée en sections où les femmes étaient admises à égalité avec les hommes. Les Grangers luttaient contre l’endettement et les tarifs de fret élevés pratiqués par les compagnies de chemin de fer. Le mouvement fut important dans l’Iowa, le Minnesota, le Wisconsin et l’Illinois où des lois furent votées en faveur des agriculteurs, mais balayées par le lobbying des chemins de fer auprès de la Cour suprême. Le mouvement atteignit son apogée en 1875, regroupant près de 20 000 membres, puis déclina au profit d’autres forces comme le Greenback Party des années 1870, les Farmers Alliances des années 1880 et le Populist Party des années 1890. La Grange montra que les fermiers pouvaient s’organiser et avoir un rôle politique.

[2La Southern Farmers Alliance fut fondée au Texas en 1875 et la Northern Farmers Alliance à Chicago en 1880. Les coopératives qu’elles créèrent firent faillite et les Alliances se tournèrent vers la politique politicienne pour former le People’s or Populist Party, parti qui réclamait à la fois le droit de vote des femmes et l’arrêt de l’immigration, dénonçait la ploutocratie (« les banquiers, les actionnaires, les grandes sociétés capitalistes ») mais aussi les Noirs, les Juifs et les catholiques (!), et qui réclamait la journée de 8 heures. Le populisme est une des plaies de la vie politique américaine, comme en témoigna encore la campagne de Clinton en 1992 qui prétendit défendre en priorité les intérêts du peuple — avec le résultat catastrophique que l’on connaît.

[3Knights of Labor. Organisation au départ clandestine, fondée en 1869 et qui regroupa jusqu’à 700 000 « producteurs » : ouvriers, petits commerçants et paysans. Son objectif était de remplacer le capitalisme par des coopératives ouvrières. Son influence déclina à partir de 1886.